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Morale en action/Morale 4

La bibliothèque libre.

La société des bibliothèques communales du Haut-Rhin.


(Revue d’Alsace, janvier 1864).

Il faut rendre à César ce qui appartient à César. L’idée première des Bibliothèques communales a été lancée dans le pays par le gouvernement.

Déjà en 1850 une Société de bienfaisance s’était formée à Paris, sous l’impulsion de M. Jules Radu, pour fournir gratuitement des Bibliothèques, livres et meubles, à 3 000 communes d’abord, puis à toutes les communes de France, au fur et à mesure des ressources réalisées. Le prospectus de l’œuvre, que j’ai entre les mains, témoigne de la part active qu’entendait y prendre le gouvernement actuel.

En tête figure comme Protecteur : Le Prince Louis-Napoléon Bonaparte, Président de la République.

On y lit une circulaire, insérée au Moniteur, le 31 mai 1850, et signée Baroche, ministre de l’intérieur, que je copie avec tous les changements typographiques, imaginés par le rédacteur du prospectus.

« Monsieur le Préfet, il vient de se former une Société de bienfaisance pour la fondation des Bibliothèques communales. Cette Société mérite toute la sympathie du gouvernement ; la généreuse pensée de doter d’une bibliothèque toutes les communes de France a droit à tous les encouragements de l’autorité supérieure. Je vous verrai donc avec plaisir, Monsieur le Préfet, aider, autant qu’il peut dépendre de vous, au succès de cette Société, en faisant connaître à vos administrés son existence, son organisation, la haute utilité de son but, et en invitant tous les fonctionnaires avec lesquels vous êtes en correspondance administrative, à lui prêter le plus actif concours. »

On y trouve la signature du nonce du Pape, Monseigneur Fornari, avec celles de cinq prélats et d’une centaine de personnages importants de toute espèce au bas de cette ligne :

La fondation des Bibliothèques communales est une œuvre de bienfaisance et d’utilité publique,
et le cardinal-évêque d’Arras, La Tour d’Auvergne Lauraguais, y écrit à la date du 29 avril 1850 :

« Ami naturel de tout ce qui peut contribuer à améliorer notre pauvre société, et appui par devoir des moyens qui paraissent propres à atteindre le but, je souscris à l’œuvre des bibliothèques communales ; ma souscription ne suffit pas, il faudrait que je pusse en obtenir dans le diocèse ; j’aurais besoin que vous eussiez l’obligeance de me faire remettre soixante prospectus pour les distribuer à mes curés. »

Enfin une liste imposante de dames patronesses, portant 112 noms choisis dans le plus grand monde de Paris, y semble assurer à l’œuvre des Bibliothèques communales le concours inappréciable d’influences toutes puissantes.

Tout cela n’a pu suffire à mener à bien la Société de bienfaisance.

C’est une tâche un peu lourde que d’entreprendre de faire l’aumône à tout un pays. Il faut en définitive qu’il se la fasse lui-même ; et attirer à soi des millions pour les faire retomber ensuite en pluie bienfaisante, est quelque chose d’à peu près impossible chez nous, quand on n’est pas église, ou gouvernement.

D’autre part, en fouillant bien le prospectus, on y aperçoit dans un coin un directeur-entrepreneur qui se charge de fournir la menuiserie pour 60 fr. par commune, et la librairie à raison de 3 fr. par volume, tout relié, pour la première édition de 3 000, et de 2 fr. 50 c. pour les éditions suivantes. Il y en a 100 de ces volumes, alignés d’avance par catégories en un tableau irréprochable, si ce n’est qu’à l’article : Littérature, sur onze volumes triés dans l’ensemble des produits de l’esprit humain, il s’en trouve un pour les Matinées littéraires de Mennechet, un galant homme, de beaucoup d’esprit, qui aura dû s’étonner d’avoir été choisi. Même avec la reliure, il paraît peu probable qu’on n’eût pas réservé un bénéfice sur chaque volume, et ce bénéfice multiplié une première fois par 100, multiplié une seconde fois par le chiffre des communes de France, devait en fin de compte prendre des proportions assez raisonnables si l’entreprise avait réussi. Or rien de plus légitime que l’argent gagné dans une affaire utile à tous, quand elle s’annonce comme une affaire ; mais une œuvre de bienfaisance qui aboutit à une fortune pour l’entrepreneur, cela n’est pas dans les règles.

