Montesquieu (Albert Sorel)/CHAPITRE X

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Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 161-174).

CHAPITRE X

POSTÉRITÉ DE MONTESQUIEU
DANS LA POLITIQUE ET DANS L’HISTOIRE,
MONTESQUIEU ET LA CRITIQUE

La restauration de la royauté en France, en 1814, rendit à la politique cette seconde branche de la lignée de Montesquieu que la Révolution avait proscrite, et que l'Empire avait absorbée dans le sénat ou dans le conseil d’État. Elle reprit le gouvernement dans des conditions qui lui permettaient d’accomplir l’expérience de la monarchie constitutionnelle, avortée en 1791. Chateaubriand avait d’abord prétendu recommencer L′Esprit des lois dans L′Essai sur les révolutions : il n’avait guère fait que transposer les formules et exagérer jusqu’au ridicule les artifices de composition de Montesquieu. Il le loua et l’admira, comme il convenait, dans le Génie du christianisme ; il développa plusieurs de ses maximes préférées dans la Monarchie selon la Charte. Benjamin Constant s’inspira des chapitres de l'Esprit des lois sur la liberté politique, dans ses Réflexions sur la Constitution, Les doctrinaires s’efforcèrent de corriger la classification des gouvernements de Montesquieu, en appliquant à la démocratie et à la monarchie cette pensée de Pascal : « La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion, l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie. » Louis XVIII avait lu l'Esprit des lois en pur bel-esprit, lorsqu’il n’était que prétendant ; il l’interpréta en roi prudent lorsqu’il fut sur le trône. Le ministère du duc de Richelieu et celui de M. de Martignac, la belle campagne de comte de Serre dans la discussion de la loi de la presse, les discours du duc de Broglie et de Royer-Collard contre la loi désastreuse du sacrilège, voilà bien, dans un gouvernement qui eût été sans aucun doute, en ce temps-là, le gouvernement de ses vœux, l’esprit de Montesquieu.

Talleyrand porta cet esprit dans la diplomatie. Il s’en était pénétré dès sa jeunesse. Le mémoire qu’il écrivait à Londres, en novembre 1792, sur les inconvénients de la politique de conquête, en fournit la preuve. On retrouve cet esprit, avec une élévation de vues et un art de composition qu’un document diplomatique n’a peut-être jamais égalés, dans les Instructions que Talleyrand se fit donner en 1814 pour le congrès de Vienne, et que La Besnardière rédigea sous son inspiration. La conception de l’Europe et la définition du droit public y sont empruntées à Montesquieu. Le tableau de la Prusse est un des plus brillants morceaux de son école littéraire. On croit, en vérité, reconnaître une citation dans le passage qui commence par cette phrase : « La Pologne rendue à l'indépendance le serait invinciblement à l’anarchie. » Le développement qui suit semble un chapitre inédit de l'Esprit des lois. On en retrouve l’essence même dans cette maxime qui résume toute la pensée des Instructions : « La France est dans l’heureuse situation de n’avoir pas à désirer que la justice et l’utilité soient divisées, et de n’avoir point à chercher son utilité particulière hors de la justice qui est l’utilité de tous. »

Ce n’est pas seulement la pensée de Montesquieu, c’est son procédé de style et jusqu’à ses comparaisons qui se renouvellent, comme d’eux-mêmes, sous la plume de Talleyrand. Il reprend dans une de ses notes de Vienne, et rectifie en se l’appropriant, une image très belle, mais un peu téméraire, des Considérations, « La France, dit Talleyrand, n’avait à porter au congrès aucune vue d’ambition ou d’intérêt personnel. Replacée dans ses antiques limites, elle ne songeait plus à les étendre, semblable à la mer, qui ne franchit ses rivages que quand elle a été soulevée par les tempêtes. » Montesquieu avait moins justement écrit, lorsqu’il faisait cette réflexion : « Il est admirable qu’après tant de guerres, les Romains n’eussent perdu que ce qu’ils avaient voulu quitter, comme la mer qui n’est moins étendue que lorsqu’elle se retire d’elle-même. »

