Mort du Khan de Khyrpour

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Mort du Khan de Khyrpour
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 1071-1080).

MORT DU KHAN DE KHYRPOUR.




LES ANGLAIS DANS LE SIND. – LE COMITE DES PRISES.




Une discussion intéressante pour quiconque a suivi avec attention les derniers évènemens de l’Inde a été récemment soulevée par les journaux de Bombay. Cette discussion (nous pourrions dire ces réflexions, car les avis au fond étaient unanimes) a porté sur deux graves incidens que la Providence semble avoir voulu rapprocher comme pour éclairer d’une triste lumière la politique de l’Angleterre dans l’Inde et la conduite de ses agens. L’un de ces incidens est la mort de Mir-Roustam, khan de Khyrpour, le premier par l’âge et le rang des amirs du Sind dépossédés par la compagnie et déportés par elle dans la présidence de Bombay ; ce personnage a succombé à une attaque de cholera à Pouna, le 27 mai 1846. L’autre fait est la mise à l’enchère des objets dont le prix doit être distribué, comme butin, à l’armée qui a conquis le Sind.

En annonçant la mort de l’amir de Khyrpour, la presse locale de l’Inde anglaise a cédé pour la première fois à un mouvement de généreuse indignation contre la direction générale du gouvernement de l’Inde et contre quelques-uns de ses hauts fonctionnaires. Les articles qu’elle a publiés a ce sujet sont autant de documens précieux qui méritent d’être signalés à l’attention de la France. Toutefois, en recueillant ces tristes aveux, nous n’oublierons pas que nous nous exposons à bien des récriminations, car, si les Anglais consentent quelquefois à reconnaître leurs erreurs, c’est à la condition de n’être entendus de personne, et ils ne souffrent point dans la bouche ou sous la plume des étrangers le blâme qu’ils s’infligent à eux-mêmes. Pour éviter donc le plus possible les démentis de la presse britannique, peu scrupuleuse quand il s’agit d’intercepter la vérité sur les affaires de l’Inde et de contredire au besoin les documens les plus authentiques, nous n’invoquerons contre l’Angleterre d’autre témoignage que celui des Anglais eux-mêmes. Le Bombay-Time, le Bombay-Courier, la Gentleman’s Gazette, nous ont précédé dans cette enquête, et nous ne suivrons pas d’autres guides. On nous pardonnera de citer beaucoup ; les citations ont ici leur éloquence.

Voici d’abord en quels termes le Bombay-Time du 3 juin annonce la mort de l’amir de Khyrpour : « Le plus ancien et le plus constant ami de l’Angleterre, le plus sage et le meilleur des princes Talpour, la victime de ses vertus et de sa fidélité à notre égard, Mir-Roustam, khan de Khyrpour, vient d’être enlevé de ce monde.” Le Bombay-Courier du 5 juin rapporte ainsi le même fait : “La mort a enfin mis un terme aux douleurs et à la captivité du vénérable Roustam. Cette victime de notre ingratitude a rendu le dernier soupir à Pouna, le 27 du mois dernier. Nous eussions sans doute préféré qu’il lui eût été accordé de vivre, si sa carrière, en se prolongeant, avait dû se terminer aux lieux où il avait reçu le jour, et si nous avions pu croire à la restitution de cette cour’onne dont nous l’avions si déloyalement dépouillé ; mais notre espoir d’une tardive justice s’affaiblissait de jour en jour…” Voilà les aveux explicites, et nous sommes en présence d’un repentir qui ne se déguise pas. Il nous reste à chercher les causes de ce repentir dans le résumé que tracent les journaux anglais de la vie de Roustam.

Lors de leurs premiers rapports avec le Sind, les Anglais y trouvèrent Mir-Roustam-Khan établi comme raïs ou chef suprême des provinces situées sur le Haut-Indus. Les gouverneurs de l’Inde anglaise comprirent combien il importait de s’assurer son bon vouloir, et ils recommandèrent instamment à leurs ambassadeurs de ne rien négliger pour l’obtenir. La négociation réussit ; Mir-Roustam accepta l’alliance anglaise avec la cordialité la plus sincère ; de leur côté, les envoyés de la Grande-Bretagne, sir Henry Pottinger et sir Alexandre Burns, s’éprirent pour lui des plus vifs sentimens d’estime et d’amitié. Après que Burns l’eut quitté, l’amir persista dans ces dispositions ; il envoya son propre wizir (ministre) pour proposer un traité perpétuel d’amitié entre les amirs de Khyrpour et la compagnie à telles conditions qu’il plairait à celle-ci de leur imposer. A partir de ce moment, l’Angleterre obtin de Roustam tout ce qu’elle voulut : l’amir lui fit concession sur concession ; il lui abandonna ses droits les plus chers, non-seulement sans un murmure, mais comme s’il mettait son orgueil à rendre les liens qui l’unissaient à elle aussi multiples qu’indestructibles.