Bref l’affaire avorta, avorta si bien que je n’ai encore rencontré personne en Alsace qui en eût entendu parler.

Toutefois il serait injuste de ne pas reconnaître le service rendu par les intrépides promoteurs de l’œuvre des Bibliothèques communales. En remuant les hautes régions dans tous les sens pour lui trouver des patrons, ils y ont implanté l’idée qui avait été trouvée bonne, et le mot de Bibliothèque communale est resté depuis un mot d’ordre dans le ministère d’où était partie la circulaire du 31 mai 1850.

L’insuccès des tentatives faites à plusieurs reprises de ce côté laisse entier le bon vouloir de l’administration, qui a dû reculer devant des difficultés plus fortes qu’elle, et le 31 mai 1860, dix ans, jour pour jour, après l’insertion au Moniteur de la circulaire de M. Baroche, M. Rouland qui préparait déjà, en désespoir de cause, la création des Bibliothèques scolaires, déplorait en ces termes les obstacles rencontrés jusqu’alors par tous les essais de Bibliothèques communales :

« Doter les populations laborieuses d’un fonds d’ouvrages intéressants et utiles est un besoin qui chaque jour se fait plus sérieusement sentir. Une vaste organisation de Bibliothèques communales répondrait à ce but, mais cette organisation présente des difficultés qu’un concours multiple de volontés et de sacrifices permettrait seul de résoudre complétement. »

Ce « concours multiple de volontés et de sacrifices, » la Société des Bibliothèques communales du Haut-Rhin s’est organisée tout exprès pour le fournir dans le département, et l’histoire de sa formation est de nature à encourager quiconque voudra tenter ailleurs une organisation semblable.

Quand une idée porte un cachet bien évident d’utilité publique, le premier venu peut la servir, s’il n’a pas peur de se mettre en avant, et il acquiert, en la servant, l’autorité personnelle qu’il n’avait pas. Celui qui a pris sur lui de faire appel aux bons citoyens du Haut-Rhin, pour les grouper en association, était à la fois dans une position des plus modestes, et dans des conditions peu favorables à la réussite du projet. Enfant d’adoption seulement du pays dont il ne parlait pas même la vieille langue nationale, sans autres relations que quelques amitiés dans un cercle restreint, simple professeur d’un pensionnat de demoiselles, il n’avait à lui, pour venir à bout de son entreprise, que sa plume et sa volonté. Il en est venu à bout pourtant, et facilement et promptement, parce que ce qu’il attendait est arrivé. Toute le monde lui a tendu la main, et il n’a eu à jouer en quelque sorte que le rôle de la cloche qui appelle au temple les fidèles tout prêts d’avance à partir.

Le premier parrain de la Société a été M. Paul Odent, le préfet du département, sans lequel elle n’aurait pas été essayée. À côté du courage de tenir tête aux dépositaires de l’autorité quand ils sortent de la loi, il y a celui de leur rendre justice quand ils s’intéressent franchement et loyalement au bien public, et je crois me faire ici l’interprète d’un sentiment universel chez tous ceux qui ont coopéré à la fondation de notre Société, en remerciant publiquement M. Paul Odent de l’appui sympathique qu’il n’a cessé de lui accorder depuis le jour, où l’idée lui en a été présentée, jusqu’à celui où il lui a donné une sanction officielle en l’inaugurant lui-même avec une courtoisie dont nous lui restons tous reconnaissants.

Après le point d’appui est venu le levier, je veux parler de M. Engel-Dollfus qu’on pourrait à bon droit considérer comme le fondateur réel de l’association.

C’est à lui le premier qu’elle a été proposée, et saisissant sa portée d’un coup-d’œil, il a mis sur-le-champ à son service ce qui manquait à l’auteur du projet, une grande position, une autorité personnelle acceptée de tous dans le monde aussi puissant qu’intelligent de l’industrie mulhousienne, et une entente pratique de la marche à suivre pour arriver à un résultat.

Ainsi guidé et soutenu, tout devenait facile à l’initiateur, et dès lors il n’a plus eu pour ainsi dire qu’à se laisser aller au courant qui le portait.

