Montaigne en Angleterre

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Montaigne en Angleterre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 17 (p. 115-150).
MONTAIGNE EN ANGLETERRE


I

On sait combien a été profonde l’influence de Montaigne en France. Plus de cent éditions des Essais y ont été publiées depuis la mort de leur auteur. Les générations successives y ont puisé tour à tour les enseignemens qui leur convenaient, chacune les interprétant à sa manière, celle-ci cherchant en Montaigne un modèle de sagesse pratique, celle-là faisant de lui un sceptique, cette autre encore considérant en lui surtout l’artiste et le dilettante. Elles l’ont ainsi sans cesse refait à leur image et comme habillé à la mode du jour, si bien que, en dépit de sa langue vite vieillie qui tendait à le reléguer dans le passé, sa pensée est toujours restée vivante et agissante parmi nous. A toutes les époques il a compté de nombreux disciples et l’on n’ignore plus aujourd’hui que beaucoup de grands écrivains comme Charron, Pascal, Bayle, Voltaire, Rousseau, d’autres encore, ont contracté, des dettes importantes, quoique de nature très différente, envers les Essais.

Ce qu’on sait moins, c’est que hors de France, en Angleterre, cette influence de Montaigne a été, je ne dirai pas égale à ce qu’elle était chez nous, mais encore très considérable. C’est un fait bien digne d’attention que la faveur dont il a toujours joui auprès du public anglais, disons même du public anglo-saxon, car, par la voix d’Emerson, l’Amérique lui a payé, elle aussi, un large tribut d’admiration. Tandis que les écrivains allemands, italiens et espagnols ne citent que rarement son nom, on le retrouve partout dans la littérature anglaise, et son influence y est sensible sur plusieurs auteurs. Je ne dirai pas qu’en Allemagne les admirateurs ont manqué à Montaigne : il en a eu et de fort grands. Un individualiste comme Nietzsche, qui faisait de la culture du moi le précepte unique de la morale, et qui n’a jamais écrit que des compositions détachées à la manière d’essais, ne pouvait pas manquer de l’apprécier hautement. Ni Schopenhauer, ni Gœthe ne l’ont méconnu. Mais, en général, avec un de leurs historiens de la philosophie, les Allemands voient volontiers en lui un esprit ouvert, une belle intelligence à la française, non un philosophe. Les Anglais, au contraire, le considèrent volontiers comme l’un des plus puissans excitateurs de la pensée moderne, et, avec Hallam, ils saluent en lui l’un des plus grands maîtres de la littérature européenne.

En Allemagne, plus d’un siècle et demi s’est écoulé avant qu’il ne rencontrât un traducteur, et c’est seulement au milieu du XVIIIe siècle, au temps où la philosophie de Voltaire mettait le scepticisme français à la mode dans les petites cours allemandes, que Boden le mit à la portée de ses compatriotes. Dès 1603, c’est-à-dire huit ans seulement après la publication de la première édition complète, Florio avait déjà traduit les Essais en anglais, et, si nous l’en croyons, sept ou huit de ses compatriotes avaient avant lui tenté la même entreprise. Sitôt que la traduction de Florio parut vieillie de tour, avant même la fin du XVIIe siècle, car les livres vieillissaient vite en ce temps où la langue et le goût se transformaient plus rapidement qu’aujourd’hui, elle fut remplacée par une autre, la célèbre traduction de Charles Cotton. Celle-ci fut réimprimée jusqu’à neuf fois en moins d’un siècle, et à diverses reprises elle a été profondément remaniée, rajeunie, adaptée au goût des contemporains, ce qui montre qu’en Angleterre jamais le public n’a fait défaut aux Essais, et qu’ils n’ont pas été confinés à un petit cercle d’érudits, mais qu’ils ont participé à la vie intellectuelle de la nation.

Non seulement l’Angleterre a réservé à Montaigne un accueil qu’il n’a rencontré dans aucun autre pays, mais dans toute notre littérature, souvent si goûtée au delà de la Manche, je ne pense pas qu’un de nos écrivains y ait exercé une influence égale à la sienne. Je n’oublie ni Rabelais, dont le rire inextinguible a éveillé de nombreux échos en Angleterre, ni Ronsard dont M. Sidney Lee nous a montré l’influence sur les poètes de l’époque d’Elisabeth, ni Pascal qui a eu ses fervens au delà de la Manche. Je ne méconnais pas non plus l’action d’un Boileau sur Pope et sur ses amis, celle d’un Corneille, d’un Racine ou d’un Molière sur les Dryden, les Congreeve, les Wicherley. Ces hommes-là ont imposé leur idéal esthétique aux classiques de l’Angleterre, et les œuvres les plus illustres de l’époque plongent par leurs racines dans la littérature française. Elles s’expliquent par les modèles français qui fascinaient l’imagination de leurs auteurs. Mais Boileau ne proposait à ses disciples que des formules d’art, et on ne lui empruntait guère qu’une esthétique. Montaigne, au contraire, s’insinuait au plus profond de l’âme, il inspirait des principes de pensée et d’action, contrôlait en chacun les raisons de croire et d’agir et aspirait à gouverner jusqu’aux moindres détails de la conduite. Ce n’est pas tout : l’influence de la plupart de nos écrivains a été très passagère. Une génération s’est éprise d’eux, mais, elle passée, leurs œuvres sont tombées dans l’oubli. Les classiques disparus, Boileau a cessé de déterminer l’esthétique des genres, et un idéal nouveau s’est substitué à celui qu’il avait inspiré. Montaigne, au contraire, semble avoir été lu, étudié, imité bien au delà du temps où l’esthétique de la Renaissance a prévalu, à toutes les époques, par des écrivains de tempérament et d’esprit très différens. Il a eu l’honneur de devenir l’un des classiques de l’Angleterre.

D’où donc a pu lui venir cette faveur particulière et par quelles vertus s’est-il acquis cette place exceptionnelle ? Il serait piquant de le démêler. Les critiques anglais ont bien reconnu le fait. Déjà Bayle Saint John, dans son ouvrage sur Montaigne paru en 1857, avouait qu’aucun écrivain français n’avait eu autant d’influence sur la littérature anglaise, et une foule de comptes rendus dans des revues et des journaux approuvaient et corroboraient cette assertion. Mais s’il s’agit de l’expliquer, plutôt que de se livrer à de minutieuses enquêtes, on trouve plus simple de recourir à des hypothèses aventureuses. La plus élémentaire, celle qui donnait satisfaction à la loi du moindre effort, en même temps qu’à l’amour-propre anglo-saxon, n’était-elle pas de supposer que Montaigne était Anglo-Saxon, que les Anglo-Saxons avaient retrouvé en lui l’un des leurs ? On n’a pas manqué de la formuler, ou, si l’on ne pouvait pas aller jusqu’à faire naître Montaigne en Angleterre, on a prétendu du moins qu’il avait eu des Anglais parmi ses ascendans. La loi si commode de l’atavisme, d’un coup de sa baguette de fée, éclairait tout le mystère. Avec elle, une goutte de sang suffit à tout expliquer, à concilier les contradictions, et à dispenser de longues et pénibles recherches. Montaigne n’avait- il pas écrit quelque part que la nation anglaise est « une nation à laquelle ceux de son quartier ont eu autrefois une si privée accointance qu’il reste encore en sa maison aucunes traces de leur ancien cousinage ? »

N’y avait-il pas là de quoi persuader les plus exigeans ? Malheureusement on a recherché les ancêtres de Montaigne, et si l’on a pu reconnaître dans ses veines un sang assez mêlé, jusqu’à du sang de juifs portugais, on n’y a pas pu découvrir la moindre goutte de sang anglais. Chassés de leurs positions, les critiques se sont alors rejetés des explications physiologiques aux explications psychologiques, qui ont l’avantage d’échapper un peu plus au contrôle des faits et de laisser plus de place aux fantaisies individuelles, et ils ont affirmé qu’à défaut de sang anglo-saxon, Montaigne avait du moins le caractère anglo-saxon. : Je le veux bien, mais encore faudrait-il nous montrer en quoi Montaigne est Anglo-Saxon. Chacun définissant à sa manière le caractère anglo-saxon, et d’autre part l’âme très complexe de Montaigne se prêtant à des interprétations variées, il est par trop aisé de profiter de tant d’obscurité. M. Saintsbury, il est vrai, a cherché à préciser un peu, mais son essai de précision n’est pas parfaitement convaincant. On connaît l’anecdote si diversement interprétée qui nous montre Montaigne, au moment de quitter la mairie de Bordeaux, renonçant à venir en personne dans la ville remettre ses pouvoirs aux jurats, afin de ne pas s’exposer tout à fait inutilement à la contagion de la peste. Conformément à une tradition dont l’inexactitude est depuis longtemps reconnue, M. Saintsbury voit là un acte de bas égoïsme, de cynique lâcheté, et, comme il rencontre plusieurs aventures d’un égoïsme non moins lâche dans l’histoire de l’Angleterre au XVIIe siècle, voilà démontrée pour lui l’identité du caractère de Montaigne avec le caractère anglais.

Si nous voulons savoir par quelles qualités Montaigne a conquis le public anglo-saxon et s’est attiré tant d’hommages, il sera prudent peut-être de renoncer à ces interprétations fantaisistes. Mieux vaudra nous demander ce qu’à chaque époque on a loué en lui, pourquoi on l’a lu, pourquoi on l’a admiré, ce qu’on a retenu de ses leçons, ce qu’on a imité de lui. Aidés par les recherches récentes d’Upham, de Crawford, de miss Grâce Norton[1], nous suivrons ainsi pas à pas l’histoire de son influence en Angleterre, qui n’a pas encore été retracée. Nous constaterons, je crois, que, en Angleterre comme en France, son succès ne s’explique pas par une vertu particulière, mais qu’aux diverses époques on l’a diversement compris ou tout au moins qu’on a semblé goûter en lui des qualités différentes.