Cette allusion aux Considérations nous ramène à l’histoire. Montesquieu n’y fait pas moins grande école que dans la politique. Il y enseigne l’enchaînement des faits, le rapport des causes, la liaison des événements, l'explication des lois par l'histoire et l’explication de l'histoire par les mœurs. On voit procéder de lui toute l'école des historiens du droit, et toute celle des modernes philosophes de l’histoire. Guizot n'est pas de la filiation directe de Montesquieu ; mais, quoique le plus indépendant et le plus original des disciples, il l'est cependant de l'auteur de l'Esprit des lois. Il lui a succédé, durant la première moitié de notre siècle, dans le rôle d’initiateur et d’instituteur de la science historique, « Il a, dit Augustin Thierry, ouvert, comme historien de nos vieilles institutions, l’ère de la science proprement dite ; avant lui, Montesquieu seul excepté, il n’y avait eu que des systèmes. » Guizot applique à l’histoire l’idée du progrès que Montesquieu a pressentie sans la concevoir ; Turgot et Condorcet l’ont dégagée ; Guizot en fait l’esprit même de la civilisation, qu’il définit « le perfectionnement de la société et de l’humanité » ; elle forme la trame de l’histoire, telle qu’il la déroule avec une admirable ampleur dans ses leçons de 1828.

Mme  de Staël avait été une des premières à retenir cette conception de la perfectibilité. Elle l’avait unie à beaucoup de pensées tirées de l'Esprit des lois, dans son écrit sur l'Influence des passions. Elle reprit cette idée dans son livre de l'Allemagne. Elle l’exposa avec une chaleur d’âme et une sorte d’enthousiasme religieux qui manquaient à l’humanité trop sèche et trop raisonnée de Montesquieu. Son dernier ouvrage et le plus fortement conçu, les Considérations sur la Révolution française, commence par une maxime qui est le fond de l'histoire de France selon l'Esprit des lois : « C’est la liberté qui est ancienne et le despotisme qui est moderne. » Écrivant l’histoire de la liberté de 1789 à 1814, Mme  de Staël fait, pour ainsi dire, l’histoire des idées de Montesquieu à travers la Révolution et l’Empire.

La branche monarchique des fils de Montesquieu avait atteint sa plus haute fortune avec la Restauration. Elle avait fondé ce gouvernement ; elle aurait été seule capable de le maintenir en le ramenant constamment à son principe : elle n’y réussit point. Ces politiques modérés ne parvinrent pas à faire comprendre aux théocrates de la monarchie restaurée que le mot abstrait de légitimité ne signifie rien en soi ; que le droit qu’on en prétend déduire est un simple droit de prescription, que, pour n’être point rompue, cette prescription doit être toujours renouvelée ; que c’est « dans la suite des temps et par le consentement du peuple » que les gouvernements nouveaux se légitiment selon Bossuet, et que les anciens se soutiennent selon Montesquieu. « Le gouvernement le plus conforme à la nature, avait-il dit, est celui dont la disposition particulière répond le mieux à la disposition du peuple pour lequel il est établi. »

Les disciples royalistes de Montesquieu tombèrent du pouvoir avec la monarchie constitutionnelle. La France eut, une fois de plus, à choisir entre « l’État populaire et l’État despotique. » La démocratie s’y développait sur un vieux sol monarchique, dans une nation de plus de trente millions d’âmes, civilisée jusqu’au raffinement, ne concevant point le progrès social sans le progrès de la richesse, commerçante, industrielle, aimant le luxe et en vivant. Cette démocratie déroutait toutes les notions de l'Esprit des lois, Montesquieu, qui avait été, en tant d’occasions graves, le conseiller bienfaisant de sa patrie, lui aurait manqué dans celle-là, si son génie n’avait suscité un continuateur et un propagateur de ses idées dans la France moderne : Tocqueville. Il représente la dernière branche des descendants intellectuels de Montesquieu. Cette partie de la famille a traversé la Révolution, l’Empire et la Restauration dans une opposition tantôt ardente, tantôt réservée, toujours inquiète et souvent mélancolique. Attachés de cœur et de conscience à la liberté, l’aimant pour elle-même, la souhaitant à leur pays, considérant l’avènement de la démocratie comme désormais inéluctable, ces patriotes prévoyants cherchaient à concilier cette révolution avec les traditions de la France. Ils demandèrent aux États-Unis, pour cette entreprise, un enseignement analogue à celui que leurs aînés avaient demandé à l’Angleterre, lorsqu’il s’était agi d’accorder la monarchie avec les libertés nationales.