Toute la presse d’Alsace lui a ouvert ses colonnes avec un empressement qu’on rencontrera partout, et les dévouements sur lesquels il comptait se sont produits d’eux-mêmes, comme ils se produiront à chaque fois qu’on leur en fournira l’occasion. En tête, il faut mettre M. Léon Landmann qui s’est offert le premier jour, et a recueilli en quelques semaines 102 signatures à Sainte-Croix et Sainte-Marie-aux-Mines, et M. Fritz Saltzmann qui a rallié, dès le commencement, à l’association l’élite de la population de Ribeauvillé.

Commencée au mois d’août, l’association comptait 813 membres le 29 novembre, le jour de sa première réunion.

Il est difficile de faire un choix sur la liste de ceux qui ont accepté la tâche pénible et délicate de faire circuler les listes, et sur qui est retombé tout le poids de l’affaire. Ce sont :

À Mulhouse, après M. Engel-Dollfus qui a ouvert la souscription, MM. Klenck, Davin, Bader et Charles Thierry-Mieg.

À Colmar, MM. Kœppelin, Charles Berdot, Bavelaër, Faudel, Ignace Chauffour, de Peyerimhoff, André Kiener, Jacques Ortlieb, Brand et Standaert.

À Guebwiller, M. Jean-Jacques Bourcart.

À Giromagny, M. Boigeol.

À Belfort, MM. Clerc et Thiault.

À Altkirch, M. Gilardoni fils.

À Thann, MM. Scheurer et Rissler-Kestner.

À Cernay, M. Rissler.

À Munster, M. Fritz Hartmann.

À Wintzenheim, M. Gilliot.

À Kaysersberg, M. George Scheurer.

À Riquewihr, M. Jöranson.

À Jebsheim, M. Diehl.

À Sundhoffen, M. Kuntz.

À Ostheim, M. Ostermann.

À Hunawihr, M. Zubler.

À Beblenheim, M. Schmidt.

Qui pourrait mettre l’étiquette à chacun des noms qui remplissent cette liste des travailleurs de l’association, verrait que toutes les nuances de position et d’opinion y sont représentés, et que le millionnaire y figure à côté de l’instituteur de village, le catholique à côté du protestant, le conservateur à côté du libéral, s’il est permis de rappeler ces nuances-là à propos d’une œuvre si libéralement conservatrice.

Dans la dernière séance du Conseil général du Haut-Rhin, sur la proposition de M. Jean Dollfus, dont la cité ouvrière de Mulhouse a rendu le nom européen, tous les membres présents ont donné à l’association un témoignage irrécusable de complète sympathie, en inscrivant leurs noms sur une liste où le préfet du département a mis le sien.

Enfin la presse parisienne nous a apporté son contingent, un contingent sérieux[1], gage certain du concours qu’elle est prête à donner à une institution qui, pour être locale, n’en a pas moins, comme exemple, un caractère d’intérêt général pour le pays tout entier, et qui est appelée à faire le tour de la France.

Il y a quelques jours à peine que les journaux de Paris ont répandu dans les autres départements la nouvelle de ce qui s’était fait dans le Haut-Rhin, et déjà du Rhône, du Gers, de la Nièvre, de l’Yonne, de la Haute-Marne, de Seine-et-Marne l’on a écrit pour demander à la Société ses statuts. Ils avaient trouvé déjà des hommes disposés à les mettre en circulation à Marseille, à Toulon, dans Seine-et-Oise, dans l’arrondissement de Saint-Denis. Le jour de la première réunion de la Société, le 29 novembre, on les lui a présentés, revenant des Vosges, dans une brochure signée : Vacca, où ils sont proposés à une future Société des Bibliothèques communales de l’arrondissement de Remiremont, et M. Bretegnier, venu tout exprès du Doubs pour assister à la réunion, y a déclaré son intention de les faire adopter par une association qu’il veut organiser dans l’arrondissement de Montbéliard. Enfin, pour rentrer chez nous, M. Schnéegans, que le Courrier du Bas-Rhin avait envoyé à Colmar, pour être l’historien de la modeste solennité de notre inauguration, à peine de retour à Strasbourg a commencé à recruter des adhérents pour une association semblable à la nôtre. Là l’opinion était avertie, et l’on n’attendait qu’un signal. L’initiative de M. Schnéegans sera couronnée, on peut le prédire d’avance, d’un prompt et plein succès.