II

Au début, le succès fut des plus rapides. On n’attendit pas même que la traduction de Florio fût publiée (1603) pour emprunter à Montaigne le titre si original de son livre, ce titre d’Essais dont nul écrivain avant lui n’avait fait usage dans aucune langue. Trois recueils anglais d’Essais avaient déjà paru en 1603 ; ceux de Bacon, de Cornwallis et de Robert Jonson. C’est que d’abord, à cette époque, presque tous les hommes un peu instruits en Angleterre comprenaient le français, et, suivant toute vraisemblance, c’est dans le texte français que l’œuvre de Montaigne fut révélée à Bacon. Et puis des fragmens de la traduction Florio impatiemment attendue circulèrent vite en manuscrit, ainsi que nous l’atteste Cornwallis, qui ne lisait pas le français, et qui nous dit longuement sa grande admiration pour son devancier et sa reconnaissance envers le traducteur. Quand parut le gros in-folio anglais, le nom de Montaigne put se répandre dans des cercles plus étendus. A nos yeux, c’est une médiocre traduction que celle de Florio : infidèle, fantaisiste, pleine de faux goût, atteinte jusque dans sa moelle par la contagion du bel esprit, de l’euphuïsme qui sévissait alors. Florio n’a rien de l’abnégation soumise que nous réclamons aujourd’hui des traducteurs. Il intervient sans cesse, il collabore avec son auteur, il ajoute un bout de phrase, corrige une expression, embellit partout le style, qui lui paraît toujours trop dépourvu d’ornemens. Il arrondit la période en la bourrant d’adjectifs, de verbes, d’adverbes, qui répètent d’autres adjectifs, d’autres verbes, d’autres adverbes, sans rien ajouter au sens. Le goût des épithètes va chez lui jusqu’à la manie, il lui en faut partout, et spécialement il est ravi par les adjectifs composés que, à l’exemple de notre Pléiade, les poètes anglais avaient mis à la mode. Quand Montaigne parle de « l’œil du soleil, » il traduit « l’œil tout-voyant (all-seeing) du soleil. » Il commente au moyen de périphrases les termes savans, explique à son public ce que c’est qu’ostracisme, que pétalisme, enchâsse dans les phrases de Montaigne des métaphores qui sentent le terroir anglais, des proverbes populaires que Montaigne n’a jamais connus. Mais qu’importent tant d’inexactitudes ? Florio n’écrivait pas pour des maîtres d’école appelés à examiner son œuvre à la loupe. Sa traduction était vivante, pleine d’animation, d’entrain, comme une œuvre originale, allégée de toutes les lourdeurs d’un pédantisme scrupuleux. Ses défauts qui nous choquent le plus étaient alors comptés pour des qualités : ses proverbes, ses mots populaires, ses gloses rendaient les Essais plus accessibles à des Anglais. D’un livre étranger ils faisaient un livre national, senti et goûté par les Anglais comme un de leurs livres à eux. Même ces insupportables amoncellemens d’adjectifs et ces redoublemens de termes oisifs flattaient le goût des contemporains. Par ses infidélités mêmes Florio a servi la mémoire de Montaigne : il l’a fait lire. Vite, nous dit M. Sidney Lee, son nom devint un des mots domestiques (a household word) dans l’Angleterre d’alors, presque aussi rapidement qu’il devenait en France l’idole du monde éclairé. De toutes les traductions d’ouvrages profanes publiées au siècle d’Elisabeth, seule, dit M. Saintsbury, la traduction de Plutarque par North peut prétendre à une influence comparable à celle du Montaigne de Florio. Dans une de ses pièces qui fut représentée en 1605, deux ans seulement après la publication de la traduction de Florio, dans le Volpone, Ben Jonson déclare que les auteurs de son temps pillent Montaigne à qui mieux mieux, et, voulant promettre un grand succès à l’italien Guarini, il augure à ses dépens un pillage semblable à celui dont Montaigne est l’objet.

C’est que, dans ce temps épris de l’antiquité, Montaigne avait au plus haut point le mérite d’être tout pénétré des leçons des anciens. Ses Essais étaient remplis de leurs enseignemens, d’anecdotes, de bons mots que leurs œuvres nous ont transmis, de leur esprit surtout, et chez lui anecdotes, maximes, enseignemens étaient comme triés à l’usage d’un homme de la Renaissance, commentés aussi, expliqués, mis en valeur comme « en place marchande. » Il offrait comme un choix parmi tous les trésors de l’antiquité retrouvée, un choix qui se substituait fort avantageusement aux sources puisqu’il laissait tomber toutes les parures démodées et désormais inutilisables. C’était l’œuvre d’un homme avant tout occupé de problèmes pratiques, qui dégageait à l’usage de ses contemporains les enseignemens les plus solides que les anciens nous ont laissés touchant l’art à l’étude duquel ils se sont le plus passionnément attachés, l’art de « bien vivre et de bien mourir. » Pour un peuple dont on a toujours loué le sens pratique et que les problèmes de la morale ont toujours préoccupé, le livre de Montaigne ne pouvait manquer d’être d’un vif intérêt. Il présentait la plus vaste enquête sur l’homme qu’on eût encore entreprise, et l’expérience personnelle de l’auteur, très riche et très diligemment exploitée, s’ajoutait à une vaste information interprétée par un jugement d’une extrême prudence. Par surcroît, le style de Montaigne si imagé, si coloré, si riche en métaphores qui emplissent pour ainsi dire tous les sens à la fois, était singulièrement fait pour plaire aux hommes de la Renaissance anglaise, aux contemporains de Shakspeare et de Bacon.

La glorieuse originalité de la Renaissance anglaise réside incontestablement dans l’éblouissant épanouissement de son théâtre national. Presque soudainement a jailli de terre une magnifique floraison de drames tragiques et comiques, et la sève qui l’épanouissait était si vigoureuse que, pendant une soixantaine d’années (1580-1640), elle s’est incessamment renouvelée, produisant avec une prodigieuse puissance quelque deux mille œuvres parmi lesquelles se trouvent plusieurs des plus admirables créations dramatiques de l’esprit humain. Le drame anglais ne procède évidemment pas de Montaigne qui n’a jamais écrit pour le théâtre. C’est un produit du génie anglais fertilisé par les exemples de l’antiquité et de l’Italie. Il est intéressant toutefois de noter que les dramatiques anglais semblent avoir goûté les Essais et y avoir puisé quelquefois avec profit. On aurait pu le deviner à l’éloge de Ben Jonson que je rappelais tout à l’heure. Mais une indiscutable démonstration en a été fournie récemment : on a relevé dans trois pièces de Marston écrites entre 1605 et 1607 jusqu’à cinquante passages qui sont directement imités des Essais. Ils se partagent à peu près également entre deux comédies, The Dutch courtezan (1605) et The fawne (1606), et une tragédie., la Sophonisba (1607). Le doute ici n’est pas permis : certaines phrases sont presque textuellement empruntées à la traduction de Florio. Marston ne les modifie que pour les plier au mètre du vers.

Chez Webster aussi on a relevé plus de vingt emprunts qui ne sont pas moins certains. Ils se rencontrent dans ses deux grands chefs-d’œuvre, Le Diable blanc et La Duchesse de Malfi. « Le mariage, dit Webster, ressemble à une volière dans un jardin : les oiseaux qui sont au dehors sont désespérés de n’y pouvoir entrer, et ceux qui sont dedans sont désespérés et consumés par la peur de n’en pouvoir jamais sortir. » Et cette comparaison est de Montaigne, transcrite presque mot à mot d’après Florio. De Montaigne encore, et du meilleur, l’observation que voici : « On pourrait penser que les âmes des princes sont conduites par des motifs de plus de poids que celles des moindres gens. Ce serait une erreur : ils sont de la même fabrication, les mêmes passions les agitent, la même raison qui pousse un vicaire à aller en justice pour un cochon et à ruiner ses voisins les pousse à dévaster une province entière et à détruire de bonnes villes avec leur canon. »

Ce que Marston et Webster empruntent à Montaigne, ce sont bien des souvenirs de l’antiquité, des observations morales ou psychologiques, et les expressions piquantes dont il sait bien souvent les revêtir. Quand on songe à la somme d’expérience qui est amoncelée dans les Essais, on ne s’étonne point qu’un tel livre ait séduit les dramaturges, « Si Montaigne, a dit un critique, avait été un poète dramatique, et s’il avait attribué ses multiples aperçus à des caractères individualisés et appropriés, allant du pontife de Rome à une prostituée et d’un philosophe stoïque à un vil bouffon, quelle vaste galerie de portraits nous aurions eue ! » On trouvait dans les Essais de quoi animer un monde de personnages dramatiques, il était naturel que des poètes fussent tentés d’y puiser. Quel amas d’opinions de philosophes, de croyances variées, de coutumes surprenantes, d’anecdotes, de remarques sur la vie de chaque jour ! Montaigne ne fournit pas des intrigues, des aventures aux tragiques dénouemens qui donnent le frisson, comme un Bandello en propose à Shakspeare, mais il enseigne à bâtir et à faire vivre des personnages. Marston nous présente un bouffon qui a si bien étouffé en lui la nature sous la constante attitude de la plaisanterie, que, condamné à mort, il plaisante encore au moment de l’exécution : « Je vous en prie, dit-il à son bourreau, ne me conduisez point à l’échafaud par Cheapside, je dois de l’argent à maître Burnish, le maréchal, et je tremble qu’il ne mette un huissier à mes trousses. » Ce bouffon-là vient de Montaigne en ligne directe. Les sentimens en matière de sincérité politique qui animent un des personnages de la Sophonisba sont précisément, et exprimés dans les mêmes termes, ceux dont Montaigne fait profession dans son essai De l’honneste et de l’utile, car il était naturel que l’auteur qui se peint si complaisamment dans son œuvre servit de modèle plus encore que les silhouettes qu’il trace çà et là. Dans la comédie The Fawne, les conseils du Duc Hercule au mari trompé sont encore tout inspirés des conseils de Montaigne, directement imités de la sagesse dont, à ce qu’il nous assure, il aurait fait preuve en pareilles circonstances.