Tocqueville est, comme Montesquieu, un esprit généralisateur et dogmatique ; plus moraliste, au fond, que législateur, et surtout que politique. Son œuvre, pour la méthode et la distribution des sujets, procède entièrement de celle de Montesquieu. Il a écrit sa grande étude historique, l'Ancien régime et la Révolution, qui correspond aux Considérations sur les Romains ; il a composé sa Démocratie en Amérique qui est son Esprit des lois. Il a imprimé, dans la seconde moitié du siècle, aux études politiques et aux études historiques, une impulsion moins éclatante sans doute et moins avouée, mais aussi efficace et aussi féconde que celle que Guizot y a imprimée dans la première moitié. Par lui Montesquieu se rattache à la France contemporaine et y trouve encore ses prises. Elles y sont plus étendues qu’on ne serait tenté de le croire. C’est grâce à l’influence de cet esprit, tout historique et expérimental, dont les institutions et les mœurs se sont peu à peu pénétrées, que l’on a abandonné la mécanique rationnelle de Sieyès, pour adopter la mécanique appliquée des praticiens ; que la république est devenue parlementaire, et qu’elle s’est établie en France par l’effet de la constitution la plus sommaire en son texte, la plus coutumière en ses applications, la plus naturellement issue des mœurs et de la force des choses que la France ait encore possédée.

L’influence que Montesquieu a exercée en Europe égale celle qu’il a exercée en France. On l’aperçoit partout, dès la fin du siècle dernier. C’est le génie même de l'Esprit des lois qui semble inspirer, dans l’œuvre de régénération de sa patrie d’adoption, le plus grand homme d’État que l’Allemagne ait enfanté. Jamais la ruine d’un gouvernement par la corruption de ses principes ne se définit avec plus de clarté que dans la catastrophe de la monarchie prussienne après Iéna ; jamais l'art de relever une nation et de restaurer une monarchie en la ramenant à son principe et en renouvelant ce principe qui s’était altéré, n'a été pratiqué avec plus de pénétration et de profondeur que par le baron de Stein.

Le gouvernement constitutionnel a passé sur le continent, apporté par le livre de Montesquieu, et s’y est propagé par l'exemple des Français. Les deux chapitres de l'Esprit des lois sur l’Angleterre et sa constitution sont devenus ainsi une œuvre à part, et ont marqué une étape dans l’histoire des sociétés humaines. Les grands penseurs éclairent souvent moins par leurs rayons directs, que par leur lumière diffuse et le reflet de leurs satellites.

On a beaucoup écrit sur Montesquieu[1]. Il me paraît difficile d’être plus large dans l’apologie que ne l’a été Villemain avec son Éloge et ses Leçons sur la littérature au XVIIIe siècle ; d’être plus étroit et plus tranchant dans la contradiction que ne l’a été Destutt de Tracy avec son Commentaire de l’Esprit des lois. Cette critique de Tracy, toute spéculative et a priori, n’est plus celle que nous attendons aujourd’hui. Il nous importe assez peu qu’un auteur institue une comparaison entre les écrits d’un grand homme et la théorie qu’il s’est faite, à son usage, sur le même sujet. Ce procédé suppose, de la part du critique, la science définitive, qui n’a jamais été le fait de personne, et, de la part du lecteur, une déférence sans limites, qui n’a jamais été le fait que des Béotiens. Nous demandons à la critique de nous faire connaître les hommes, de nous expliquer la raison d’être et le sens réel de leurs ouvrages. M. Paul Janet dans son Histoire de la science politique, M. Laboulaye dans les Notices de sa grande édition de Montesquieu, M. Taine dans quelques pages magistrales de son Ancien Régime, ont montré comment il convient d’appliquer ce fécond procédé de critique à l’auteur de l'Esprit des lois. Tous les trois admirent son génie, louent sa méthode et, dans l’ensemble, se rallient à ses principales conclusions.

Sainte-Beuve n’y consent qu’à demi et avec des restrictions infinies. C’est dans ses écrits que l’on trouve, sous la forme plus insinuante, les objections les plus graves qui aient été faites à Montesquieu. Outre la notice personnelle qu’il lui a consacrée, Sainte-Beuve l’a pris et repris nombre de fois, abordé de tous les côtés et à tout propos, dans ses Lundis et dans son Port-Royal. L'homme le séduit, l’écrivain le charme, l’œuvre l’inquiète, l’historien l’impatiente, le législateur le déroute.