Voici ces statuts dont les dispositions principales permettent à tous les hommes de bonne volonté, quelle que soit du reste leur manière de voir sur les questions qui nous divisent, de se donner fraternellement la main pour travailler de concert à un progrès dont nous sentons tous le besoin.

SOCIÉTÉ DES BIBLIOTHÈQUES COMMUNALES DU HAUT-RHIN.

La Société a pour but principal de propager l’idée des Bibliothèques communales dans le département du Haut-Rhin, et de stimuler l’initiative locale dans toutes les communes où ses membres auront accès.

Elle recueillera et publiera tous les ans les renseignements relatifs à ces Bibliothèques, décernera des primes d’encouragement aux communes qui se seront le plus distinguées, et des récompenses honorifiques aux bibliothécaires qui auront montré le plus de zèle, prendra en main la cause des Bibliothèques dans les cas de contestations, et subsidiairement aidera à leur établissement par des dons d’argent, quand cela sera reconnu nécessaire.

Elle s’interdit tout achat direct et toute désignation officielle de livres, voulant se tenir en dehors des préférences d’opinions et de librairies, ses membres se réservant d’aider de leurs conseils ceux qui s’adresseront à eux.

Un comité de vingt-quatre membres sera nommé dans la première réunion de la Société, et soumis tous les ans à la réélection par tiers, tiré au sort. Les membres sortants seront rééligibles. En cas de partage des voix, celle du président sera prépondérante.

Il y aura une réunion annuelle de la Société, dont le jour sera fixé par le comité, et une réunion mensuelle de son comité.

Chaque membre paiera une cotisation annuelle de 5 fr. Elle sera recueillie dans chaque canton par un délégué de la Société, et versée par lui entre les mains du comité, qui aura seul droit de disposer des fonds.

Les bibliothécaires seront de droit membres de la Société, sans cotisation.

Il sera rendu compte, en séance annuelle, de l’emploi des fonds, et de la situation financière de la Société.

La Société s’interdit toute intervention étrangère à la cause des Bibliothèques communales, dans l’intérêt exclusif desquelles elle est fondée.

Nulle modification aux présents statuts ne pourra être proposée qu’en assemblée générale, après avoir été soumise au comité dans sa réunion précédente.


Tout au rebours de la Société de bienfaisance dont j’ai raconté l’essai infructueux, la Société nouvelle n’a pas de livres à elle, n’en achète même pas, et n’ayant pas de livres, elle ne se charge pas d’en donner. Ce qu’elle doit donner, c’est l’impulsion ; mais l’impulsion par en bas, par l’action personnelle de chacun de ses membres. L’impulsion par en haut a été essayée ; elle n’a pas réussi. Il faut reprendre le travail en sous-œuvre, et se mettre tous à faire, chacun chez soi, ce qui est impossible au gouvernement, dont la main, si elle est assez longue, n’est pas assez large pour le faire : stimuler l’initiative locale. Si l’on veut que l’instruction se répande dans les campagnes, c’est dans les campagnes mêmes qu’il faut travailler, d’homme à homme, parlant à la personne de ses amis et de ses voisins. On pourrait encore à la longue, si grosse que soit l’affaire, donner à toutes les communes des bibliothèques ; on ne pourrait pas forcer à les lire. Pour être sûr que les livres seront lus, nul moyen meilleur à employer que d’amener les communes à se les donner elles-mêmes.

C’est donc là le véritable terrain d’action des Sociétés de Bibliothèques communales, non pas créer, mais faire créer des Bibliothèques. Si nous étions en Angleterre, je dirais qu’il s’agit d’organiser une agitation dans le pays, agitation pacifique celle-là, et féconde, qui ne pourra rien ébranler, parce que son effet se produira partout sur place.