Ces emprunts, que des ressemblances verbales nous révèlent, permettent de supposer beaucoup d’autres suggestions plus discrètes, et il est bien probable que non seulement Marston et Webster, mais encore d’autres poètes de leur groupe ont lu les Essais avec un intérêt très particulier, et ont enrichi leurs créations de l’expérience de Montaigne. On aimerait à penser que le maître du chœur est de ce nombre. Il est glorieux d’avoir inspiré Webster, le premier peut-être de cette illustre pléiade après Shakespeare et Ben Jonson[2], mais il le serait bien davantage d’avoir inspiré Shakspeare. L’hypothèse est permise. Dans l’une de ses dernières pièces, dans La Tempête, un passage de Gonzalo qui trace le plan d’une cité idéale est presque textuellement transcrit du Montaigne de Florio. Cet emprunt indéniable prouve au moins que Shakspeare a pratiqué Montaigne. Rapproché des faits que nous citions tout à l’heure, il ne laisse pas de créer des présomptions en faveur d’une influence plus profonde : Shakspeare n’aurait-il pas fait comme les camarades Marston et Webster ? Les critiques ont prétendu le prouver avec un grand appareil d’érudition. Ils se sont faits fort de relever dans les drames de Shakspeare un nombre considérable de réminiscences des Essais. Des Allemands en particulier se sont livrés à ce sport, et comme tout pour eux était réminiscence, comme toute idée générale exprimée à la fois par Montaigne et par Shakspeare prouvait à leurs yeux une lecture de Montaigne par Shakspeare, ils n’ont pas manqué de récolter une ample moisson. Malheureusement ces passages parallèles, relevés au prix d’un prodigieux labeur dans les deux œuvres, n’emportent pas la conviction. Des théories qu’on construit sur une base aussi fragile ne peuvent avoir aucune solidité. Ceux-ci voient dans le personnage d’Hamlet le portrait de Montaigne, et dans la pièce qui porte son nom la critique de sa philosophie. Shakspeare aurait voulu confondre son scepticisme en montrant qu’il confine à la folie et en lui opposant dans un sentiment de fierté nationale le robuste bon sens de la race anglaise. Pour ceux-là, pour le professeur Robertson en particulier, l’influence de Montaigne sur le développement du génie de Shakspeare serait inappréciable. Si ce génie s’est haussé dans les premières années du XVIIe siècle jusqu’à des cimes qu’il n’avait point encore approchées, si les pièces de cette époque laissent de si loin derrière elles ses productions antérieures, nous le devrions à la traduction de Florio. C’est elle qui lui aurait vraiment révélé les civilisations anciennes qu’une culture trop superficielle ne lui avait permis que d’entrevoir jusqu’alors. Ressuscitées par la baguette magique de Montaigne, elles lui seraient apparues dans toute leur richesse ; et il serait entré en contact direct, presque en relation personnelle avec tant de héros dont l’histoire a immortalisé les hauts faits ; il aurait appris à pénétrer et comme à revivre tant de doctrines philosophiques qui lui ont ouvert en tous sens des horizons infinis sur la valeur et sur la portée de la vie humaine. Quelque flatteuses que puissent être pour notre orgueil national de semblables théories, force nous est de les reléguer dans le domaine des hypothèses invérifiées, et probablement invérifiables, disons plus : des hypothèses très aventureuses. Nous ne pouvons affirmer qu’une chose : que Shakspeare a lu Montaigne, et qu’il s’en est inspiré au moins une fois, et supposer que son génie a su tirer profit de la rencontre d’un pareil moraliste.

Quelle que soit l’étendue de sa dette, Shakspeare, comme Marston et Webster, a dû demander à Montaigne moins des leçons pour lui-même que des suggestions pour son art. Ils ne paraissent pas avoir enrichi leur propre personnalité avec les idées qu’ils empruntaient aux Essais, mais plutôt avoir enrichi la personnalité de leurs héros. Shakspeare n’accepte pas pour lui-même l’idéal politique qu’il place dans la bouche de Gonzalo. Mais si les Essais servaient à étoffer des caractères de personnages fictifs pour la scène, ils pouvaient rendre le même office à des hommes vivans, alimenter leur pensée morale, régler leur conception de la vie, les faire bénéficier de toute l’expérience humaine qu’ils avaient emmagasinée. Nous devinons cette influence à lire les écrits de quelques moralistes du temps. Robert Burton, dans son Anatomie de la mélancolie où il nomme jusqu’à sept fois Montaigne, pour analyser et disséquer les passions humaines avec cette minutie dont il a le secret, demande volontiers aux Essais des observations psychologiques de tout genre. Il y enrichit sa connaissance de l’âme humaine de toute la pénétration avec laquelle Montaigne sondait ses propres sentimens. Dans son Cypress’s grove (1623), Drummond of Hawthornden se recueille pour penser à la mort, pour habituer sa raison à la considérer sans terreur, à voir en elle une loi de la nature qu’il est déraisonnable de regarder comme un mal. Ce souci de savoir « accointer la mort » sans émotion était particulièrement vif chez Montaigne, et Montaigne est l’un des maîtres auxquels Drummond, dont la culture était essentiellement française, a demandé la sérénité philosophique. Il transcrit de longs passages de l’Essai « que philosopher c’est apprendre à mourir, » il se pénètre des grands enseignemens de la morale naturaliste que le païen Montaigne devait à Sénèque et à Epicure, de cette soumission à l’ordre universel qui est le grand secret de sa paix intérieure. Sir Thomas Browne dans sa Religion d’un médecin (1643) se rapproche peut-être plus encore de la manière de Montaigne. Il se livre à un véritable examen de conscience, il essaie ses idées, en scrute les fondemens, retourne sa pensée sous toutes les faces pour en éclairer les moindres replis. Son moi est partout, comme chez Montaigne, et, comme Montaigne, Browne découvre que ce moi est sceptique, trop perspicace du pour et du contre pour se hasarder dans des affirmations faciles, tolérant par scepticisme, ennemi des vaines disputes, un peu vaniteux peut-être, mais sincère, de cette sincérité qui exige la confession, et singulièrement attachant par ce même besoin impérieux de se faire connaître qui rend tant d’autres moi insupportables. A vrai dire, les réminiscences directes des Essais n’abondent pas dans la Religion d’un médecin. Browne n’est pas un de ces écrivains à la mémoire très verbale qui laissent deviner leurs sources. Mais si aucun emprunt incontestable ne démontre, d’une manière certaine, sa dette envers les Essais, Joseph Texte nous a montré avec une finesse d’analyse trop perspicace les rapports intimes des deux œuvres pour que nous ne soyons pas irrésistiblement portés à croire que la Religion d’un médecin a été écrite à l’imitation des Essais. Or, cet ouvrage a été accueilli avec un succès considérable, traduit dans toutes les langues ; il appartient à la littérature européenne.

Nous sommes fondés à penser que cette influence morale de Montaigne ne s’est pas limitée aux écrivains de profession, et quoique, on le conçoit aisément, les moyens d’information à ce sujet fassent défaut, tout porte à croire qu’elle s’est étendue à un large public de lecteurs. Au point de vue littéraire elle s’est particulièrement concentrée dans un genre dont Montaigne est l’inventeur, le genre des Essais. C’est à l’imitation de Montaigne qu’il a été importé en Angleterre, sous ses auspices qu’il s’y est épanoui, et l’on sait quelle magnifique moisson de chefs-d’œuvre il y devait produire. C’est l’Angleterre qui était destinée à porter à sa perfection cette forme littéraire, et autant pour le moins que le roman et l’éloquence politique, l’Essai a été la grande illustration de la prose anglaise. Le premier en Angleterre, Bacon a publié des Essais, mais, contrairement à ce que l’on dit d’ordinaire, je ne crois pas qu’il les ait empruntés à Montaigne. Il doit à Montaigne le titre, mais non la chose. Si nous examinons les Essais de Bacon tels qu’ils se présentent dans la première édition, celle de 1597, nous verrons qu’ils ne ressemblent pas du tout à ceux de Montaigne. L’Essai pour Bacon à cette époque n’est qu’une collection, toujours fort courte, de petites maximes pratiques, de recettes d’action, tout à fait à la manière des compilations de sentences qu’on se plaisait à faire au XVIe siècle. L’auteur s’efforçait de leur donner une forme aussi lapidaire que possible afin qu’elles fussent plus aisées à retenir, et il les présentait toutes nues en général, sans exemple pour les concrétiser, sans explication, sans justification, sans mélange de considérations à côté ou de souvenirs personnels. Son livre se présente par suite tout d’abord comme un herbier de moraliste. Visiblement il était écrit déjà, ou tout au moins la conception en était arrêtée, quand Bacon, rencontrant l’ouvrage de Montaigne et séduit par son titre modeste, a adopté ce titre pour l’appliquer à une composition très différente de celle qu’il avait d’abord désignée. Dans les éditions successives, il rapprochera légèrement son Essai de celui de Montaigne. Peu à peu la pensée se fera de moins en moins nue, se chargera d’exemples, de souvenirs personnels, il s’orientera insensiblement vers la forme de la dissertation, et à cette transformation il est parfaitement possible, même il est probable que l’exemple de Montaigne n’a pas été étranger. Nous savons en effet que Bacon a apprécié et étudié les Essais de Montaigne. Des réminiscences nombreuses relevées dans son œuvre invitent même à penser qu’ils lui étaient familiers, qu’à tout le moins il est revenu à eux à diverses reprises. Jamais pourtant Bacon ne se proposera d’imiter Montaigne, d’acclimater sa forme littéraire sur le sol anglais, et sa philosophie diffère de celle de Montaigne plus encore peut-être que leurs cadres. Tandis que le philosophe français se donne tout entier à l’analyse intérieure et, à la manière des anciens, cherche en lui-même les conditions du bonheur, le futur grand chancelier d’Angleterre est occupé surtout des moyens de parvenir à une haute situation dans le monde. Le succès est sa grande affaire, et ce qu’il collectionne avant tout, ce sont les recettes qui permettront de l’assurer. Ce n’est donc pas Bacon qui a introduit en Angleterre l’Essai de Montaigne. Cet honneur était réservé à un écrivain très oublié aujourd’hui, William Cornwallis, qui se déclare bien haut l’admirateur et l’imitateur de l’essayiste français. Ses Essais à lui, qui touchent tous les sujets, sont bien de petites dissertations morales, de dimensions très variables, d’allure assez capricieuse, et l’analyse du moi, les confidences jaillies à tout propos, s’efforcent d’y tenir une place importante. A vrai dire, le talent de Cornwallis est mince. Il ne sait pas trier dans son expérience un fait caractéristique, dans ses « humeurs » une inclination typique, et en tirer la leçon qui servira à tous ses lecteurs. Il n’a pas le don des confidences, cet abandon naïf qui y est nécessaire. Par-dessus tout, il est un bien médiocre écrivain, mais tout cela n’a pas empêché qu’en son temps ses Essais n’aient joui d’une certaine faveur, aussi grande ou à peu près que les Essais de Bacon.

Pendant longtemps le genre végéta et ne produisit aucune œuvre qui mérite d’être comparée avec celle de Montaigne. Durant tout le siècle cependant les recueils d’essais se succédèrent, en série à peu près ininterrompue, attestant que le genre voulait vivre, et dans plusieurs de ces recueils, dans ceux d’Abraham Cowley, de John Sheffield, de Joseph Glanvill, de Thomas Blount, par exemple, l’imitation de Montaigne est très sensible. Il reste le maître incontestable du genre, et, si pour quelques-uns il partage cette maîtrise avec Bacon, ses modèles sont suivis beaucoup plus que ceux du célèbre chancelier. Au début du XVIIIe siècle enfin, avec Addison, l’essai produira de nouveaux chefs-d’œuvre, les premiers depuis ceux de Montaigne. Il aura conquis sa place prédominante dans la littérature anglaise, et à travers toutes les applications variées qui en seront faites durant deux siècles, à travers toutes les formes auxquelles sa souplesse native lui permettra de se plier, le souvenir de Montaigne restera vivant chez tous ceux qui le transformeront. Les plus célèbres d’entre eux le reconnaîtront pour leur ancêtre commun et l’avoueront pour leur modèle vénéré. On s’étonnera peut-être de constater qu’en France, où pourtant il était né, l’essai n’a point vécu après Montaigne, tandis qu’en Angleterre, sa terre adoptive, il a laissé une si brillante descendance. Le fait peut s’expliquer, je crois. En France, l’exemple de Montaigne décourageait les tentatives. N’y eût-il pas eu présomption à se mesurer avec un tel maître, et n’était-ce point se mesurer avec lui que d’écrire des essais puisque lui seul en avait composé. » On le vit bien quand le marquis d’Argenson, un siècle et demi après Montaigne, s’avisa d’intituler un de ses ouvrages Essais à la manière de ceux de Montaigne. Tout le monde cria à l’impertinence. Et sans doute le marquis aggravait son cas en rappelant ainsi à la légère le nom de son devancier ; mais, s’il ne l’avait pas fait, le scandale eût-il été beaucoup moindre ? En Angleterre, où Montaigne n’était pas un auteur national, il n’en était pas de même. Écrire des Essais, ce n’était pas se mesurer avec Montaigne, c’était l’imiter, c’était lui dérober sa manière, acclimater un genre qui en France était fort apprécié. Aucune pudeur ne devait ici retenir les écrivains. Toujours est-il que quand Taine rénova chez nous le titre d’Essais, il l’emprunta non à Montaigne, mais a ses descendans d’Angleterre, à Macaulay et à ses émules qui l’avaient fait leur.