Il est rare, dit à ce propos le Bombay-Courier[1], que l’Angleterre offre ou accorde son amitié sans un motif intéressé. Nous lui fîmes bientôt des demandes auxquelles il était à peine supposable qu’il pût se prêter et qu’il eût fait bien plus sagement de refuser. Pourtant, malgré ses propres craintes trop bien fondées, malgré les soupçons et la jalousie de sa famille, le vénérable amir céda à tous nos désirs. Contrairement au premier traité que nous avions conclu avec lui, nous insistâmes pour conduire à traver le Sind l’armée qui marchait à la conquête de l’Afghanistan. On se rappelle que les amirs du Bas-Indus étaient alors tous prêts à prendre les armes pour s’opposer à une invasion de leur territoire que rien ne pouvait justifier, et que ce fut encore lui, le bon et pacifique Roustam, qui les en empêcha, et qui parvint à nous les concilier. Il n’y eut pas un sacrifice que nous lui demandâmes qu’il ne se montrât toujours prêt à nous faire. Nous le sollicitâmes encore de nous prêter, pendant la durée de nos opérations en Afghanistan, sa forteresse de Bakkar. L’orgueil de l’amir se révoltait à la pensée d’une pareille humiliation de ses sujets. C’est le cœur de mon pays, s’écriait-il, il y va de mon honneur d’en remettre la garde en des mains étrangères. Toute sa famille le supplia avec prières et avec larmes de résister à cette demande, tous l’accablèrent de reproches quand ils le virent prêt à céder à nos instances ; mais son amitié pour les Anglais l’emporta sur toute autre considération. Il nous prêta sa forteresse… Hélas ! Nous ne comptions jamais la lui rendre.

Ce sont de telles concessions qui faisaient dire à Burns, parlant de l’amir Roustam : «  Je n’ai jamais douté de la sincérité de son dévouement à notre égard, mais je ne m’attendais pas à l’obstination avec laquelle il en a donné la preuve. » Comment l’Angleterre reconnut-elle ce dévouement ? La réponse est tout entière dans une phrase significative du Bombay Courier « Nous étions une grande nation, et une alliance avec nous lui paraissait un honneur Il nous croyait une nation généreuse, et il vécut assez long-temps pour découvrir son erreur. » Les déceptions, en effet, ne se firent pas attendre.

Un nouvel envoyé de l’Angleterre avait remplacé Burns et Pottinger auprès de l’amir. M Ross Bell avait été nommé chargé d’affaires dans le Sind. Pendant quelque temps, il continua à traiter Roustam comme Burns et Pottinger l’avaient fait avant lui, c’est-à-dire avec les égards qu’il méritait. Malheureusement M. Ross Bell appartenait à cette école politique qui n’est jamais heureuse qu’au milieu de l’agitation, et qui sacrifierait tous les principes de la morale à un succès diplomatique. Sa vanité fut d’abord blessée de ne pas trouver chez Mir Roustam la capacité suffisante pour apprécier les mille projets ambitieux qui naissaient dans son cerveau, il se montra bientôt froid et réservé. De là à l’injustice et à la haine il n’y avait qu’un pas. Un tentateur se trouva près de M. Ross Bell. Ce tentateur, adroit, perfide, ambitieux, qui, aspirant à succéder à l’amir, l’entourait d’un réseau de calomnies et d’intrigue, ce fut Ali-Mourad, le plus jeune frère de Roustam. M. Ross Bell prêta l’oreille à ses conseils. Les actes et les intentions de l’amir de Khyrpour furent dès lors présentés sous un faux jour dans les rapports du chargé d’affaires anglais, empreints d’un vif esprit de dénigrement : Ali-Mourad n’épargna pas l’argent pour répandre des calomnies et pour acheter de faux témoignages. Bref, la malveillance intéressée d’un chef de l’armée anglaise conspirant avec l’ambition de M. Ross Bell, la ruine de Mir-Roustam fut bientôt décidée, il ne manquait plus pour la consommer qu’un prétexte. Le contre coup des désastres de l’Afghanistan vint le fournir.