Il faut s’entendre pourtant. Il est bien certain que le paysan absolument illettré ne va pas se trouver d’un jour à l’autre pris d’un beau feu pour acheter des livres. Ce serait compter sur un miracle que d’aller frapper à cette porte-là. Mais il y a, au sein même de la population des campagnes, un élément accessible aux raisons à faire valoir en faveur de l’établissement des Bibliothèques communales. Notaires, médecins, instituteurs, ministres des cultes, propriétaires aisés, chefs de fabrique dans les contrées industrielles, on peut trouver partout à qui parler. Ceux-là comprennent à quoi sert le livre, et du moment qu’ils sont mis en demeure de l’aider à pénétrer plus avant dans les classes laborieuses, c’est leur devoir de citoyens et de chrétiens d’y contribuer, au moins par une attitude favorable à l’institution proposée. Une commune serait bien déshéritée qui ne posséderait pas quatre ou cinq hommes capables de se former en commission, de réunir d’abord entre eux quelques livres, de demander au Conseil municipal un vote ratifié d’avance par l’autorité supérieure, et d’administrer la Bibliothèque qu’ils auront créée.

Trouvez d’abord des hommes, et que les livres viennent ensuite : vous pourrez être tranquille sur leur compte. Autrement il pourrait bien arriver des nouvelles bibliothèques ce qui est arrivé tant de fois des envois de livres faits à droite et à gauche par les ministères, qu’on jette dans un coin des mairies et qui dorment là sous la poussière.

La commission communale doit être considérée comme la base fondamentale, l’élément actif de l’organisation. C’est elle qui doit faire la bibliothèque, et la Société départementale n’aura pas d’autre rôle à jouer que de provoquer sa formation, de l’encourager, de la soutenir et de l’aider. Ce rôle est nettement tracé dans les trois premiers articles de ses statuts et il en est un qui mérite surtout d’être mis en relief, c’est celui-ci :

« La Société s’interdit tout achat direct et toute désignation officielle de livres, voulant se tenir en dehors des préférences d’opinions et de librairies, ses membres se réservant d’aider de leurs conseils ceux qui s’adresseront à eux. »

Cet article a été l’objet d’une polémique amicale, soulevée par un homme tout dévoué au principe des Bibliothèques communales, dévoué à ce point qu’il s’est présenté de lui-même pour faire partie du comité[2]. Le scrupule qui lui est venu pourrait venir à d’autres, et je crois utile de reproduire ici les raisons qui lui ont été opposées. Ayant à dire les mêmes choses, je demande la permission de me servir des mêmes termes.

« Quel progrès s’agit-il de réaliser ? Il s’agit de réveiller les esprits qui dorment, d’appeler à la vie scientifique et littéraire, dans la mesure de ses forces, la population des campagnes qui n’éprouve pas encore suffisamment le besoin de vivre de cette vie-là. Lui envoyer ses listes de livres toutes faites, c’est vivre pour elle, et lui mettre d’une main un oreiller sous la tête, en la secouant de l’autre.

« Il n’y a pas que des journaliers dans les communes. Les commissions de Bibliothèque qui devront s’organiser au préalable, et sans lesquelles on ne fera rien de bon, ces commissions-là auront à se recruter dans l’élite intellectuelle de la commune, et il importe plus qu’on ne pense de leur laisser la responsabilité du choix des livres. Il faudra s’inquiéter, chercher, s’entourer de catalogues, demander des conseils, feuilleter des livres et les juger entre soi. Ce sera là un premier éveil, et une étude qui profitera peut-être davantage aux fondateurs que les livres eux-mêmes ne profiteront d’abord aux lecteurs.

« J’en appelle à tous ceux qui se sont donné déjà de leur chef cette noble tâche, sans Société pour leur faire la leçon. Qu’ils disent s’ils n’ont pas eux-mêmes appris quelque chose en fouillant dans les librairies pour en extraire l’aliment convenable à leurs invités ! Et quelle différence, comme intérêt pris à l’œuvre, entre cette recherche active, aussi bien contenue qu’aiguillonnée par le sentiment de la responsabilité personnelle, et le choix passif qu’il faudrait faire sur une liste imposée ! On ne met réellement son cœur qu’à ce qu’on fait soi-même — tous ceux qui ont fait déjà le diront avec moi — et c’est un apprentissage auquel il serait bon pourtant de se décider dans ce pays. La direction venue d’en haut n’est pas ce qui manque à nos communes. Pourquoi, dans un détail qui échappe aux rouages établis, pourquoi créer tout exprès un état supplémentaire qui vienne s’en emparer ?

« Et maintenant quel sera cet état ?