Au législateur il reproche d’élever trop haut la moyenne de l’humanité, de sacrifier trop à la décoration du monde et au respect humain, de ne pas faire la part assez large à la méchanceté primordiale toujours latente chez l’homme, de trop dissimuler, sous la draperie sociale, l’étoffe humaine, c’est-à-dire la guenille. Sainte-Beuve ne voit pas que, dans la grande hygiène politique, l’optimisme est la condition même et l’âme de toute l’entreprise. Comment diriger l’homme si l’on ne le croit dirigeable ? le perfectionner si l’on ne le croit perfectible ? l’inciter à l’effort et rendre, par cet effort même, l’activité à ses muscles, si on le croit énervé et paralysé à jamais ? guérir ce malade, si malade il y a, et le plier au régime, si l’on commence par lui démontrer que son ressort est usé, que son mal est sans remède ; que ressort et remède sont d’ailleurs de simples figures de langage ; qu’on ne sait au juste ni ce qu’est la santé ni ce qu’est la maladie ; qu’en dernière analyse toute la science consiste à décrire un homme sain, et toute la médecine à dire à ceux qui souffrent : « Tâchez de vous bien porter » ?

Dans l’histoire, Sainte-Beuve trouve que Montesquieu néglige trop l’inconséquence des hommes et les caprices de la fortune. Montesquieu, d’après lui, simplifie trop et ordonne tout avec trop de mesure ; il laisse de côté les accidents ; il isole dans la mêlée certains épisodes, les enchaîne et leur impose un semblant de raison qu’ils n’ont jamais eu ; il ne compte qu’avec les événements qui ont produit leurs effets ; il abandonne tous ceux qui ont avorté en chemin ; des mille façons dont l’événement aurait pu se dérouler, il en choisit une seule, celle qui a abouti ; il supprime l’imprévu ; il méconnaît « le vrai de l’intrigue et de la mascarade humaine » ; il prétend découvrir les grandes routes, il ne fait passer les siennes, ses grandes routes royales, « que par l’endroit de la note illustre ». En dehors de la Providence, qui ne dit point son secret, il n’y a, selon l’auteur et Port-Royal, dans cette cohue du monde que la force, que l’habileté, que la fortune. Pascal avait vu la Fronde, médité sur la révolution d’Angleterre, et cherché le fond des choses ; il n’a vu partout que le jeu du hasard : le nez de Cléopâtre, le grain de sable de Cromwell. Il faut en venir là, et ce grand penseur y est venu. Voilà pour les hommes qui prétendent mener les autres ; quant à ceux que l'on croit mener, ces masses obscures opèrent les grandes œuvres, mais elles n’en savent rien. Les grandes révolutions et les grandes victoires sont l’ouvrage d’acteurs inconscients : tout s’y réduit aux mouvements d’aveugles inconnus qui s’agitent dans l’ombre.

Telles sont les objections. Le mystique et l’épicurien, l’autoritaire et le sceptique, Pascal et Montaigne, Hobbes et La Rochefoucauld s’y rencontrent et, sans s’accorder le moins du monde, y font cause commune. Frédéric enseignait volontiers ce pyrrhonisme ; il avait ses motifs pour se rallier, de la main gauche, à cette ironique doctrine que le fait, dans ce monde, « se couvre de droit comme il peut ».

— « On se fait ordinairement, disait-il, une idée superstitieuse des grandes révolutions des empires ; mais, lorsqu’on est dans la coulisse, l’on voit, pour la plupart du temps, que les scènes les plus magiques sont mues par des ressorts communs et par de vils faquins… » Être dans la coulisse, c’est la vanité du monde ; que de chroniqueurs ont prêté de grands effets à de petites causes, uniquement pour se vanter de les avoir aperçues ! Voltaire a cru à cette boutade de Frédéric, et Frédéric a plié Voltaire à ses desseins, en le persuadant qu’il servait le hasard ; le philosophe en tirait orgueil, et le roi le traitait comme ces fameux meneurs d’hommes ont usage de traiter leurs dupes, en faquin de la politique. Que resterait-il, à ce crible, de Frédéric lui-même, de ses campagnes et de sa politique ? Montesquieu le confond d’un mot, en le ramenant à lui-même et à sa propre gloire : « La fortune n’a pas ces sortes de constance. »