« Dès qu’on apprit dans le Sind la nouvelle de la catastrophe de Caboul (nous citons encore ici le Bombay Courier), des émissaires afghans se répandirent dans tout le pays, prêchant la révolte et appelant les populations à tirer l’épée pour la défense de l’islam et l’extermination des infidèles. On intercepta des lettres qui excitaient le peuple du Sind à la trahison Ces lettres paraissaient dictées par les amirs et étaient revêtues de leurs sceaux d’office. Enfin l’une de ces missives, adressée à Shere-Sing (un chef insurgé), portail le cachet de MirRoustam. L’artifice était grossier. Tant qu’il y avait eu du danger, tant que les armées anglaises prolongeaient au-delà des monts une lutte inégale et essuyaient revers sur revers, le pays n’avait point bougé. Et cependant il n’y avait eu pour le contenir qu’un tiers des forces jugées aujourd’hui indispensables, après la conquête, pour y conserver la paix. C’était à l’influence, à la loyauté de Mir-Roustam que nous avions dû cette tranquillité, et il nous avait d’ailleurs aidés d’hommes et d’argent selon l’étendue de ses moyens. Cette lettres ne pouvaient donc être de lui : elles avaient été écrites ou tout au moins dictées par Ali-Mourad, qui les avait lui-même interceptées ou tout au moins remises au colonel Outram, lequel venait de succéder à M. Ross Bell en qualité de chargé d’affaires. »

Le colonel Outram, diplomate aussi consommé que militaire distingué, n’avait malheureusement pas encore eu le temps de pénétrer tout le dédale d’intrigues qui entourait la cour de Khyrpour, ni de sonder l’atroce perfidie d’Ali Mourad. Il eut bien dès le premier moment quelques doutes sur l’authenticité des papiers et des signatures ; mais il les éclaircit que plus tard, et crut devoir déférer provisoirement à l’avis de ses collègues, auxquels il se réunit, non pour attribuer la faute à Mir-Roustam, mais pour en rejeter la responsabilité sur le ministre de ce prince et sur son entourage. Il proposa donc au gouverneur-général de châtier le wizir en l’expulsant du pays ; quant aux trois amirs compromis dans la correspondance, il conseilla de ne sévir contre eux que par une amende, en confirsuant une partie de leur territoire d’un revenu annuel de 13,000 liv. sterl.

Or, précisément à cette époque, lord Ellenborough méditait de nouvelles conquêtes et de nouvelles alliances. Ayant un ami à se faire du khan de Bahahaoualpour, il avait bonne envie de lui offrir un cadeau aux dépens des amirs du Sind. Poussé d’ailleurs par si Charles Napier, qui désirait avoir une province à gouverner, il saisit avidement l’occasion de dépouiller Mir-Roustam, et, au lieu de lui confisquer un dixième, il lui enleva les trois quarts de son territoire, en en réservant, il est vrai, une partie à titre d’apanage pour Ali-Mourad. Comme si ce n’était point assez de ces terribles amendes, on fit vis-à-vis du vieillard octogénaire un menaçant étalage de violence et de sévérité. Ali-Mourad, merveilleusement secondé par la brutalité de sir Charles Napier, ne négligea rien pour redoubler les terreurs de son frère et pour le pousser à la révolte, tandis qu’en même temps il instruisait le général anglais des préparatifs qu’il lui faisait faire et qu’il représentait comme hostiles. D’une part il persuadait à Roustam que le général voulait le priver de sa liberté après avoir achevé de le dépouiller de ses états, et de l’autre il disait à sir Charles que Roustam levait des troupes de tous les côtés pour attaquer les Anglais. Sir Charles ne fut pas long-temps dupe de ces intrigues, mais il avait intérêt à être trompé et feignit de l’être. Quant au pauvre vieillard, les choses en vinrent pour lui au point qu’après avoir abdiqué en faveur de son frère, et avoir cédé à celui-ci tous ses droits, il se vit ou il se crut dans la nécessité de s’enfuir au désert, où on le poursuivit comme une bête fauve. Après y avoir erré pendant près de six semaines avec quelques membres de sa famille et quelques centaines de serviteurs, sans autre abri qu’une petite tente pour le garantir des rigueurs de la saison et du climat, il dut enfin se livrer à la discrétion de ses ennemis. Ce pauvre prince qui, sans avoir commis le moindre crime, ignorant même pourquoi on le persécutait, se voyait proscrit dans le pays qu’il avait paternellement gouverné, détrôné et insulté par une nation qu’il avait comblée de faveurs, prit alors le parti d’en appeler à la justice humaine, et jamais sans doute appels plus touchans ne lui furent adressés ; mais cette voix s’éleva en vain : Ali Mourad avait si bien su s’insinuer dans l’esprit de sir Charles Napier, que ce général ne voulut pas même entendre les pleintes de la victime, et refusa d’entrer dans aucune espèce d’éclaircissement sur ses affaires.

