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Morale en action/Morale 2

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Hetzel éds Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 15-21).

Les bibliothèques populaires[1].


(Courrier du Bas-Rhin, 25 avril 1862).

Le commencement indispensable de l’instruction du peuple, c’est de lui apprendre à lire, et la France aura fait un grand pas le jour où elle aura rejoint sur ce terrain des pays auxquels elle se croit bien supérieure, comme le Danemark par exemple, où sur  habitants on en trouve 1 ne sachant pas lire. Mais à quoi servira au peuple de savoir lire s’il n’a rien à lire ? Le complément de l’école primaire, c’est donc la Bibliothèque populaire. La première est la clef, mais l’autre est la maison. Avoir la clef sans la maison, on ne peut pas précisément appeler cela être logé.

Tendre la main aux ignorants afin de les élever à l’instruction, pour nous autres chrétiens qui sommes tenus de les regarder comme des frères devant Dieu, c’est un devoir religieux dans la plus stricte acception du mot. La charité pour l’âme ne doit pas nous être moins sacrée que la charité pour le corps, et les âmes qui ne se sont pas éveillées à la vie, faute d’aliments, nous accusent aussi sévèrement là-haut que les corps qui meurent d’inanition.

Même en ramenant la question à des proportions purement humaines, c’est encore un devoir sacré.

Et d’abord, qu’on en accepte ou non le principe, la solidarité entre tous les membres d’une société est un fait qu’il n’est pas permis de nier. L’ignorance du voisin est un danger qu’on devrait conjurer, ne fût-ce que par égoïsme, comme on va au secours de sa maison quand elle brûle, car ses conséquences peuvent nous atteindre. Je crois inutile de les relever ici, ces conséquences fatales de l’ignorance, elles ne sont que trop connues. Les âmes dormantes et les eaux qui croupissent sont également du domaine de la salubrité publique.

Mais ce n’est pas ce devoir d’égoïsme qui mérite d’être nommé sacré. Il y en a un autre, il y a le devoir envers la patrie qu’il est devenu difficile de méconnaître en France depuis l’établissement du suffrage universel ; aussi bien tout le monde est-il d’accord sur ce point là. Le suffrage est à la fois un droit et une fonction. Le droit, qui prime tout, a reçu satisfaction le premier. Je ne sais pas si c’était dans l’ordre, mais c’est arrivé : tout est dit. Reste maintenant la fonction à laquelle il s’agit de pourvoir après coup, puisqu’on n’a pas eu le bon esprit de s’en occuper suffisamment d’avance, alors qu’on devait sentir approcher l’avènement du droit.

Ce n’est plus l’heure d’ouvrir une enquête de commodo et incommodo, la chose est faite. Se lamente qui voudra, il ne reste plus rien d’utile à faire, que d’élever au niveau de la fonction ceux auxquels on ne peut plus l’arracher. C’est une question de vie ou de mort pour la patrie, dont il faut s’occuper avant tout, et devant laquelle je ne vois rien qui ne pâlisse aujourd’hui. Et s’il faut dire ici le fond de ma pensée, je ne suis pas bien sûr que la fonction ait été si fort en souffrance jusqu’à présent, au point de vue de la patrie. Les choses étant ce qu’elles étaient, l’instinct du peuple l’a mieux servi peut-être que ne se le figurent beaucoup de ceux qui se croient plus forts que lui. Mais c’est triste pour un peuple d’en être réduit, pour se guider, à l’instinct. Il faut laisser aux animaux ce moteur aveugle et sourd, destructeur né de toute liberté. Ce qui doit diriger l’homme, s’il veut rester digne de son nom d’homme, c’est la libre intelligence, et ceux qui réclament à cette heure la liberté doivent bien se hâter de faire monter le peuple à l’intelligence. Nous ne pouvons plus être libres les uns sans les autres.

Je demande bien pardon à M. Bretegnier d’avoir laissé s’introduire, presque malgré moi, dans l’appréciation de son œuvre un ordre de considérations tout en dehors du but qu’il s’est posé. Le côté politique de la question des Bibliothèques populaires est grand sans doute, mais le côté religieux est plus grand encore, plus grand de toute la hauteur d’où la grande patrie plane sur la petite. Ce n’est pas ici un citoyen qui travaille pour son pays, c’est quelque chose de plus respectable encore, un pasteur qui pense à Dieu, et qui appelle à lui tous les hommes de bonne volonté.

Voici les premières lignes de cette publication sur laquelle nous appelons l’attention de toutes les âmes vraiment religieuses :

« Nous venons offrir notre concours à l’œuvre des Bibliothèques populaires. Coopérer au développement de l’instruction parmi les masses, c’est travailler à une œuvre essentielle, à l’œuvre qui est à la base de la réformation ; c’est mettre en œuvre un instrument nécessaire à l’établissement du royaume de Dieu. »

L’Alsace n’avait pas attendu cet appel pour entrer dans les voies de la charité intellectuelle. Elle peut se vanter à bon droit d’être une des contrées de la France où les classes intelligentes s’occupent avec le plus de zèle et de fruit de l’instruction des masses. Des bibliothèques populaires, dues à la généreuse initiative de simples particuliers, y existent déjà non-seulement dans les villes, mais aussi dans un certain nombre de villages. Pour en citer une seule, la Bibliothèque évangélique de Strasbourg a fourni à M. Bretegnier les éléments d’une notice très-intéressante, dont le début pourra donner à réfléchir aux gens de bien qui se croient impuissants là où ils ne s’appellent pas encore légion.

