Montcalm

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Les Preux
Les Fleurs de GivreÉditions de la Revue des Poètes (p. 29-36).


Poème lu devant le monument du héros de Carillon, à Vestric-Candiac, France, par M. Dumazert, du Théâtre national de l’Odéon, le 23 juillet 1910.

 



I


Le front nimbé des purs rayons de la fierté,
Le torse débordant de la sève féconde
Qui gonfle les rameaux de l’arbre Liberté,
Cent ans au Canada la France avait lutté
Pour peupler de ses fils le sol de tout un monde.

Cent ans Bretons, Normands, Picards et Saintongeais
Avaient, maîtres nouveaux d’une nouvelle terre,
Poursuivi noblement d’audacieux projets
Et vaincu, sur les eaux, dans les champs, les forêts,
La vieille Barbarie et la vieille Angleterre.


Mais les âpres soldats d’Albion, plus nombreux,
Menaçaient d’écraser ces gagneurs de batailles.
Les agresseurs déjà triomphaient, car nos preux
A travers l’Océan farouche et ténébreux
Vainement imploraient des renforts de Versailles.

Louis quinze était sourd à leur appel navrant
Cependant l’odieux et funeste monarque,
Honteux d’abandonner le Canada mourant,
Dépêcha vers les bords lointains du Saint-Laurent
Un guerrier du Midi, qu’eût exalté Plutarque.

Et Montcalm traversa l’Atlantique écumeux.
Le paladin, épris des héros de Corneille,
Fidèle au souverain, fier d’ancêtres fameux,
Dès sa jeunesse avait, intrépide comme eux,
Accompli des exploits dont l’esprit s’émerveille.

Fougueux comme Kléber, humble comme Marceau,
Fascinant ses soldats, cet homme de génie,
Chez qui toute infortune éveillait un écho,
Pouvait, malgré l’échec du brave Dieskau,
Dans un tragique effort, sauver la colonie.

Et dans la paix des bois il captive le cœur
Des farouches Indiens ; il noue une alliance


Capable d’endiguer le flot spoliateur.
Tous les bras sont tendus vers le libérateur
Qui promet le salut de la Nouvelle-France.

Et, confiant, guidé par l’astre du Destin,
Il attaque deux forts, y bat Mercer et Moore,
Y fait maints prisonniers, un opulent butin.
Chouaguen et William-Henry diront sans fin
Les prodiges que sait enfanter la bravoure.

Abercromby, l’audace au front, l’épée au clair,
Sur Carillon cerné bientôt se précipite.
Jamais le fier Montcalm n’apparut aussi fier.
Six heures il affronte un ouragan de fer.
Et, le soir, les couleurs anglaises sont en fuite.

Un long Te Deum fait répéter aux échos
Que par les Francs Dieu frappe encore pour l’Histoire ;
Et l’ange du pays vient baiser nos drapeaux
Et couvrir de lauriers plus brillants et plus beaux
Nos preux ivres de joie et tout chargés de gloire.


II


Mais la famine va torturer les colons
Qui depuis bien des jours poussent des cris d’alarmes.


Pendant que nos soldats luttent sous des haillons,
Vergor et Bigot font danser les millions,
Se repaissent du sang de la patrie en larmes.

Et le grand dictateur Pitt jure à l’univers
De sauver son pays condamné par Walpole,
De faire à ses marins dompter toutes les mers
Et promener, malgré trahisons et revers,
Son pavillon vainqueur de la Floride au Pôle.

Le nouveau Du Guesclin sans peur et sans égal
Ne peut que prolonger l’existence virile
De Québec épuisé, marqué du sceau fatal.
« Je serai Fabius et non pas Annibal »,
Dit-il au lendemain d’un triomphe inutile.

Du feu des dévoûments constamment dévoré,
Consacrant tout son être au Canada qui sombre,
Il répète souvent : « Je m’ensevelirai
Sous les débris fumants du pays engouffré
Plutôt que de céder à la force du nombre ! »

Et Bougainville en vain va supplier la cour
De secourir un peuple exaspéré qui pleure
Tandis qu’à Trianon danse la Pompadour.