« L’on nous dit que les différentes opinions seront représentées dans le comité, où les décisions se prendront au nom de la Société ; et de fait c’est une condition qui devra se réaliser autant que possible si l’on veut lui laisser son caractère d’utilité exclusivement générale. On fait de cela une garantie pour les listes à dresser. S’est-on bien demandé au prix de quels tiraillements intérieurs le comité parviendrait à dresser ces listes qu’auraient à signer vingt-quatre hommes d’opinions différentes ? Il est peu de livres, même parmi les plus inoffensifs, qui n’aient pas une nuance, si faiblement accusée qu’elle soit. Tel livre repoussé ferait des mécontents ; tel livre accepté en ferait d’autres. On irait aux voix, il y aurait une majorité et une minorité, et l’unité morale du comité serait compromise au premier scrutin. Ce sont les Sociétés composées d’hommes ayant tous la même opinion qui peuvent patronner des livres. Il est facile de s’entendre sur ceux qui nuisent à cette opinion et sur ceux qui la servent. Une Société qui ne veut servir aucun opinion particulière, et qui les convoque toutes au nom d’un besoin général universellement senti, ne doit pas leur donner l’occasion de recommencer leurs luttes dans son sein. Ce serait pour elle une imprudence gratuite de s’exposer à des ruptures, en laissant une porte ouverte aux discussions.

« Tel est le motif extrêmement sérieux qui a dicté cette déclaration en fait de livres, et je dois dire qu’elle a eu les suffrages de tous ceux qui se sont mis en avant pour réunir les éléments de l’association. Voici ce que m’en écrivait, après avoir lu la critique à laquelle je réponds, celui qui m’a le premier tendu la main pour m’aider à lancer ce projet qui a jusqu’à présent si bien fait son chemin.

« Pour ma part, je considère cette excellente idée comme la condition essentielle, indispensable d’une association étendue, marchant sans tiraillement à son but. Dans les associations volontaires, les minorités boudent et se retirent. »

« Du reste, pour rester libres dans leurs choix, les communes ne seront pas abandonnées à elles-mêmes. Les plus lettrés se trouvent fort embarrassés quand, pour la première fois, se dresse devant eux le problème d’une bibliothèque populaire à créer ; et l’un des grands services que rendra l’association, ce sera sans contredit de faire profiter ceux qui commenceront, de l’expérience acquise et des découvertes faites par ceux qui ont commencé. Mais ces communications-là, faites à titre de renseignements, pourront très-bien emprunter leur autorité aux noms mêmes des initiateurs. Ce sont des noms assez honorables pour présenter une garantie suffisante, sans que l’être multiple association y ajoute la sienne, au risque de se diminuer.

« Il demeure au surplus, bien entendu, que les membres de la Société ne s’interdisent pas ce qu’elle s’interdit à elle-même, et rien n’empêchera celui qui aurait des conseils à donner d’aller au devant des demandes, si elles se font attendre. Les journaux du département, qui ont mis tant d’empressement à publier les communications qu’on leur a plusieurs fois adressées en faveur de nos bibliothèques, n’en mettront pas moins, c’est bien certain, à publier des listes de livres possibles pour elles. Mais ces listes, faites au gré de l’inspiration personnelle, représenteront uniquement l’avis de celui qui les aura signées, et l’on n’y mettra pas des signatures agglomérées, sous peine de rupture, de par la décision brutale d’un vote. Ce sont là des choses qui ne doivent pas se voter. Je le déclare pour mon compte, je connais plus d’un livre que je n’hésiterais pas à recommander à qui réclamerait mon avis, et même à qui ne le réclamerait pas ; mais signer une déclaration ex cathedra, notifiant officiellement aux communes dn Haut-Rhin la fine fleur des livres existants, signer un catalogue modèle, dans lequel leurs choix seraient tenus de se renfermer, c’est un acte de présomption qu’on n’obtiendrait jamais de moi.