Le vieil amir, écrasé sous le poids de tant de chagrins et d’humiliations et le cœur déchiré d’une si noire ingratitude, chancela alors sur le bord de la tombe. Une maladie grave faillit le sauver des désastres qui attendaient la fin de sa carrière, et pourtant (c’est le Bombay Courier qui en fait la remarque), même dans cette extrémité, il ne laissa échapper ni un reproche ni une menace de vengeance ; mais les guerriers de son pays étaient des hommes d’une autre trempe. Ils voulurent savoir ce qu’avait fait leur vieux chef. Ils demandèrent qu’il y eût au moins une enquête sur sa conduite, et, dans le cas où la perfidie d’Ali Mourad serait prouvée, que l’on châtiât le calomniateur et qu’on rendît justice à la victime.

Si cette demande, aussi simple que légitime, avait été accueillie, il n’y aurait eu ni guerre ni conquête du Sind, les Bélouchis auraient déposé les armes ; un tel dénouement allait droit contre les vues du général Napier ; il lui fallait des victoires et du butin, partant une révolution à dompter, un peuple à combattre. Malgré l’avis, et en dépit même des protestations énergiques du colonel Outram, qui avait fini par démêler la vérité au milieu de tous ces complots, le général Napier enjoignit à ce fonctionnaire de passer outre à la condamnation de Roustam, et répondit aux loyales remontrances des Bélouchis par de nouvelles confiscations. Dix-huit chefs des plus considérés furent dépouillés tant au profit d’Ali-Mourad qu’au profit des Anglais et du khan de Bahahaoualpour. Sur un revenu total de 174,400 livres sterling, appartenant à divers amirs, parens ou alliés de Roustam, des propriétés rendant annuellement 111,725 livres furent séquestrées. Le colonel Outram, obligé par ordre supérieur d’apposer sa signature à ces ordonnances, les caractérisait ainsi dans une lettre officielle qu’il écrivait à sir Charles Napier le 26 janvier 1843, c’est-à-dire vingt-deux jours avant la bataille de Miani : « je le dis avec un profond regret, mon cœur et le jugement que Dieu m’a donné s’accordent à condamner les mesures que nous venons de décréter au nom du gouvernement de l’Inde comme étant l’expression de la plus odieuse tyrannie, l’accomplissement d’une félonie, d’un vol positif et manifeste, et je considère que chaque goutte de sang qui sera versée en conséquence devra retomber sur nos têtes, comme étant le sang du meurtre ; car c’est mon avis que la révolution soudaine que nous cherchons à produire dans le gouvernement de ce pays est aussi peu demandée par les nécessités de la politique qu’elle est absolument sans excuse au point de vue de la morale, et qu’elle doit certainement entraîner les plus grands malheurs.