Il en est des phénomènes de l’histoire comme de ceux de la nature physique : le hasard seul ne fait point qu’ils se répètent et se succèdent dans des conditions identiques. Cette succession a ses lois : les faits ne sont point juxtaposés et isolés ; ils se tiennent, ils ont leur connexion. Le hasard ne dispose que de la forme de l’événement. Le fleuve coule de la montagne et s’en va vers la mer : ce rocher le détourne, mais il ne fait point remonter les eaux vers leur source ; il n’en modifie point la direction générale, qui est imposée par l’ensemble des mouvements du terrain. Au-dessus de l’action des individus, cause humaine isolée, il y a l’action des sociétés, résultante vivante des causes individuelles accumulées. C’est « l’allure principale qui entraîne avec elle tous les accidents particuliers ». C’est elle qui fait que si César n’était pas venu, un autre aurait pris la place de César. Montesquieu ne l’a jamais mieux définie que par cet exemple : « Il était tellement impossible que la république pût se rétablir, qu’il arriva, ce qu’on n’avait jamais encore vu, qu’il n’y eut plus de tyran, et qu’il n’y eut plus de liberté : car les causes qui l’avaient détruite subsistaient toujours. »

L’historien détermine et développe ces causes. Il suit, dit-on, les grandes routes royales de l’histoire ; ces routes sont aussi les nationales et les populaires. L’humanité y a passé, l’historien relève sur la carte la trace de son passage. C’est la voie large et directe de l’histoire. À quoi bon s’en écarter pour battre les buissons d’alentour ? À quoi bon s’égarer sur toutes les pentes et s’évertuer vainement pour discerner la piste de tous les vagabonds ? Les premiers piétons qui traversèrent les montagnes ont suivi le cours des torrents ; les chemins se sont faits sur les sentiers ; les grandes routes ont élargi les chemins, et les ingénieurs des lignes ferrées ont à leur tour côtoyé les grandes routes.

Entre Montaigne et Pascal, le trop-plein de l’ironie humaine et l’abîme de la raison anéantie en soi-même, il y a un milieu pour la science, la réflexion et le sens commun : c’est la place de Montesquieu. Il est avant tout l'honnête homme social et politique, à qui rien d’humain n’est étranger, qui cherche à se connaître pour mieux connaître autrui, et à faire connaître aux hommes leur condition afin de leur enseigner à la rendre plus supportable. Ses écrits subsistent parce qu’ils sont historiques et qu’ils reposent sur l’observation de la nature. Ses vues générales sont justes, c’est l’essentiel ; quant à ses erreurs de détail, elles importent médiocrement. Villemain l’a très bien dit : « Dans un ouvrage de ce genre, ces erreurs ne comptent pas plus que les fractions dans un grand calcul. » Montesquieu a laissé mieux que des préceptes : une méthode qui a permis de développer sa pensée et de l’appliquer à des conjonctures qu’il n’avait pas pu prévoir. Il a exercé une action profonde et prolongée sur son temps ; il est encore plein d’enseignements pour le nôtre. Son nom est associé à plusieurs des meilleures réformes que nous ayons accomplies depuis un siècle. Il représente notre esprit national dans ce qu’il a de plus précis, de plus large, de plus généreux et de plus sage.


FIN
  1. Le lecteur trouvera une bibliographie des éditions originales de Montesquieu et des ouvrages écrits sur lui, a la fin du livre de M. Vian : Histoire de Montesquieu. Je me suis servi de ce livre, en tenant compte des critiques qui en ont été faites par MM. Brunetière et Tamizey de Larroque, ainsi que des recherches de M. Tourneux. J’ai mis à contribution l’inépuisable trésor des Lundis et de Port-Royal. J’ai trouvé les indications et les directions les plus utiles dans la Cité antique de M. Fustel de Coulanges, et dans la Civilisation et ses lois de M. Funck-Brentano, en particulier dans le livre I de cet ouvrage : Les mœurs et les lois : des mœurs politiques dans les démocraties et dans les monarchies.