« Enfin, et c’est une considération trop grave pour ne pas être comprise du premier coup, avec des listes personnelles, s’il se produit des contestations, les signataires seuls seront en cause, et l’association restera toujours en dehors du débat[3]. »

M. Gilardoni le disait en termes excellents dans le compte rendu de notre séance d’inauguration, publié dans le Journal de Belfort, du 5 décembre :

« Il ne suffit pas qu’une société comme la nôtre fasse profession d’impartialité, si elle ne se met dans l’impossibilité bien avérée d’y manquer. »

Maintenant il faut tout dire. En déclinant la responsabilité du choix des livres, et la reportant tout entière sur les commissions communales, la Société ne supprime pas la difficulté. Elle la recule seulement et l’atténue il est vrai, parce qu’il y a moins d’opinions en présence dans une commune que dans un département. Mais il est indispensable que toutes les opinions s’effacent devant la question, vitale pour le pays, de l’instruction populaire. Les Bibliothèques seront encouragées, protégées par tout le monde ; mais, il serait imprudent de l’oublier, c’est à la condition qu’on n’en fasse une arme contre personne. Les hommes qui dans chaque commune se mettront à la tête de l’institution devront avoir toujours présente à l’esprit cette pensée, qu’ils en tiennent le sort dans leurs mains, et qu’on aurait bientôt fait de la compromettre en s’occupant moins du peuple pour lequel elle est faite que de la satisfaction des opinions personnelles. Le choix des livres possibles est grand encore, et on le voit s’agrandir à mesure qu’on y regarde de plus près. Les catalogues[4] de quelques bibliothèques, publiés déjà ou prêts à l’être, le prouveront suffisamment, et ils seront mis à la disposition des commissions communales qui voudront s’orienter d’abord avant de dresser leurs listes.

Ce n’est pas le seul service que la Société puisse rendre aux commissions. Les livres une fois choisis, il lui est permis d’intervenir pour les faire arriver à destination. Elle en paiera le port, un détail qui est en dehors de toute discussion politique ou religieuse, et traitera avec les éditeurs pour faire servir les commandes aux conditions les plus avantageuses qu’elle pourra obtenir. Déjà, pour en citer une, la librairie agricole, qui compte parmi les plus importantes pour les Bibliothèques communales, a consenti une remise de 30 p. % sur tous les livres qui leur seront destinés. Nul doute que toutes celles auxquelles on s’adressera n’y mettent la même bonne volonté. Toute question de patriotisme à part, la librairie française est trop intéressée au développement des Bibliothèques communales pour ne pas y aider de tout son pouvoir. Il y a là pour elle un marché nouveau, immense, dont l’importance ne doit pas se calculer sur le chiffre des communes de France, car tout lecteur devient insensiblement un acheteur de livres, et les Bibliothèques établies dans les mairies créeront par la force des choses des bibliothèques de familles, dans le dernier fond des campagnes. Alors on pourra se rapprocher en France de ces chiffres fabuleux qui nous arrivent d’Angleterre et des États-Unis, des publications qui ont 3 et 400 000 abonnés, des livres qui se vendent à un million d’exemplaires, et notre commerce de librairie atteindra les proportions qu’il possède dans les pays où le peuple entier sait lire, et en profite.

Mais je parle ici de l’avenir. Pour le moment qu’il nous suffise d’obtenir des Conseils municipaux des votes de Bibliothèques communales, n’y eût-il, pour commencer, que 25 volumes à mettre sur leurs rayons. Elles grandiront plus vite qu’on ne croit, partout où il y aura un homme pour s’en occuper. La commune de Beblenheim a commencé avec douze volumes, il y a juste un an. Elle en a maintenant plus de 500, et sur le nombre 4 seulement jusqu’à présent proviennent des deniers municipaux. Les autres sont venus de partout[5].

M. Jean-Jacques Bourcart, qui a su réunir lui-même plus de 2000 volumes dans la Bibliothèque qu’il a fondée à Guebwiller, me communiquait dernièrement une lettre venue du canton de Neufchâtel, et j’y ai noté le passage suivant :

« Actuellement il n’est aucun de nos villages qui n’ait sa bibliothèque à lui ; — les personnes riches ou aisées dans chaque localité font à cet effet des dons, soit en argent, soit surtout en livres. »

Pourquoi n’en serait-il pas ainsi dans le Haut-Rhin ? Pourquoi pas dans le Bas-Rhin ? Pourquoi pas dans toute la France ? Que le pays se couvre d’un réseau d’associations semblables à la nôtre, et dans quelques années d’ici on comptera les villages qui n’auront pas de Bibliothèque à eux, comme on compte ceux qui n’ont pas d’églises, ou pas d’écoles, et nous aurons fait un pas de plus dans la voie de la civilisation. Le concours de la classe aisée ne saurait manquer chez nous à une institution au succès de laquelle elle est elle-même si directement intéressée. C’est ici une œuvre d’apaisement et de régénération. Nous y convions tous ceux qui sont las de gémir au dessert sur l’ignorance du peuple, et qui veulent travailler enfin à la faire cesser.