La loyauté du colonel Outram devait se briser contre l’orgueil et la rapacité du futur gouverneur du Sind. Non-seulement ses protestations restèrent sans écho, et il perdit sa place (comme du reste il s’y attendait), mais il eut encore l’honneur de partager la persécution des innocens qu’il avait voulu sauver. Il n’y a pas de calomnies qu’on n’ait fait courir sur son compte, et aujourd’hui sa carrière diplomatique est terminée. Quant aux amirs du Sind et à leurs clans à demi sauvages, les batailles de Miani et de Dobba mirent fin à leur douloureuse histoire. Un peuple grave et généreux se leva pour la défense de ses maîtres ; mais que pouvait son courage aveugle contre la discipline européenne ? Il succomba, noyé dans le plus pur de son sang, et le vainqueur profita de l’enivrement du triomphe pour consommer inaperçu son œuvre d’injustice. « Ceux des amirs, dit le Bombay-Times du 3 juin, qui n’étaient que légèrement coupables, et celui qui était complètement innocent, furent enveloppés dans la même condamnation. Le souverain de Khyrpour, dont les actes à notre égard n’avaient été que des services, fut déporté dans l’Inde pour y partager la prison des amirs. d’Hyderabad, dont l’un était accusé d’avoir écrit une lettre et l’autre d’y avoir apposé son cachet. Jusqu’alors la rapacité avait semblé le seul mobile des persécuteurs ; depuis ce temps, les plus lâches passions se sont donné carrière. Au milieu d’infortunes qui auraient attendri le cœur le plus dur, captifs sur la terre étrangère, séparés de leurs familles et de leurs amis, ces princes se sont vus en butte aux plus atroces et aux plus ridicules calomnies, répandues par les créatures et les flatteurs de celui qui les avait dépouillés.

Le Bombay Courier a manifesté plus énergiquement encore son indignation. La tombe s’est refermée sur l’amir de Khyrpour, dit-il[2] ; arrosons-la des larmes du repentir. Le digne vieillard, comme l’appelait Burns, est parti pour cet autre monde où la réparation comme l’injure ne peuvent plus l’atteindre ; mais nous pouvons au moins rendre justice à sa mémoire, en reconnaissant notre ingratitude et en la réparant autant que possible vis-à-vis de sa famille et de ses compagnons d’infortune.

Qui ne croirait, d’après cette unanimité de la presse locale, que tous ces torts doivent être redressés, que ces princes, reconnus innocens, vont être remis en possession des patrimoines dont on les a si injustement dépouillés ; que ce brutal et avide gouverneur ne peut manquer d’être arraché de son siège, flétri et dégradé de fait comme il l’est déjà dans l’estime de ses contemporains ; enfin, que ces Anglais, si compatissans pour les infortunes de Pomaré, dérangée dans ses orgies quotidiennes et ses couches annuelles par le bruit des canons français, troueront sinon des égards et du respect, au moins de la pitié et de la sympathie pour les veuves et les orphelins des victimes de leur ambition ? Mais nos voisins ont un code politique exclusivement à leur usage, et qui les protège merveilleusement contre les entraînemens de la sensibilité, surtout quand il s’agit de restituer le bien mal acquis. Pour ce qui est de la conquête du Sind et des excès qui l’ont suivie, sir William Napier, frère du vainqueur de Miani, n’est nullement à court d’argumens. Selon lui, l’injustice commise envers les amirs remonte au temps de lord Auckland ; donc c’est un fait accompli, on ne doit plus y revenir, et, si injustice il y a, le gouvernement de l’Inde n’a plus d’autre devoir que de maintenir et de continuer cette injustice. C’est un raisonnement remarquable, et qui mérite d’être cité. On croirait lire une page inédite de Machavel.

« Le traité d’avril 1838, dit sir W. Napier[3], obtenu des amirs sous le prétexte d’une intervention amicale dans leurs affaires, fut la première usurpation directe sur l’indépendance du Sind. Il estimpossible d’en méconnaître ou d’en nier l’injustice. Ce traité par lequel lord Auckland plaçait, en quelque sorte, une bombe toute chargée dans le palais des amirs pour la faire éclater et pour detruire ces princes quand bon lui semblerait, était en lui-même une action mauvaise, injuste, tyrannique. Toutefois, parmi les nombreux inconvéniens qui sont la suite d’une grande injustice nationale, il faut compter (et ce n’est pas le moindre) la nécessité de continuer ce qui a été déloyalement commencé. De fort honnêtes gens se trouvent mêlés à des transactions dont ils ne sauraient approuver l’origine. Quelques moralistes prétendent, il est vrai, que les gouvernemens se trouvent, à l’égard l’un de l’autre, dans les mêmes relations où sont placés les individus dans une communauté ; que, comme chefs et guides des nations, ils devraient être gouvernés par les règles qui s’appliquent aux chefs et aux guides des familles. Il serait heureux pour le monde que ce système fût praticable ; mais, quand un individu a fait tort un autre, s’il ne consent point à une réparation, il y a un tribunal au-dessus de tous deux auquel l’offensé peut en appeler. Appliquez cela aux nations : leur tribunal, c’est la guerre. Chaque conquête, chaque traité, les placent sur une nouvelle base, dans de nouvelles relations vis-à-vis l’une de l’autre. L’injustice première reste comme une tache sur le gouvernement qui s’en est rendu coupable mais ce gouvernement une fois passé, les gouvernemens qui succèdent se trouvent engagés dans de nouvelles combinaisons qui les mettent, pour leurs intérêts ou pour leur sûreté dans la nécessité absolue (et cette nécessité leur sert aussi d’excuse), non-seulement de maintenir, mais de continuer et de développer ce qui était d’abord très blâmable. »