Montcalm abandonné doit ― il l’a dit, un jour ―
Du suprême désastre entendre sonner l’heure.


III


L’heure sonna bientôt. ― Guidés par un Judas
Des bords du Fleuve au front d’une haute falaise,
Dans une vaste plaine, un matin, l’arme au bras,
Apparurent, non loin du camp de nos soldats,
Dix mille champions de la bannière anglaise.

Le fier marquis courut, suivi de ses héros,
Du grand Wolfe attaquer la phalange homérique.
Oh ! qui pourra chanter sur des rythmes nouveaux
La bravoure et l’élan des bataillons rivaux
Qui devaient décider du sort de l’Amérique ?

Le combat fut aussi meurtrier qu’inégal.
Le souffle des lions gonflait chaque poitrine.
Montcalm périt, les reins percés du fer brutal,
Mais sans voir des Anglais l’orgueilleux général
Arborer son drapeau sur Québec en ruine.

Wolfe tomba lui-même en la mêlée, heureux
D’entendre en expirant des clameurs triomphales.
Par le nombre écrasés, nos guerriers valeureux,


Devant qui tant de fois avaient fui tant de preux,
Venaient de reculer sous la grêle des balles.

La Déroute emporta ces combattants fougueux
Dont Crémazie a dit les tragiques prouesses.
Le sort jaloux, hélas ! trahissait nos aïeux ;
Et dans les bourgs naissants, la veille encor joyeux,
Éclatèrent bientôt de longs cris de détresse.

Un deuil sans nom couvrit nos champs et nos forêts ;
Et, comme l’albatros blessé, traînant son aile,
L’antique drapeau blanc, troué par les boulets,
S’abaissa sous l’essor de l’étendard anglais
Et s’enfuit pour toujours vers la Gaule immortelle.


IV


Plus d’un siècle a passé sur Québec grandissant
Depuis l’heure où, ployant sous la désespérance
Qui torturait un peuple à peine adolescent,
Nos pères, noirs de poudre et maculés de sang,
Y virent s’envoler les couleurs de la France.

Plus d’un siècle a passé ; mais toujours sous nos cieux
Nous vénérons Montcalm, nous chérissons la race
Dont sortit ce vaincu superbe et glorieux.

Pour nous son souvenir, vivace et radieux,
Auprès du conquérant a servi de cuirasse.

Montcalm, mort, peut encor rappeler au vainqueur
Que les vrais Canadiens, sentant dans leur artère
Le sang qui cinquante ans fit battre son grand cœur,
Sont dignes de marcher au chemin de l’Honneur
À côté des enfants de la noble Angleterre.

Oui, grâce au dévoûment de cet audacieux,
Sous les plis triomphants du drapeau britannique
Nous marchons fièrement et l’espoir dans les yeux,
Loyaux, nous conservons le parler gracieux
Apporté sur nos bords du fond de l’Armorique.

Oui, Montcalm est toujours couronné du rayon
Qui resplendit au front des plus grands capitaines ;
Et, comme Washington illustra l’Union,
Sur les deux continents l’homme de Carillon
Sut immortaliser les plages canadiennes.

Du pays du condor au pays de l’eider,
Sous la solive brute et la voûte idéale
Son nom de patricien, harmonieux et clair,
Brille de la splendeur que dans les nuits d’hiver
Déroule en notre ciel l’aurore boréale.


Rien ne peut de ce nom ternir l’éclat serein,
Et, défiant le temps, l’oubli, l’indifférence,
Impérissable, il doit survivre au double airain
Dressé, pour honorer le héros souverain,
Sur le sol généreux de l’une et l’autre France.

Et de même qu’un jour, aux bords laurentiens,
Wolfe et Montcalm mourants ― ô le sublime rôle ! ―
Formèrent de leur sang chaleureux les liens
Qui font fraterniser, sous les toits canadiens,
Les fils de l’Albion et les fils de la Gaule ;

De même, en érigeant les monuments jumeaux
Qui diront la valeur du paladin stoïque
Tombé comme le grand Roland à Roncevaux,
Nous avons pour toujours uni de nœuds loyaux
Les Francs de l’ancien monde aux Francs de l’Amérique.