Ce coup d’œil sur les destinées de l’essai nous a entraînés un peu loin. Revenons aux premières années du XVIIe siècle. Nous avons vu déjà Montaigne y apporter ses richesses d’expérience psychologique et morale, inspirer, grâce à son sens de la vie, même des poètes dramatiques, donner à l’Angleterre un genre littéraire nouveau. Je crois qu’en outre déjà il a commencé à jouer ce rôle de critique des idées et de redresseur des jugemens dans lequel il devait exceller plus tard. A multiplier sur toutes les questions les points de vue pour et contre, à exposer toutes les doctrines en homme qui les épouse toutes à tour de rôle, il ruinait toutes les formes du dogmatisme. A son imitation, sir Walter Raleigh écrit un exposé des théories pyrrhoniennes, théories déconcertantes autant qu’il est possible, mais que Montaigne avait défendues avec une rare force de conviction et couvertes de sa grande autorité. Une pareille philosophie était bien propre à secouer la torpeur dogmatique. Mais voici qui est beaucoup plus important. Montaigne a, je crois, préparé les voies à la méthode de Bacon. Ce n’est pas qu’il ait partagé les espérances illimitées qu’éveille dans l’imagination de Bacon l’idée de la science expérimentale : rien n’est plus éloigné de sa pensée qu’une pareille présomption. Il coupe les ailes à la science au lieu de lui en donner. Loin de promettre à l’homme ce pouvoir absolu sur toute la nature, qui lui eût paru chimérique, il le convainc de sa faiblesse et de son impuissance. Il n’a pas non plus formulé la méthode, indiqué avant Bacon comment il convient d’interroger les faits, de classer les expériences, de les interpréter pour en tirer des connaissances de plus en plus étendues. Ne rêvant pas le but, il ne pouvait pas imaginer les moyens. Mais il a très bien senti le dérèglement de l’esprit lorsqu’il ne se soumet à aucune discipline, et il a montré la vanité des disciplines en faveur. C’était un premier pas, pour qu’on songeât à constituer une méthode nouvelle, pour qu’on en sentît le besoin. Sa critique de l’esprit humain et des moyens de connaissance dont nous disposons contient en substance presque toute la théorie de Bacon sur les fantômes et ses attaques contre la logique d’Aristote. Or nous avons vu que les Essais étaient familiers à Bacon. Aucune lecture ne pouvait mieux le préparer à écrire le premier livre du Novum organum ; et le premier livre du Novum organum, qui dénonce les vices de la science humaine et les écueils contre lesquels échoue la pensée, est comme la pierre fondamentale de toute l’Instauratio magna : il faut bien connaître un mal avant de songer à y porter remède. Descartes et Pascal, dans les méthodes de connaissance que, vers le même temps, ils ont élaborées, partent comme Bacon du doute universel. Cette nécessité du doute, c’est chez Montaigne que tous les trois l’ont trouvée affirmée et mise en pleine lumière. Avant de construire, il fallait détruire, il fallait faire table rase de toutes les présomptueuses bâtisses dont l’instabilité était reconnue. Pour tous les trois, Montaigne s’est chargé de détruire. Mais il est beaucoup plus près de Bacon que de Descartes ou de Pascal. Rien ne lui est plus étranger que le mysticisme de l’apologiste du christianisme, et il n’a pas entrevu l’évidence qui permet à l’auteur du Discours de la méthode de poser l’assise solide de sa construction. Quand il sort du doute, et il en sort très résolument, c’est l’autorité seule du fait qui oblige sa raison d’affirmer. Partout où il peut dégager la leçon des faits, il se décide, et il reste en suspens dans tous les cas où les faits ne semblent pas lui dicter une réponse. Tout son essai des Boiteux est très significatif à ce point de vue. Montaigne a donc fort bien pressenti le fondement de la méthode expérimentale. S’il n’a pas construit la bâtisse, il a du moins amassé les matériaux dont on devait faire usage. Pour belle et harmonieuse que soit celle que nous devons à Bacon, chacun sait combien elle était fragile, et que jamais ou presque jamais les découvertes scientifiques ne se sont faites suivant les règles qu’il a prescrites. Si Montaigne n’a fait qu’un pas vers la méthode, s’il s’est, pour ainsi dire, arrêté à la porte, c’est d’abord que sa prudence intellectuelle ne lui permettait pas d’entreprendre d’aussi ambitieuses constructions, mais c’est surtout que la méthode expérimentale devait sortir des sciences physiques et naturelles auxquelles elle s’applique exactement, non des sciences morales qui en relèvent beaucoup moins parfaitement. Or Montaigne limitait son étude aux sciences morales. Je n’en suis pas moins persuadé qu’il a ouvert la voie à la grande œuvre de Bacon dont la puissance de pénétration ne devait apparaître que beaucoup plus tard.


III

L’époque des révolutions qui suivit le temps des Shakspeare et des Bacon ne devait pas être favorable à Montaigne. Il n’était pas l’homme des violences, l’homme des convictions fortes et légèrement acquises qui commandent les fermes décisions et les entreprises hardies. Aussi après 1632 la traduction de Florio ne se réimprime plus. La Restauration, qui ramena en Angleterre une cour tout imbue des habitudes françaises, qui fit triompher dans la haute société toutes les modes françaises, et particulièrement le goût des livres venus de la France, devait remettre les Essais en honneur. Brusquement arrachées aux austérités d’un puritanisme de commande, les hautes classes s’abandonnaient à un épicurisme facile, à un scepticisme de bon ton qui allait parfois jusqu’à l’athéisme. On lut sans doute alors beaucoup les Essais en français, car jamais plus qu’à cette époque la langue française ne fut pratiquée en Angleterre, où pourtant à toutes les époques elle a été comprise et parlée. Mais de plus, l’un des traducteurs qui se chargèrent alors de vulgariser au delà de la Manche la littérature française, Charles Cotton, entreprit de donner une version nouvelle des Essais. Il savait que le public ne manquerait pas de la bien accueillir.

Coïncidence curieuse, précisément dans le même temps ces mêmes Essais rencontraient en France de nombreux adversaires, subissaient une éclipse passagère. Les éloges qu’on en faisait se mêlaient de critiques de plus en plus vives. On leur reprochait leur langue, qui commençait à vieillir, leur absence de composition qui choquait le goût des contemporains pour la régularité classique ; surtout on commençait à trouver que leur philosophie était dangereuse et que, si Montaigne était resté fidèle à la religion traditionnelle et à un sage conservatisme, son scepticisme pouvait fort bien conduire à des conclusions différentes. On n’ignorait pas que les libertins se recommandaient de son autorité, et quelques-uns allaient jusqu’à le traiter, lui aussi, de libertin. Si les gens du monde ne pouvaient pas le condamner tant son charme les séduisait, et s’ils pensaient avec Mme de Sévigné qu’il eût été pour eux un bien aimable voisin, les vrais chrétiens, et non pas seulement les chrétiens de Port-Royal, mais les directeurs les plus autorisés, tonnaient contre lui. Ils firent mettre à l’index ses Essais où un siècle plus tôt Rome n’avait trouvé que peu de chose à reprendre. Pendant plus de cinquante ans, de 1669 à 1724, aucune réimpression complète n’en fut donnée en français.

Durant la même période la traduction de Charles Cotton ne fut pas réimprimée moins de quatre fois. On eût dit que, chassée hors de France, la renommée de Montaigne passait la Manche et se réfugiait en Angleterre. C’est bien ainsi qu’un lord du premier rang, le marquis d’Halifax, présentait les choses au public anglais. Il rappelait quelques-unes des critiques violentes dont les Essais de Montaigne avaient été l’objet dans des ouvrages français contemporains, il les réfutait sur un ton de triomphe. « Chez nous, disait-il, des personnes de toute qualité placent les Essais de Montaigne très haut dans leur estime et en font leur principale lecture. Ils sont dans toutes les mains. Pour moi personnellement, il n’est pas de livre avec lequel j’aie noué un commerce plus intime. » L’Angleterre l’apprécie donc bien autrement que ne fait la France, et il semble à Halifax que, pour en récompenser l’Angleterre, l’âme de Montaigne soit passée parmi ses compatriotes. « Ne vous en étonnez point, vous dira-t-il encore : de tous les Français Montaigne seul a eu le sens de la liberté. « Et c’est entre parenthèses pour ce motif que Montaigne est le seul des auteurs français que lui, Halifax, sache goûter ; mais aussi, par suite de cette particularité, les Français ne peuvent pas l’apprécier à sa valeur, et l’Angleterre, la terre de la liberté, est incontestablement sa patrie naturelle. Quand en 1724 paraîtra une nouvelle édition française des Essais, une fort belle édition restaurée d’après le texte de 1595 et accompagnée d’un savant commentaire, la fameuse édition de Pierre Coste, qui fait date dans l’histoire du texte de Montaigne, elle sera l’œuvre d’un protestant réfugié en Angleterre, elle sera publiée à Londres, exécutée par une presse anglaise, munie d’un privilège du roi Georges, et les frais du travail seront en grande partie supportés par de grands seigneurs d’Angleterre, qui, nous dit Coste, lui auront prodigué leurs encouragemens. L’Angleterre semblera nous renvoyer enfin notre Montaigne.

Alors seulement la France se montrera disposée à contrôler et à critiquer ses croyances religieuses et ses traditions de toutes sortes. On sait avec quelle souplesse d’esprit et quelle frénésie de destruction elle le fera, et elle rendra dès lors à Montaigne toute la place qu’il avait perdue parmi ses écrivains de prédilection. Dans cet effort pour secouer tous ses préjugés, et plus que ses préjugés, elle profitera largement de l’exemple de l’Angleterre qui précisément venait d’opérer le même travail de critique sur ses propres croyances et qui pour cela s’était aidée du concours de Montaigne. Car, dans le demi-siècle qui nous occupe, la vogue de Montaigne en Angleterre paraît suscitée principalement par son esprit critique, par sa clairvoyance à démasquer les préjugés et à les dénoncer, à découvrir le point caché où gît l’incertitude d’une proposition, le sophisme tacite qui nous la fait regarder comme évidente. L’Angleterre alors recherche les excitations de ce genre qui peuvent stimuler son esprit de libre examen, tandis que dans le même temps la France semble particulièrement jalouse de son unité intellectuelle et morale, et tend à rejeter loin d’elle tous les fermens de dissolution qui pourraient compromettre cette unité.