Au moment même cependant où la vérité se faisait jour sur les intrigues qui avaient précipité du trône le vénérable amir de Khyrpour, une coïncidence assez singulière venait offrir a l’indignation publique un nouvel aliment C’etait a la fin de mai que Mir-Roustam était mort, et c’était pour les premiers jours de juin qu’on annonçait la vente du butin enlevé à Hyderabad et à Khyrpour. Il est bon de dire ici quelques mots des singuliers usages qui lient reciproquement le gouvernement anglais et son armée en temps de guerre.

C’est une convention établie de temps immémorial, un engagement tacite, mais irrévocablement contracté entre le guvernernent anglais et son armée, que, pendant la durée de toute guerre lors de toute expédition, les propriétés particulières, c’est-à-dire individuelles, de l’ennemi seront respectées ; en revanche, les propriétés collectives et nationales, le trésor public, les caisses civiles et militaires, les bijoux et effets précieux de l’état vaincu, sont considérés comme butin, c’est-à-dire comme un fonds à partager entre les soldats vainqueurs. Toutefois, au lieu de faire cette répartition à l’instant même, au milieu de l’enivrement de la capture, ce qui ne manquerait pas de produire des désordres, des scènes de violence et d’nsubordination, il est convenu que le gouvernement se fera le caissier général de toutes les prises, et qu’il en effectuera la distribution par l’intermédiaire ou sous la surveillance d’un comité des prises choisi par l’armée, comité dans lequel chaque corps a son représentant. Ce sont ces représentans qui décident en dernier ressort ce qui est ou ce qui n’est pas de bonne prise, c’est-à-dire quelles valeurs mobilières doivent être considérées comme propriétés particulières et quelles autres comme propriétés nationales de l’ennemi vaincu. Tous les membres de ce comité étant intéressés à augmenter le butin dont ils doivent recevoir leur part proportionnelle, il va sans dire que leurs décisions sont souvent fort arbitraires et quelquefois d’un injustice criante ; mais il est rare que la presse anglaise s’émeuve des abus qui profitent à l’armée, dont les officiers composent, dans beaucoup de localités, presque sa seule clientelle, et il est plus rare encore (c’est un fait qui n’était point encore présenté) que l’armée elle-même en appelle des décisions qui lui sont favorables. C’est là ce qu’il importait de savoir pour apprécier à sa juste valeur l’incident qui vient de se produire à Bombay.