Jean Macé.

15 décembre 1863.

  1. Sur une des listes de l’association figurent les noms de : MM. Barral, directeur du Journal d’agriculture pratique.

    Bixio, fondateur de la librairie agricole.

    Wilfrid Chauvin.

    Charton, directeur du Magasin pittoresque.

    Carvalho, rédacteur de l’Opinion nationale.

    Charles Duveyrier.

    Henri Duveyrier.

    Jules Duval, directeur de l’Économiste français.

    Charles Dollfus, directeur de la Revue germanique.

    Auguste Dumont, directeur de l’Écho du commerce.

    Adolphe Guéroult, directeur de l’Opinion nationale.

    Pierre Gratiolet, professeur à la Sorbonne.

    Hetzel, éditeur.

    Charles Lambert.

    Victor Meunier, directeur du Courrier des sciences et de l’industrie.

    Nefftzer, directeur du Temps.

    Eugène Pelletan, député de la Seine.

    Léon Plée, rédacteur du Siècle.

    Charles Sauvestre, rédacteur de l’Opinion nationale.

    Seinguerlet, rédacteur du Temps.

    Edmond Texier, directeur de l’Ilustration.

    Il y aurait beaucoup d’autres noms sur cette liste, si le temps n’avait manqué au membre de la Société qui a recueilli ceux-ci.

  2. Voici la liste des membres du Comité :

    MM. Jean Dollfus, maire de Mulhouse, président.

    Charles Thierry-Mieg fils, fabricant à Mulhouse, trésorier.

    Jean Macé, professeur à Beblenheim, secrétaire.

    MM. Bader, directeur de l’école professionnelle de Mulhouse.

    Louis Boigeol fils, fabricant à Giromagny.

    Émile Boissière, professeur à Mulhouse.

    Jean-Jacques Bourcart, fabricant à Guebwiller.

    Ignace Chauffour, avocat à Colmar.

    Félix Davin, instituteur à Mulhouse.

    Engel-Dollfus, fabricant à Dornach.

    Frantz, chef de division à la préfecture.

    Gilardoni fils, fabricant à Altkirch.

    Gilliot, juge de paix à Wintzenheim.

    Jules Gros, fabricant à Mulhouse.

    Frédéric Hartmann, maire de Munster.

    Klenck, professeur à Mulhouse.

    Léon Landman, fabricant à Sainte-Croix-aux-Mines.

    Nizole, avocat à Belfort.

    Dr Penot, vice-président de la Société industrielle de Mulhouse.

    de Peyerimhoff, maire de Colmar.

    Rissler-Kestner, fabricant à Thann.

    Stœber, professeur à Mulhouse.

    Édouard Weisgerber, fabricant à Ribeauvillé.

    Ernest Zuber, secrétaire-adjoint de la Société industrielle.

  3. Industriel alsacien, 29 octobre.
  4. Puisque j’ai prononcé le mot de catalogue, je mettrai à profit un commencement de pratique pour donner un conseil aux administrateurs de Bibliothèques communales. On activera très-efficacement la circulation des livres, en mettant sous les yeux de tous les habitants de la commune l’état de leurs richesses, si je puis m’exprimer ainsi. Tel qui ne songeait pas à lire sera tenté bien souvent par un titre, et les livres cachés dans les armoires auront bien plus de chances d’en sortir si leur existence est révélée par des catalogues se promenant dans la commune. On peut facilement les faire à la main dans les débuts de la Bibliothèque. Il conviendrait de les faire imprimer quand il y aura plusieurs centaines de volumes sur ses rayons ; et la dépense n’est pas si grande qu’on pourrait se l’imaginer. Le catalogue d’une Bibliothèque de 4 à 500 volumes peut se tirer à 100 exemplaires pour une vingtaine de francs.
  5. On me permettra de citer l’administration du Magasin pittoresque, qui a envoyé les 31 volumes de sa collection, le plus splendide et en même temps le plus utile cadeau qui puisse être fait à une Bibliothèque communale.