L’influence de l’esprit de Montaigne en Angleterre à la fin du XVIIe siècle se manifeste en particulier dans le principal traité de pédagogie qui fut alors écrit, les Pensées sur l’Éducation de John Locke. Ce traité, qui parut en 1693, est tout pénétré des mêmes principes qui ont dicté à Montaigne son essai fameux De l’institution des enfans. Je ne dirai pas que Locke s’est proposé de mettre à la portée de ses concitoyens les idées de Montaigne en matière d’éducation, car pas une phrase dans son ouvrage n’est traduite de celui de son devancier. Son œuvre est vraiment personnelle. Il aimait les enfans, s’occupait d’eux volontiers, et il avait été chargé de l’éducation d’un jeune noble qui appartenait à une très grande famille d’Angleterre, le futur comte de Shaftesbury. Ce sont bien les résultats de son expérience à lui, et en particulier les constatations qu’il avait pu faire en suivant au jour le jour les progrès du jeune Shaftesbury, que Locke s’est proposé de nous donner. Mais il avait lu Montaigne au préalable comme toute sa génération ; il se souvient quelquefois de lui dans son célèbre Essai sur l’entendement humain, et son expérience personnelle d’éducateur avait été entièrement dominée et dirigée par les principes pédagogiques de Montaigne. Suivant ses préceptes, par exemple, et à l’imitation du père du philosophe, il avait placé auprès de son disciple encore en bas âge une gouvernante qui ne devait lui parler que latin. On peut dire qu’il avait essayé et comme contrôlé expérimentalement, d’une manière consciente ou non d’ailleurs, peu importe, les vues de son devancier. Mais comme il n’était rien moins qu’un esprit passif et à la remorque, il ne se contenta pas de les vérifier, il y joignit ses propres observations en abondance, il les enrichit de toute la perspicacité de sa réflexion très docile aux leçons des choses ; sur aucun point, je crois, il n’en vint à les contredire. Il adresse à l’éducation traditionnelle les mêmes critiques que Montaigne, lui reproche d’abâtardir les cœurs par une discipline trop rigoureuse et les esprits par un exercice abusif de la mémoire non moins que par l’appel constant au principe d’autorité. Comme lui il décharge les programmes des disciplines formelles qui les encombraient : la grammaire, la rhétorique, la dialectique ; et à une pédagogie de l’effort il prétend substituer une pédagogie du plaisir, et élever l’âme en toute douceur et liberté. Surtout, au point de vue moral comme au point de vue intellectuel, il s’efforce, paf les mêmes moyens que Montaigne, de réagir contre le principe d’autorité et de donner à ses disciples des habitudes de libre examen. Par là Locke, dont le traité a joui d’une grande faveur, les préparait à recevoir les leçons de Montaigne et à les mettre en pratique, à s’imprégner de ses idées. Comme Montaigne, et avec l’aide de Montaigne, il avait le souci avant tout de former des esprits indépendans. Locke écrivit encore à la fin de sa vie un opuscule intitulé : De la conduite de l’entendement. Les mêmes principes y dominent, et, bien que les réminiscences directes de Montaigne y soient moins nombreuses, on y retrouve ses idées les plus chères. Après les avoir proposées à l’enfance, Locke les recommandait à l’âge mûr. Il voulait les voir présider à la vie tout entière.

C’étaient précisément les mêmes principes de libre examen qui, dans le même temps, conduisaient les philosophes anglais à affranchir la morale de la religion, et qui répandaient le doute sur tous les dogmes de la foi traditionnelle. La raison, dégagée de ses entraves, devait prétendre à gouverner seule l’activité humaine et à s’installer en maîtresse sur le domaine de la morale, et il ne se pouvait guère que, venant à examiner avec ses seules forces les idées métaphysiques, elle ne semât point la division parmi les esprits. Sur ces deux points Montaigne s’était avancé résolument dans la voie nouvelle ; il pouvait servir de guide aux pionniers du rationalisme.

Quand il s’interrogeait sur la conduite à suivre en telle ou telle circonstance, jamais il ne faisait intervenir les commandemens de l’Évangile ou les sourdes suggestions de l’habitude. Il pesait et il contrepesait des raisons positives, qui seules lui servaient de règle. Il s’examinait surtout lui-même et la connaissance intime du moi lui dictait ses choix. Ce n’était pas chez lui un principe formulé, mais bien plutôt une tendance très impérieuse à laquelle il cédait volontiers et qui a donné à son œuvre une couleur très originale pour son temps. Tout porte à croire que les moralistes anglais qui ont réduit cette tendance en système et construit méthodiquement une morale rationnelle indépendante de toute religion, que Mandeville, qui cite quelquefois Montaigne, que Shaftesbury ont largement profité de son travail. Ils ne faisaient que le continuer. Tous les deux, ainsi que Locke d’ailleurs, avaient séjourné en Hollande, dans le cercle des réfugiés de France parmi lesquels le nom de Montaigne était en singulier honneur et son influence très active. Shaftesbury était précisément ce disciple que Locke avait formé suivant les préceptes du philosophe périgourdin, auquel il avait dès le bas âge insufflé l’esprit de Montaigne.

Les déistes ont, eux aussi, travaillé à séparer la morale de la religion et à la constituer en discipline distincte, mais leur activité s’est portée surtout sur l’examen des dogmes religieux. De Herbert of Cherbury, qui publie son De veritate en 1624, jusqu’à David Hume, leur activité dissolvante s’est exercée pendant un siècle et demi, dilapidant pièce à pièce tout l’héritage des croyances traditionnelles. Ici toutefois leur situation différait passablement de celle de Montaigne. Montaigne, qui était catholique, pouvait, grâce à son catholicisme, faire reposer sa foi sur le doute universel. Il lui était loisible d’aller dès le premier instant jusqu’aux extrêmes limites de l’agnosticisme sans pour cela se séparer de l’Église, d’avilir la raison et ruiner tout son crédit pour l’abîmer ensuite aux pied du successeurs de saint Pierre, seul représentant de l’autorité traditionnelle. Sa liberté était d’autant plus grande qu’après toutes les aventures intellectuelles dont il courait la fortune, il était plus assuré d’un refuge aussi ferme, et sa soumission à l’autorité pouvait paraître d’autant plus recevable qu’il avait plus douté, plus désarmé la raison, et que, partant, il avait davantage refusé le droit de contrôler et de contester les enseignemens traditionnels. Il en allait tout autrement des déistes. Protestans, ils n’avaient pas au même degré le refuge de l’autorité. Ils devaient chercher dans le libre jeu de leur raison les principes de leurs croyances, et, par conséquent, ils ne pouvaient point sans grand péril avilir leur raison. Aussi cherchent-ils à retenir dans les croyances traditionnelles ce que leur raison en peut étayer. Ils entrent tous dans la voie du doute, mais ils s’y avancent plus ou moins chacun selon son tempérament individuel, selon la vertu dissolvante de son intelligence, chacun dosant sa part de foi ou d’incrédulité suivant les besoins de son cœur et de sa raison. La vérité pourtant est qu’on fait difficilement au doute sa part. Peu à peu, il étend son domaine, il envahit tout. Si l’on trouve à cette époque des rationalistes comme Locke, qui, fidèles à la tradition protestante, acceptent encore le christianisme et se contentent seulement de faire un choix parmi les données de la tradition chrétienne, retenant celles que leur raison avoue, rejetant les autres, et se constituant ainsi un christianisme à leur manière, les déistes passent outre, ils écartent résolument tout ce que le christianisme a de particulier pour ne conserver que les croyances communes à toutes les religions, les vérités reçues de tous les hommes ou à peu près, la foi dans l’existence de Dieu et dans l’immortalité de l’âme. Mais le mouvement ne devait pas s’arrêter là. Il s’achève tout naturellement chez Hume qui met en doute jusqu’aux données de la religion naturelle, et qui comme Montaigne, suivant la même logique, conclut à un agnosticisme radical. Sur cette échelle décroissante des croyances, chacun, suivant l’échelon où il s’arrêtait, pouvait puiser plus ou moins largement chez Montaigne. On se sentait d’autant plus en communion avec lui qu’on approchait davantage de la position de Hume ; mais la différence d’attitude que nous signalions tout à l’heure n’empêchait pas que son allure de libre examen ne fût séduisante pour tous, et les Essais ont été certainement l’un des fermens de pensée les plus actifs à cette époque.

Le promoteur du mouvement déiste, Herbert of Cherbury, avait séjourné longuement en France où des missions diplomatiques l’avaient retenu. La pensée française a certainement eu sur son esprit une grande influence, et c’est à Paris qu’il a composé son traité De la vérité, où il proclame l’insuffisance des méthodes de connaissance, et où il en propose une nouvelle fondée sur le consentement universel. Ce critérium du consentement universel obligera Herbert of Cherbury à rejeter uniformément toutes les religions positives pour ne retenir que les élémens communs à toutes, qui constitueront la religion naturelle. Or quel écrivain en France, mieux que Montaigne et son fervent disciple Charron, pouvait à cette époque enseigner la faiblesse de la raison et la nécessité de la guider ? Lequel encore pouvait mieux inviter à examiner l’extrême diversité des coutumes et des croyances pour les opposer les unes aux autres, en dégager les contrastes et les ressemblances ? L’historien du déisme, Lechler, et les historiens de la philosophie moderne ont tous reconnu cette part prépondérante de Montaigne dans les origines du mouvement.