Le hasard voulut que la liste des principaux objets qui devaient être mis à l’enchère, comme faisant partie du butin de l’armée du Sind, passât de main en main le jour même où paraissait dans les journaux de Bombay la biographie de l’amir de Khyrpour. On découvrit seulement alors que les deux tiers des objets formant la valeur totale du butin de l’armée du Sind se composaient de bijoux et d’ornemens de femmes dont quelques-uns n’avaient pu appartenir qu’à la veuve et aux filles de Mir-Roustam. Que fallait-il penser des assurances si souvent répétées de sir Charles Napier, que toute espèce de propriété particulère avait été respectée, et que les princesses notamment avaient eu la permission d’emporter avec elles tout ce qu’elles désiraient se réserver ? N’étaient-ce pas leurs bagues, leurs colliers et leurs bracelets, dont le produit était sur le point d’être partagé, et dont sir Charles s’apprêtait à toucher pour sa part la somme énorme de 70,000 livres sterling (un million 750,000 francs)[4] ? Qu’on juge de la surprise générale quand on vit circuler un catalogue officiel com mençant ainsi : A vendre, dans le courant de juin, pour le compte de l’armée du Sind 1° une paiRe d’anneaux de jambes, en or avec 23 nœuds, composés de 3 rubis, une émeraude et une perle à chaque nœud ; 2° une paire de bracelets en. or avec 25 émaux blancs et rouges ; 3° une seconde paire d’anneaux de jambes, en or, avec 7 nœuds en turquoises ; 4° un collier d’or enrichi de pierres précieuses dont 13 gros diamans, 30 rubis,18 perles et 12 émeraudes ; 5° trois paires de boucles d’oreilles et d’anneaux de nez avec 2 grosses perles et 1 rubis à chaque pièce ; 6° un ornement que les femmes portent sur la poitrine, composé de 360 diamans, 58 perles et 32 rubis montés en or, etc. ! Et ainsi de suite, depuis le n° 1 jusqu’au n° 100, pour une valeur totale de 10 millions de francs ! Chacun d’abord ne put en croire ses yeux. Puis bientôt la surprise fit place à l’indignaion, et l’on se demanda comment un butin de cette nature était tombé aux mains des vainqueurs ?

Cette première question conduisit naturellement à des recherches sur tout ce qui s’était passé depuis les batailles de Miani et de Dobba, et l’on sut alors qu’immédiatement apres cette dernière affaire sir Charles Napier s’était porté avec son armée sous les murs de la forteresse d’Hyderabad capitale des amirs, où ceux-ci s’etaient réfugies dans leurs harems, auprès de leurs femmes et de leurs enfans. Sir Charles espérait trouver quelque résistance qui l’autorisât à mettre la ville au pillage, mais, à son grand regret, pas une amorce ne fut brûlee, et la forteresse se rendit dès la première sommation. Le plus grand nombre des amirs ii’avaient pris aucune part aux combats qui venaient de se livrer ; quelques-uns, et notamment Roustam, avaient fait ce qu’ils avaient pu pour les prévenir, si bien qu’il fallut rendre leurs épées à la plupart d’entre eux. Il ne restait donc pas une ombre d’excuse pour rançonner la ville et ses palais ; mais, d’un autre côté, si l’on s’en abstenait, il n’y aurait plus de butin. Dans cet embarras, sir Charles et les commissaires des prises imaginèrent un moyen nouveau, mais peu honnête, d’en arriver à leurs fins. Un des officiers anglais avait une concubine qui suivait l’armée. Lorsque les malheureuses princesses durent quitter leurs résidences qu’on allait convertir en casernes, on aposta cette femme pour les visiter et les fouiller une à une, ainsi que leurs suivantes, sous prétexte de s’assurer qu’elles n’emportaient aucune partie du trésor public. Cette misérable ne s’acquitta que trop bien de sa mission. Les dames musulmanes, effrayées et choquées d’un pareil contact, s’élancèrent, pieds nus, hors de leurs litières qu’elles abandonnèrent derrières elles, et, pour simplifier les recherches auxquelles on voulait les soumettre, elles arrachèrent elles-mêmes leurs bijoux qu’elles jetèrent à leurs avides spoliateurs. Elles perdirent ainsi à peu près tout ce qu’elles possédaient.

Au mois de mars 1843, lors des premieres ventes du butin d’Hyderabad, on avait déjà vu des litières, des couchages et jusqu’à des vêtemens de femmes mis à l’enchère ; mais les honnêtes gens avaient crié au scandale, et on avait suspendu cette opération. La circulation de la liste en question a remis ce fait en memoire, et a été l’occasion d’une enquête qui a tiré de l’oubli beaucoup d’autres scènes pareilles. Cette fois, l’opinion publique s’est irritée tout de bon. La presse entière s’est soulevée contre de pareils actes, mais c’est surtout au Bombay-Times, le journal le plus grave et le plus considéré de la colonie que doit revenir l’honneur d’avoir donné le premier exemple d’une vertueuse indignation. Nous trouvons dans son leading article du 30 mai 1846, ces expressions remarquables : « Nous pensons qu’en voilà bientôt assez pour faire monter la honte avec le sang sur la joue de tout honnête Anglais. Jusqu’ici nous n’avions pas encore pillé les appartemens des princesses ni stimulé le courage de nos soldats en leur partageant des vêtemens et des bijoux de femmes. Ceci est le comble de l’infamie… Hélas ! Cette conquête du Sind, quelle sale et triste page elle présente dans l’histoire ! Mais nous aurons notre récompense. Des actes tels que ceux-ci ne vont pas sans leur punition même dans ce monde. Fasse le ciel que nous n’ayons pas quelque jour, dans l’Inde comme à Caboul, à boire la coupe d’expiation jusqu’à la lie ! »