« Le 12 octobre 1838, cinq amis de l’Évangile se réunirent à Strasbourg pour organiser une Bibliothèque instructive et moralisante à l’usage des classes ouvrières. De la modeste salle d’une école primaire on dut bientôt passer aux plus vastes salles du Gymnase protestant. Vingt ans après, le comité avait à sa disposition 1 900 volumes, 20 surveillants volontaires et plusieurs centaines de lecteurs. En 1858, la Bibliothèque ouvrière avait reçu 53 464 visites. »

C’est à tous ceux qui ont déjà mis la main à l’œuvre, ou qui seraient tentés de l’y mettre que s’adresse l’Organe des Bibliothèques populaires, et nous croyons que s’il a des chances de réussite, c’est surtout en Alsace, après le pays de Montbéliard toutefois, où l’impulsion est déjà donnée, et où une commission composée du pasteur Fallot, du docteur Muston et de M. C. Peugeot, s’occupe en ce moment de fonder à Audincourt une bibliothèque centrale pour alimenter les bibliothèques locales de toutes les paroisses de l’inspection ecclésiastique.

Voici en que mots le programme du nouveau journal :

« Le but que nous nous proposons dans cette modeste Revue est de mettre en relation directe et constante tous les bibliothécaires ; d’offrir à tous le bénéfice de l’expérience de chacun, de transmettre les bons conseils, de guider dans une bonne voie, de prémunir contre de funestes écarts ou d’inutiles dépenses, de généraliser les ressources les plus efficaces, de faire connaître les moyens les plus économiques, les plus faciles à introduire ; de provoquer l’établissement de bibliothèques partout où il y à école primaire, ou école du dimanche, ou union chrétienne de jeunes gens. »

C’est d’un petit village perdu que vient d’être lancé ce programme, qui aurait dû, pour bien faire, être rédigé à Paris, dans le cabinet du ministre de l’instruction publique ; mais nous saluons avec joie ce symptôme des choses qui se préparent. Un journal qui se publie à Beutal, par l’Isle-sur-le-Doubs, c’est presque le commencement d’une révolution ; c’est un signe de la vie qui s’éveille aux extrémités, et nous invitons tous ceux qui rêvent d’une décentralisation sérieuse et féconde à lui venir en aide, ne fût-ce que pour encourager les imitateurs. Le serpent ne fait peau neuve que quand la nouvelle peau s’est déjà formée sous l’ancienne, et tant que nous n’aurons pas fait du nouveau, chacun chez nous, il ne faut pas penser à voir se détendre les liens qui enchaînent tout au centre.

On lit dans le second numéro de l’Organe ce paragraphe instructif :

« Près de deux cents villes de France ont des bibliothèques ouvertes au public, comme le sont celles de la ville de Paris. Plusieurs propositions, plusieurs tentatives ont cherché à généraliser l’établissement des bibliothèques en l’étendant à toutes les communes, ou au moins à tous les chefs-lieux de canton. Des difficultés politiques, administratives, financières ont entravé cette pensée, compromise aussi par des combinaisons de spéculation privée » (Dictionnaire de l’administration française, article : Bibliothèques publiques).

Nous tenons de bonne source que le projet n’a pas été abandonné, et que l’on continue d’y penser au ministère de l’instruction publique. Mais en attendant qu’on soit sorti des difficultés politiques, administratives, financières, et qu’on ait débrouillé là-bas les combinaisons de la spéculation privée, ne pourrions-nous pas commencer nous-mêmes, et préparer les voies à l’action centrale par l’initiative individuelle ? Quel terrain plus large, plus avouable, d’un intérêt plus pressant et plus général, saurions-nous rencontrer pour nous faire la main, si je puis m’exprimer ainsi ? Là, tous les cultes, toutes les opinions, toutes les positions sociales peuvent fraterniser sans arrière-pensée dans la poursuite d’un but commun, admirablement formulé par le Suédois Siljestrœm dans ces paroles qui devraient être inscrites en lettres d’or sur le mur de toutes les bibliothèques populaires : La question importante est celle-ci : Comment les citoyens peuvent-ils, en nombre aussi grand que possible, être rendus des êtres pensants ?

Sans doute dans ce pays, façonné comme il l’est à l’impulsion centrale, l’initiative individuelle sera pour longtemps encore impuissante à tout faire, et je n’oserais pas espérer qu’elle arrive, pour son coup d’essai, à la réalisation intégrale de cette donnée, si modeste en apparence : L’établissement d’une bibliothèque partout où il y a école primaire.

Elle peut commencer du moins, et ses premiers essais auront plus d’efficacité pour triompher « des difficultés politiques, administratives, financières, » que toutes les objurgations les plus acrimonieuses, parce qu’ils témoigneront d’un besoin sérieux des populations, devant lequel « les combinaisons de la spéculation privée » seront bien forcées de baisser pavillon. Un gouvernement assis sur le suffrage universel sera toujours obligé d’agir quand il sentira l’opinion remuer sous lui, et moins hostile aura été le mouvement, plus prompt sera l’accomplissement du vœu national.

Jean Macé.
  1. L’Organe des Bibliothèques populaires, Revue trimestrielle publiée par L. Bretegnier, pasteur à Beutal, par l’Isle-sur-le-Doubs. Prix d’abonnement : 4 fr. 50 c.