Elle est surtout apparente dans les écrits de Charles Blount qui sont d’un demi-siècle postérieurs à ceux de Herbert. Ce Charles Blount n’est point un précurseur, sa pensée n’est pas originale. Il reçoit la doctrine toute formée des mains de Herbert et de Hobbes et il la reprend à son tour sans y ajouter grand’chose. Mais dans l’exposé qu’il en fait, à chaque instant reparaît le nom de Montaigne, et plus souvent encore que son nom des citations des Essais. On sent que le livre lui est absolument familier, qu’il se présente sans cesse à son esprit. Blount admire l’art de Montaigne, lui emprunte quelquefois les images, goûte l’allure décousue de son style surtout. Montagniser (to montagnize) dans sa langue signifie procéder par perpétuelles digressions, et si on lui reproche de ne pas composer, il se retranche derrière l’exemple de Montaigne et se couvre de son autorité. Mais, bien plus que l’art de Montaigne, il aime son esprit, sa critique à laquelle rien n’échappe, et qui, sans tapage, sans effort, comme en se jouant, minant lentement les idées par leurs assises, laisse enfin la pensée désemparée. Pour Blount, comme pour Herbert et Hobbes, la seule religion des hommes a d’abord été la religion naturelle, et dans le temps où ils s’en contentaient ils étaient pieux et vertueux. L’intervention des prêtres a tout gâté. Les prêtres sont des ambitieux qui ont imaginé des rites compliqués et des dogmes absurdes et les ont imposés à la crédulité populaire afin de rendre leur ministère indispensable et fonder par lui leur propre pouvoir. Et ainsi ils ont abêti et dépravé l’humanité. Les princes ont fait cause commune avec eux, se sont servis d’eux pour assurer leur gouvernement et leur ont en retour concédé de scandaleux avantages. Le résultat de cette alliance est que l’homme est avili dans son cœur et dans son esprit, et que les religions qui prétendent l’élever à la divinité ne font que le ravaler toujours plus bas. Cette doctrine, qui est exposée dans le Anima mundi (1679) et dans le Great is Diana (1680), est étrangère à Montaigne ; mais Montaigne, qui aimait tant à passer en revue les croyances contradictoires des peuples, fournissait les faits qui servaient à l’établir. A l’exemple de l’Apologie de Sebonde, et en s’aidant manifestement d’elle, Blount nous montre les idées folles et injurieuses que les religions se sont faites de la divinité, les croyances ineptes qu’elles ont répandues sur l’âme et ses destinées. Montaigne l’aide encore à montrer quels actes de barbarie a provoqués l’idée de sacrifice et sa foncière absurdité. Il le seconde dans sa critique du miracle. Blount n’a pas plus que Montaigne le goût des systèmes. Pamphlétaire plus que philosophe, il se propose non de présenter une doctrine bien liée, mais de taquiner, de troubler dans leur sérénité béate qui l’exaspère ces dogmatiques dont l’arrogante présomption ne vit que d’ignorance et de bêtise. L’impertinence avec laquelle Montaigne savait déjouer et démasquer leurs affirmations frivoles lui plaisait par-dessus tout. Il reprend dans les mêmes termes, citant des pages entières des Essais, tout son long paradoxe sur l’intelligence animale, qui supprime le fossé creusé par la philosophie traditionnelle entre l’âme rationnelle de l’homme et l’âme sensitive des bêtes, et trouble ainsi les idées du croyant sur l’immortalité. Comme Montaigne il s’élève contre les procès de sorcellerie, nie le merveilleux sous toutes ses formes, répète que tout l’héroïsme des martyrs ne sert de rien pour fonder les dogmes auxquels ils sacrifient leur existence. Plus que ses opuscules, il faut lire le hardi commentaire dont Charles Blount accompagne sa traduction de la Vie d’Apollonius de Tyane. La vie d’Apollonius ne lui parait ni moins exemplaire ni moins féconde en miracles que celle du Christ, et il estime que ses vertus et ses prodiges ne sont pas moins solidement attestés que ceux dont les évangélistes nous ont transmis la tradition. Conter les gestes d’Apollonius, c’est, aux yeux de Blount, jouer aux chrétiens le mauvais tour de donner un rival à leur Dieu, et ruiner l’autorité du Christ en montrant qu’il n’y a pas plus de raisons pour croire en lui que pour croire en Apollonius. Très fréquemment le nom de Montaigne revient dans ce commentaire. Son autorité est l’une de celles que Blount allègue le plus volontiers. Là encore des pages entières des Essais sont transcrites et souvent elles servent à faire passer les hardiesses de l’auteur.

Charles Blount n’était point un savant ni un philosophe de profession. C’était un homme du monde, qui appartenait à la haute société, et qui écrivait par passe-temps. Par lui nous comprenons le genre d’intérêt que cherchaient dans les Essais les gens du monde, ou tout au moins ceux qui parmi les gens du monde se piquaient de philosophie, et dans ce temps-là presque tous se piquaient de philosophie. Montaigne, un homme du monde comme eux, qui comme eux méprisait les pédans et leur jargon, s’était chargé de mettre à leur portée, d’exprimer en leur langage les idées qu’il leur fallait pour jouer aux esprits forts. John Sheffield, duc de Buckingham, l’un des plus gros personnages du temps, admire Montaigne pour sa franchise par-dessus tous les autres écrivains, promet l’immortalité à quiconque écrira dans le même style, et, dans les Essais qu’il compose à son imitation, il accumule les expressions d’un scepticisme désabusé. Non moins considérable que lui à la cour des Stuarts puis à celle de Guillaume d’Orange, le marquis d’Halifax, dont nous avons constaté tout à l’heure l’admiration pour Montaigne, à son avis le seul esprit libre parmi les Français, qui avait écrit une Défense de Montaigne, ne passait pas pour plus affermi dans la foi traditionnelle. On l’accusait d’athéisme. Il disait, paraît-il, qu’un homme ne peut s’asseoir à sa table pour philosopher sans se relever athée.

Lord Saint-John Bolingbroke est encore un des premiers hommes d’Angleterre, et il est en même temps le plus illustre représentant du mouvement déiste. Très grand seigneur dans ses allures, il se sent, en tant qu’écrivain, de la famille de Montaigne, et son conservatisme de prudence, quoiqu’un peu différent dans ses origines de celui de Montaigne, ne manque pas de le rapprocher encore de lui. Aux yeux de Bolingbroke, bien qu’aucune religion ne mérite l’attention du philosophe et ne supporte l’examen, il faut une religion pour le peuple parce qu’un peuple sans religion ne serait pas gouvernable. Le peuple doit être élevé dans le respect superstitieux des traditions, de toutes les traditions, et dans l’horreur de toutes les nouveautés. Il dira cela dans les mêmes termes que Montaigne quelquefois, et intimement il se persuadera que la pensée de Montaigne ne différait pas de la sienne, que Montaigne dispensait, lui aussi, d’une foi déraisonnable la classe cultivée. Pour celle-là seule Bolingbroke continue la lutte de ses devanciers contre les religions positives, et comme eux il s’aide dans ce combat des suggestions des Essais. Bien qu’il ait beaucoup plus de croyances fermes que Montaigne, bien qu’il affirme, en opposition avec lui, l’existence de lois naturelles et la capacité de la raison humaine à les découvrir, il recueille avec prédilection dans les Essais les formules de scepticisme et les abdications de la raison. Il nomme Montaigne dans ses écrits philosophiques jusqu’à seize fois. Il le cite souvent, et en français aussi bien qu’en anglais, Montaigne se présente constamment à sa pensée.

La philosophie de notre XVIIIe siècle sera toute pénétrée du déisme anglais. Elle en sera la fille. Voltaire, comme les déistes, ne verra dans les religions que de grossières supercheries inventées par la cupidité des prêtres, développées par l’ambition des princes. Comme Bolingbroke il jugera nécessaire d’assujettir les peuples à des mensonges pour les diriger. Ses modèles lui montreront comme par surcroît tout le profit qu’il peut tirer de l’alliance de Montaigne dans l’élaboration et dans l’exposé de ses idées. Lui et ses congénères verront en l’auteur de l’Apologie de Sebonde ce que les déistes anglais y avaient vu avant eux : un sceptique qui a démasqué la puérilité de toutes les religions, du christianisme comme des autres, qui a jugé utile de les maintenir pour la masse, mais qui s’est pleinement affranchi pour son propre compte et qui l’aurait déclaré hautement si, en son temps de grossière ignorance, la plus élémentaire prudence ne l’avait obligé à cacher ses véritables sentimens. Et rien n’est plus faux, je crois, que cette interprétation de la pensée de Montaigne, mais elle a été fort répandue. En nous renvoyant Montaigne dans l’édition de Coste, l’Angleterre enseignait à nos philosophes à lui demander des armes et elle leur transmettait l’image qu’elle s’était faite de lui et qu’ils devaient en conserver.


IV

Elle ne renonçait d’ailleurs pas à lui pour cela. Si, la bataille achevée, il cesse d’être un allié de combat, il devient, dans la paix, un maître avoué par de nombreux disciples. Le rôle des Essais est alors moins facile à déterminer parce qu’il est plus complexe. Chacun les interprète et les goûte suivant son propre tempérament, mais on continue de les lire avec intérêt et profit. Ils ont été pour l’Angleterre un livre classique dans toute la force du terme, si l’on peut appeler ainsi le livre où toutes les générations successives viennent puiser des enseignemens, que les écrivains les plus autorisés citent volontiers et qu’ils admirent. Ils ont été un livre classique pour l’Angleterre, je ne dirai pas autant que les œuvres d’un Cicéron ou d’un Horace, que les enfans balbutiaient dans les écoles, mais au premier rang après ceux-là, et plus, certainement, qu’aucun des chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne.

Un fait bien caractéristique à ce point de vue est, qu’à toutes les époques le nom de Montaigne reparait sous la plume des écrivains anglais sans que ceux-ci jugent nécessaire de l’accompagner d’un mot de commentaire. Il est familier à leur public. Dès l’origine, dès le temps de la traduction de Florio, il semble qu’on n’ait pas le droit de l’ignorer. Il est, par exemple, sans aucun éclaircissement, chez Bacon, chez Ben Jonson, chez Burton. A l’époque de la Restauration nous le retrouverons de même dans les œuvres de Walton, de Samuel Butler, d’Abraham Cowley, de John Evelyn, sans parler de ceux que j’ai précédemment nommés.

Montaigne était, nous assure Lowell, l’écrivain favori du grand Dryden. Au temps de Bolingbroke tous ceux qui en Angleterre tiennent la plume semblent l’étudier avec prédilection : si Addison, comme Hume le fera de nouveau un peu plus tard, lui reproche son égoïsme et sa vanité, il n’en cherche pas moins à imiter sa manière dans ses propres Essais, de même que Hume s’inspirera sans doute de son scepticisme. Steele se souvient de lui dans le Spectator. Les poètes eux-mêmes laissent deviner qu’ils sont pénétrés de son livre[3] : je trouve une réminiscence de l’Apologie de Sebonde dans une des fables de Gay ; Warton compose une ode avec une chanson d’amour qu’un voyageur avait entendue au pays des cannibales et rapportée à Montaigne. Pope mentionne Montaigne aussi bien dans ses poèmes que dans sa correspondance. Il veut imiter sa manière, « se verser lui-même tout entier dans ses œuvres aussi franchement que le sincère Shippen ou que le vieux Montaigne. Chez eux, dit-il, sûre d’être aimée pour peu qu’on la vit, l’âme se présentait à tous les regards sans réserver une seule pensée à part soi. » On a pu dire que la morale des Épitres sur l’homme avait été directement empruntée à Montaigne, et c’est là peut-être une affirmation contestable, car dans ses grandes lignes la morale des Épîtres sur l’homme se retrouve aussi bien chez Horace ou chez Pascal que dans les Essais, mais il reste acquis que les Essais ont été l’un des livres préférés de Pope. Swift fait lire Montaigne à sa bien-aimée Vanessa dans son poème de Cadenus and Vanessa, et il le nomme à diverses reprises dans ses œuvres en prose. Son esprit critique et sa misanthropie trouvaient un aliment selon leur goût chez un penseur qui démasque la fragilité de toutes les institutions humaines et qui fait si peu de cas de notre raison, et l’on ne s’étonne point qu’un jour Bolingbroke ait appelé Montaigne l’ami de Swift. Après Rabelais et Cervantes il n’était point d’auteur que Sterne relût plus volontiers. Son désordre si fantaisiste, dégagé de toute convention, le séduisait, son scepticisme aussi qui flattait ce sentiment cher entre tous à Sterne que les plus petites causes produisent des effets disproportionnés, que nos habitudes les plus frivoles, nos manies les plus ridicules nous mènent à leur gré et tissent la trame de nos instables existences. Il lui a emprunté des images, des observations psychologiques, des réflexions de toutes sortes.