Rendons toutefois cette justice à l’armée anglaise de l’Inde : le cri d’indignation poussé par la presse a trouvé dans ses rangs un écho presque universel. Un grand nombre d’officiers ont refusé d’avance de recevoir leur part du butin, et dans plusieurs corps, on a même commencé une souscription pour racheter certains ornemens qu’il était facile de reconnaître comme ayant appartenu aux princesses. Le fait est cependant que la vente n’en aura pas moins lieu, malgré les infames moyens qui ont fait tomber ces trésors aux mains des capteurs. Ainsi le veulent les règlemens du service (that by the regulations of the service they must be sold[5]. C’est là une de ces singularités de l’administration militaire anglaise qui choque toutes les idées généralement reçues en France. Pour la bien comprendre, on est obligé de remonter à l’organisation même de l’armée britannique, et de se rappeler les élémens dont celle-ci se compose. On conçoit alors qu’avec le mode de recrutement en usage chez nos voisins, qui consiste à embaucher tous les mauvais sujets du pays, le système du partage des prises soit indispensable pour stimuler l’ardeur du soldat et surtout pour maintenir le respect de la discipline au moment de la victoire. Quand le soldat est tiré des classes les plus corrompues de la population, quand il n’y pour lui ni gloire ni avancement à espérer, il faut bien lui trouver quelque mobile qui supplée au sentiment de l’honneur et aux élans de l’ambition. Toutefois, si cette rapacité nous étonne peu quand nous la trouvons dans les rangs infimes de l’armée, nous avouerons qu’elle nous surprend beaucoup quand elle se montre dans les grades supérieurs, parmi des officiers d’élite, mandataires choisis de leurs camarades ; c’est-à-dire exclusivement parmi des gentilshommes. C’est à ne plus y croire, et, comme le dit fort bien le Bombay-Courier, cela ne fait pas honneur à la chevalerie du dix-neuvième siècle.

Nous demanderons maintenant aux écrivains timorés du Morning-Chronicle, du Times et de tant d’autres journaux qui prennent un si vif plaisir à jeter de la boue sur l’écusson de la France, comment ils osent encore parler de nos razzias en Afrique après avoir lu les tristes révélations des journaux anglais de l’Inde ? En Afrique, du moins, ce ne sont que des troupeaux et des armes que l’on enlève sur le champ de bataille, à la pointe du sabre et dans la chaleur du combat, tardives représailles exercées contre un ennemi auquel nous avons pardonné cent fois ; mais l’on ne nous a point vus dépouiller nos alliés, ni, lors de la prise d’Alger ou de Constatnine, tracer un cordon autour de chaque maison pour en faire sortir les femmes une à une et leur arracher jusqu’à leurs bijoux et leurs vêtemens. Nos plus durs vétérans, comme nos conscrits d’hier, eussent été les premiers à les défendre. Nous laissons de pareils traits à la pliilanthropique Angleterre.


COMTE EDOUARD DE WARREN.

  1. England seldom volunteers her friendship without a selfish motive. – Voyez le Bombay-Courier, numéro du 5 juin.
  2. Numéro du 5 juin.
  3. Voyez l’Histoire de la Conquête du Sind, par sir W. Napier.
  4. Le butin d’une campagne se partage entre les divers grades d’une armée expéditionnaire anglaise d’après l’échelle suivante : la part du soldat est considérée comme l’unité, celle du caporal vaut deux fois cette unité, celle du sergent est représentée par quatre, du sergent-major par huit, du sous-lieutenant par seize, c’est-à-dire qu’elle est seize fois celle du soldat, et ainsi de suite.
  5. Bombay-Courier, 2 juin.