Sans parler des philosophes, comme Dugald-Steward, et des critiques, comme Hazlitt, que leur profession appelait à consacrer à l’étude des Essais des articles entiers, et qui d’ailleurs ne manquent pas d’en proclamer les mérites, de nombreux artistes et penseurs au XIXe siècle ont dit leur admiration pour Montaigne, et déclaré qu’ils en faisaient leur lecture de prédilection. Byron a écrit : « Les Essais de Montaigne et le Dictionnaire philosophique de Voltaire sont les ouvrages que je lis et relis avec un intérêt toujours renouvelé. » Et Tackheray : « Montaigne et les Lettres d’Howel sont mes livres de chevet. Si je m’éveille la nuit, j’ai sous la main l’un ou l’autre de ces auteurs qui babille avec moi pour me rendormir. Ils parlent d’eux-mêmes sans fin, et ils ne me fatiguent pas... J’aime, dis-je, et je ne me lasse presque jamais d’entendre le babillage sans apprêt de ces deux chers vieux amis, le gentilhomme périgourdin et le vaniteux petit clerc du conseil du roi Charles. » Dans le cabinet de Stevenson, Montaigne va rencontrer une autre compagnie, « Un ou deux des romans de Scott, Shakspeare, Molière, Montaigne, « l’égoïste, » et « le vicomte de Bragelone » constituent le cercle étroit de mes intimes. » Chez Dobson, dans son poème intitulé Mes livres, Montaigne passe en première ligne, il est suivi de Howell, Horace, Molière, Burton et Rabelais. « Les autres livres, ajoute Dobson, je ne les ai jamais ouverts, ceux-là sont les livres que je lis. » John Richard Green le place auprès de Shakspeare et de Dante, dans les plus hautes sphères de la pensée où l’esprit devrait chercher une nourriture quotidienne. « Si chaque jour, écrit-il, vous aviez lu un peu de Shakspeare, ou un peu de Dante, ou un peu de Montaigne, par exemple, vous n’auriez pas cessé d’aimer Mme Roland, mais vous auriez réservé l’enthousiasme enflammé qu’elle vous inspire pour des caractères plus haut placés. » Et parmi les influences livresques qu’il a subies, il distingue avant tout celles de Carlyle et de Montaigne. Montaigne lui a donné des leçons d’impartialité. Edouard Fitz Gerald, le délicat érudit concentré dans sa vie intérieure et si épris de sagesse, était encore un fervent admirateur de Montaigne. Il le nomme sans cesse dans sa correspondance ; il le lit, il le loue, il l’emporte en voyage comme un « agréable compagnon, » il l’appelle « mon vieux Montaigne, » il s’inspire de lui. On a relevé dans son Puissant magicien bon nombre de réminiscences des Essais. George Eliot a dit aussi son admiration pour Montaigne, et quand le meunier du Moulin sur la Floss, pour exprimer qu’il ne veut pas se dépouiller de son bien au profit de ses enfans tant qu’il en pourra jouir lui-même, nous dit qu’il entend ne pas se dévêtir avant l’heure de se coucher, il nous laisse deviner qu’il a lu Montaigne en sa jeunesse.

On pourrait prolonger cette liste de témoignages. Il faut faire une place spéciale à celui d’Emerson, le puissant philosophe des États-Unis, qui a exprimé avec tant de force la leçon d’énergie que donne au monde l’histoire de son pays. Si les Américains, à toutes les époques, ont beaucoup moins que les Anglais étudié et apprécié les Essais, Emerson, en revanche, avait voué à Montaigne un véritable culte. Montaigne était pour lui le sage des temps modernes. « Un volume dépareillé de la traduction des Essais par Cotton, dit-il, m’est resté de la bibliothèque de mon père quand j’étais enfant. Il y demeura longtemps négligé, jusqu’à ce que, après bien des années, comme je venais de sortir du collège, je le lus et me procurai les autres volumes. Je me rappelle les délices et l’émerveillement dans lesquels je vécus en sa compagnie. Il me semblait que j’avais moi-même écrit ce livre dans quelque vie antérieure, tant il parlait avec sincérité à ma pensée et à mon expérience. »

Depuis une soixantaine d’années la critique française, grâce aux méthodes précises qui sont aujourd’hui en faveur, a renouvelé les études sur Montaigne. L’Angleterre et l’Amérique ont tenu à ne pas rester étrangères à ce mouvement. Non seulement leurs critiques leur ont fait connaître les résultats des recherches entreprises chez nous, mais on peut dire qu’ils y ont quelquefois apporté leur contribution, et que par là encore ils ont traité Montaigne comme un de leurs écrivains nationaux, La « montaignologie, » comme dit plaisamment l’un d’entre eux, leur tient à cœur presque autant que la « shakspearologie. » Les études de Bayle Saint-John, de Lawndes, de Whibley, même celle de Dowden, qui n’est pas à l’abri de la critique, sont parmi les mieux informées et les plus pénétrantes que l’on puisse lire sur les Essais. L’Université de Harward, à Cambridge, aux États-Unis, semble avoir voué à Montaigne un culte particulier. Lowel, qui y a professé et qui y a dirigé le département des études de langues et littératures romanes, était tout pénétré des Essais, qu’il relisait sans cesse et qu’il admirait, et ses écrits le proclament assez clairement. ; L’un de ses successeurs, Bocher, n’avait pas de sujet d’étude plus habituel. Une mort prématurée l’a seule empêché de nous laisser le fruit de ses réflexions et de ses recherches. Significatif et touchant entre tous est le cas de miss Grâce Norton qui, amie de Bocher, héritière de ses papiers et de sa pensée, vit depuis plus de trente ans en commerce quotidien et en communion intime avec les Essais. Elle en a fait l’aliment de sa vie intellectuelle, et bien peu des compatriotes de Montaigne les connaissent aussi bien que miss Grace Norton. Les études qu’elle a publiées voici quelques années sont d’une précision, d’une érudition qui les rendent nécessaires à tous ceux qui veulent connaître Montaigne. Elle y apporte des documens inconnus, des hypothèses neuves, des interprétations pénétrantes, telles qu’une connaissance intime et constamment entretenue des textes peut seule les suggérer.


V

Que des Allemands étudient avec ces méthodes précises nos grands écrivains, rien de plus naturel : nul sujet n’échappe à leur insatiable avidité d’érudition, et l’étude de leurs auteurs nationaux ne saurait fournir tous les sujets de thèses, de dissertations et de programmes qu’il leur faut. Mais que le même honneur soit rendu à Montaigne par des Anglais et par des Américains, voilà qui est digne de remarque. Il faut voir dans cet hommage un signe nouveau et bien caractéristique de l’intérêt particulier que son œuvre leur a toujours inspiré.

C’en est une manifestation nouvelle, toute moderne celle-là, car, pour ne point se démentir, le goût d’une nation pour un écrivain est obligé de changer de forme avec les temps, de refléter les préoccupations et les tendances des époques successives. Celui-là seulement pourra vivre à travers les âges qui sera assez riche de son propre fonds pour satisfaire aux besoins divers des divers âges. Si les hommes de la Renaissance ont surtout goûté dans les Essais les leçons morales de l’antiquité retrouvée et les métaphores pittoresques, les générations suivantes avec Locke et avec les déistes ont surtout demandé à Montaigne des leçons de bon sens et de libre examen, et plus tard encore, quand ses enseignemens ont été bien répandus, bien vulgarisés, les artistes qui lui devaient le genre des Essais et les penseurs lui sont restés fidèles pour la forme immortelle qu’il avait su donner à l’expression de ses idées.

A tout prendre, les destinées de Montaigne en Angleterre ressemblent beaucoup à ses destinées en France. Chez nous aussi il est facile de découvrir un double courant parmi ses disciples, les uns admirant en lui sa sagesse morale héritée de l’antiquité et sa connaissance intime des anciens, les autres, avec Descartes, puis avec les philosophes du XVIIIe siècle, les véritables successeurs de Descartes, séduits surtout par son rationalisme et par son esprit critique. Et quand, plus tard un peu qu’en Angleterre, nos philosophes eurent achevé leur travail de critique, l’art des Essais et leur charme intime devinrent leur principal titre à la réputation. Enfin, lorsque le goût des études historiques précises s’est développé, avec une curiosité amoureuse autant qu’érudite, on s’est efforcé de reconstituer l’histoire de leur composition, de retrouver leur texte exact et ses remaniemens successifs, la figure de leur auteur, tout cela au prix d’un travail patient, que peu d’œuvres pouvaient mieux justifier, et auquel nous avons vu quelquefois les Anglo-Saxons participer à leur manière.

Si pourtant nous voulons serrer les faits de plus près, et nous demander ce que les Anglais ont principalement goûté chez Montaigne, interrogeons les écrivains qui viennent de déposer en sa faveur sur les raisons de leur préférence. Presque tous ceux qui s’expliquent à ce sujet nous diront avec Emerson que ce qu’ils goûtent surtout en Montaigne c’est sa franchise, sa sincérité, sa manière directe, si je puis dire, d’aller au réel et de le représenter, ce qu’on pourrait appeler son sens des réalités concrètes. Il nous met en relation immédiate avec les choses, il en donne la sensation. Parfaitement libéré des problèmes de parade, des fleurs de la rhétorique traditionnelle, il va droit aux réalités concrètes avec un sens très sûr qui n’est peut-être qu’un ardent désir d’atteindre à la vérité toute nue. « Montaigne, nous dit Emerson, est le plus ingénu et le plus loyal de tous les écrivains... Vous pouvez lire ailleurs de la théologie, et de la grammaire, et de la métaphysique. Tout ce que vous trouvez ici sentira la terre et la vie réelle » C’est grâce à son horreur instinctive du factice qu’il sait intéresser son lecteur aux innombrables idées qu’il remue. « Il y a eu des hommes à la pensée plus profonde, mais, peut-on dire, aucun homme qui ait eu une pareille abondance d’idées ? Jamais il n’est ennuyeux, jamais insincère, et il a le génie d’intéresser le lecteur à tout ce qui l’intéresse. »

Le réalisme que Taine signalait comme un des caractères les plus saillans du génie anglais a beaucoup contribué, je crois, à faire goûter Montaigne aux Anglais. C’est d’un réalisme spontané, naturel, qu’il s’agit ici, aucunement d’une doctrine littéraire. Ils ont senti que sa pensée plonge au-dessous du milieu artificiel dont tout homme civilisé est enveloppé pour habiter constamment et sans effort un monde plus conforme à notre nature, afin d’y trouver son aliment nécessaire, et ils ont vu dans les Essais un « livre de bonne foy » au sens le plus large du mot. Il est vrai qu’un autre caractère de la race, beaucoup moins bien dégagé par Taine et non moins apparent, ne se retrouvait pas au même degré chez Montaigne : je veux parler de l’union intime avec ce sens du réel, d’une sorte de mysticisme et d’idéalisme qui donne une couleur originale à beaucoup d’œuvres anglaises. Montaigne n’est point du tout mystique, du moins en général. Encore convient-il de ne pas oublier sur quel ton il a parlé de l’amitié, et son essai de l’amitié a été fort goûté en Angleterre comme ailleurs. Est-il rien de plus mystique que son mot fameux, repris par divers auteurs anglais : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

Le sens très pratique de la vie que beaucoup d’Anglais ont constaté chez Montaigne était encore de nature à leur plaire. Dans ce réel très concret, très prochain de chacun de nous que sa pensée habite, ce qui l’intéresse surtout, c’est de reconnaître les faits et les principes qui doivent régler notre conduite. Sans cesse Montaigne examine les raisons qu’il a d’agir, ou de ne pas agir, ou encore d’agir de telle ou telle manière. Préoccupé sans cesse des mœurs et de la psychologie, qui est la base nécessaire de toute la science des mœurs, il ne fait pas la métaphysique de la morale, si l’on peut ainsi parler, ne se travaille pas à démêler ses fondemens, ne s’attarde pas dans le problème du souverain bien, il court droit aux cas individuels, aux difficultés que suscite la vie à chaque pas, que son expérience fait jaillir chaque jour dans son champ d’activité personnelle ou que ses lectures lui révèlent dans la conduite des autres hommes. Cette manière toute positive de moraliser répond bien à l’idée que nous nous formons du caractère anglais. Les Anglais demandent à Montaigne des encouragemens contre la mort et la douleur, des jugemens sur la mode, sur l’ambition. Bien peu de ses disciples saxons ont goûté ce que son enseignement avait de plus original peut-être, je veux dire cet enthousiasme pour la bonne nature, cet abandon plein de confiance aux instincts qui naissent d’elle. Chez bien peu d’entre eux, et peut-être chez aucun, on ne retrouve ce large courant de naturalisme qui lui venait de Rabelais, qui après lui se retrouve chez Molière, et qui en France lui a fait tant d’admirateurs passionnés. Mais en Angleterre on se plaît tout particulièrement à rationaliser la morale, comme il savait si bien le faire, et nul ne s’étonnera de voir un Anglais, Shaftesbury, compléter sur ce point son œuvre en la systématisant. On répète volontiers après lui que c’est dans la vie privée que se manifestent le plus clairement les sentimens et que la valeur morale peut être appréciée ; on est séduit par la souplesse insinuante avec laquelle il se glisse dans l’intimité de chacun et s’immisce jusque dans les actes les plus privés.

Emerson parle quelque part de cet Auguste Collignon, mort en 1830, dont il vit le tombeau au cimetière du Père-Lachaise, et qui, disait son inscription funéraire, s’était formé à la vertu sur le modèle des Essais de Montaigne. L’exemple d’Auguste Collignon a dû être compris des lecteurs d’Emerson. Ils voyaient volontiers en Montaigne un maître de bon sens pratique. Les articles que les Revues anglaises consacrent de temps à autre à Montaigne ne sont pas tous des articles d’érudition. Ils présentent volontiers les Essais comme un livre toujours vivant, dans la lecture duquel on trouve encore, au XXe siècle comme au XVIe, agrément et instruction. Ils montrent en Montaigne un aimable compagnon, auquel il y a plaisir à consacrer ses heures de loisir, et qui, sans jamais prêcher, sait donner d’utiles conseils et incliner l’âme vers la sérénité.

Pour les Anglais, comme pour les Français, Montaigne est encore un maître de bon sens autant que de sagesse pratique. ; Ils louent en lui la rectitude de son jugement. Nous avons vu qu’à la fin du XVIIIe siècle il a rendu un service signalé à la pensée critique anglaise. Dans ce temps-là il a pu apparaître à quelques-uns comme un esprit aventureux, comme le représentant d’un scepticisme dangereux qui risquait d’obscurcir les principes et d’énerver les ressorts de l’activité. Mais cette défiance, qui, pendant un temps, a été si répandue en France et qui a passagèrement rendu Montaigne suspect à ses compatriotes, ne se rencontre que bien peu chez les Anglais. Celui qui avait préparé la méthode de Bacon et qui avait fourni à Locke ses principes de pédagogie ne devait pas être un bien redoutable démolisseur. On a senti que le scepticisme de Montaigne n’était pas dissolvant, qu’il ne tendait qu’à dégager l’esprit de méthodes fallacieuses et de notions bâtardes accumulées depuis des siècles pour le placer en présence de l’expérience toute nue, considérée comme seul principe de connaissance. Ce scepticisme-là ne pouvait pas manquer d’être cher au génie anglais qui a conduit la pensée moderne dans les voies de l’empirisme. Montaigne était, comme l’a dit Helvétius, l’un des précurseurs et des promoteurs de la philosophie empirique et, après Bacon et Locke, on ne s’étonne pas de voir Bentham le citer, Dugald Stewart l’admirer et le mentionner souvent. Les penseurs du XIXe siècle sont encore à ce point de vue tout à fait d’accord avec Bacon. « Au-dessous de son nom, dit Emerson, il dessinait une balance emblématique, et il écrivait sous cette balance : Que sçay-je ? Quand je regarde son portrait placé en face du titre, il me semble que je l’entends dire : Vous pouvez jouer au vieux père Positif, si vous le voulez, vous pouvez railler et exagérer ; moi je suis là pour dire la vérité, et, pour tous les Etats, toutes les Églises, tous les trésors et toutes les gloires de l’Europe, je ne voudrais rien dire au delà du fait tout sec tel que je le vois. » Tout le doute de Montaigne qu’il approuve n’entrave pas le déploiement de la morale d’Emerson puissamment individualiste, qui plonge par de si profondes racines dans le caractère anglo-saxon ; il n’est pas en contradiction avec ses affirmations, et il ne l’est pas davantage avec les tendances conservatrices que manifeste toute l’histoire du peuple anglais. Bien au contraire, il semble leur fournir un point d’appui et comme une base rationnelle. Tandis que le conservatisme politique et religieux de Montaigne était regardé le plus souvent en France comme une addition postiche à son scepticisme, comme une abdication de ses principes, une intolérable contradiction de ses propres théories, voire comme une supercherie, on a estimé souvent en Angleterre qu’il en formait le complément naturel. La tradition est le fait devant lequel la raison sceptique ne peut que s’incliner, qu’elle est sans force pour attaquer, puisqu’elle n’a pas foi en ses propres constructions.

En même temps donc que l’œuvre de Montaigne les gagnait par ce réalisme sans ostentation qui est celui de tant de leurs romans et de leurs recueils d’essais, et qu’ils y satisfaisaient leur goût pour les idées morales examinées avec un sens très pratique, très avisé, qu’ils y nourrissaient les tendances très empiristes de leurs esprits qui ont donné au monde la philosophie de Locke et celle de Reid, les Anglais y trouvaient encore ce mélange singulier d’une extrême liberté de pensée jointe à un respect très prudent de la tradition. Et j’entends bien l’objection : Est-il sûr que ces traits distinguent le génie anglais, dira-t-on ? Aujourd’hui que les pensées nationales semblent se dépouiller peu à peu de leurs particularités pour se fondre dans un vaste courant intellectuel, que les mêmes méthodes et les mêmes objets d’étude se retrouvent partout, n’est-il pas téméraire de parler d’une pensée anglaise et de prétendre en définir les caractères ? Les disciples de Taine nous ont appris combien ces tentatives sont aventureuses. Je le veux bien, mais, à défaut du présent, il semble bien que le passé de la littérature et de la philosophie anglaises manifeste quelques caractères propres à la race, qu’on y retrouve en particulier ceux que je viens de dégager dans les Essais. Et puis d’ailleurs, peu importe : ce qui est sûr en tout cas, c’est que ces caractères sont ceux que les Anglais ont le plus fréquemment loués dans les Essais, qu’ils y ont admirés, qu’ils ont cherché à imiter : ce sont eux par conséquent qui ont fait la réputation de Montaigne en Angleterre, qui lui ont donné cette « vertu magique » dont parle quelque part un critique anglais.


PIERRE VILLET.

  1. On peut voir à ce sujet : Saintsbury, réédition de la traduction des Essais par Florio (1892-1893) dont la préface traite de l’influence de Montaigne en Angleterre ; Fritz Dieckow, John Florios englische Uebersetzung der Essais Montaignes, und Lord Bacons, Ben Johnsons und Robert Burtons Verhaeltnis zu Montaigne, (Strasbourg, 1903) ; Horatio Upham, The French influence on English literature from the accession of Elisabeth to the restauration (New-York, 1908) ; Sidney Lee, The French renaissance in England (Oxford, 1910) ; surtout miss Grace Norton, The spirit of Montaigne (Boston et New-York, 1908), et The influence of Montaigne (Boston et New-York, 1908). Pour ce qui concerne Marston et Webster on peut se reporter à Crawford, Collectanea, second series (Stratford on Avon, 1907) ; pour Bacon, à mon étude publiée dans la Revue de la Renaissance (juillet octobre 1911, janvier et avril 1912) ; pour Sir Thomas Browne, à l’article de Joseph Texte, Études de littérature européenne (1898) ; pour Locke, aux annotations de Pierre Coste dans sa traduction des Pensées sur l’éducation ; pour Shaftesbury, à Franz Klingenspor, Montaigne und Shaftesbury in ihrer praktischen philosophie (Braunschweig, 1908).
  2. L’un des critiques les plus récens de Webster, M. Edmond Gosse, dans ses études sur le XVIIe siècle, voit dans la Duchesse de Malfi un chef-d’œuvre qui ne le cède qu’au Roi Lear.
  3. On a pensé trouver des réminiscences des Essais jusque chez Wordsworth et chez Coleridge.