Mort du prince Trazas Moctar

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AFRIQUE.

MORT DU PRINCE TRAZAS MOCTAR.


Parmi les peuples de l’Afrique, il en est dont l’existence est un véritable problème : tels sont les Maures qui habitent le grand désert qui sépare la Sénégambie des régences d’Alger et de Maroc. Ces Maures exercent le plus grand empire sur les peuplades africaines auxquelles ils ont communiqué leur langue et leur religion, et font à eux seuls tout le commerce de l’intérieur. Ceux qui habitent la partie occidentale de ce grand désert (Sahara) se divisent en trois corps de nation : les Trazas, les Bracknas et les Auled-el-Hagy.

Les Trazas, plus puissans que les autres, occupent le pays entre Arguin, la rivière Saint-Jean et le Sénégal, et tirent leur origine des deux frères Terouze, princes du sang impérial de Maroc.

On rapporte qu’un des deux Terouze étant épris des charmes de la sultane, avait obtenu d’elle un rendez-vous, faveur souvent dangereuse dans les pays musulmans. L’empereur devait aller prendre le plaisir de la chasse pour quelques jours, l’occasion paraissait favorable, et le soir même de son départ fut fixé pour l’entrevue des deux amans. Terouze, qui connaissait tous les détours du palais impérial, s’empressa de s’y rendre à l’heure indiquée. Il se précipitait palpitant de volupté vers le lieu où tant de délices semblaient l’attendre, lorsqu’il sentit dans l’ombre l’étreinte d’une main vigoureuse. Terouze força son adversaire à lâcher prise ; mais celui-ci avec ses ongles lui laissa une empreinte sanglante, qu’il lui annonça être la marque de son arrêt de mort. — C’était l’empereur lui-même, qui, renonçant à son projet de chasse, était revenu tout à coup au palais.

Terouze épouvanté alla trouver son frère pour l’informer du sort qui le menaçait et le consulter sur les moyens de s’y soustraire. — Partons à l’instant, lui répondit celui-ci, allons à la poursuite de la lionne, la terreur des environs, et demain après le salaam du matin nous nous rendrons chez l’empereur pour lui demander lequel de nous deux est le plus courageux, ou de celui qui a tué la lionne, ou de celui qui a osé, pendant la nuit, porter la main sur l’empereur.

Les deux frères se présentèrent en effet le lendemain à l’audience impériale, et apprirent au sultan qu’ils l’avaient choisi pour arbitre dans leur défi. Frappé de tant d’audace, le sultan leur dit : Vous êtes tous deux courageux, mais je ne saurais vivre tranquille avec des hommes si entreprenans ; que demain le soleil ne vous revoie pas dans la ville, car vous seriez frappés de mort !

Les deux Terouze se réfugièrent dans le désert, où ils devinrent les chefs de la nation qu’ils fondèrent sous le nom de Trazas, nation belliqueuse et qui exerce une grande influence sur le sort des populations africaines par l’activité et la multiplicité de ses relations. Elle est partagée en tribus qui vivent sous des tentes faites avec le tissu du poil de chameau. Leurs camps, qu’ils appellent adouar, sont formés en cercles, et des cordes attachées à des piquets en défendent l’entrée aux nombreux troupeaux de bœufs, de moutons et de chameaux qui fournissent à la tribu la viande et le lait dont elle se nourrit.

J’ai été reçu dans le camp de ces Maures, et long-temps j’en garderai le souvenir : l’hospitalité, cette vertu patriarcale, s’y exerce avec une générosité qui m’était inconnue ; et nulle part la prière ne m’a paru plus solennelle que sous ce ciel du désert. Dès que le jour paraît, les esclaves et les jeunes Mauresses aux formes élégantes versent le mil dans des mortiers en bois placés à la porte de chaque tente ; elles le réduisent en farine en frappant leurs mains en cadence après deux coups de pilon. Bientôt le soleil se lève, le peuple sort des tentes, et se range en colonne précédé de ses chefs, la face tournée vers l’orient ; le marabout est seul en avant, il se recueille, il semble plus rapproché du dieu qu’il prie, et suivant qu’il se lève ou qu’il s’agenouille, le peuple se lève ou se prosterne. Après la prière, chacun retourne à ses occupations : les uns tissent des nattes ou prennent soin des troupeaux, les autres travaillent l’or et le fer, dont ils font des objets de luxe d’une délicatesse remarquable ; les princes vont au palabre ou conseil.

Les armes des Maures sont les mêmes que celles des Européens : obligés de parcourir des espaces immenses suivant leurs projets de guerre ou de commerce, la cavalerie est naturellement l’objet de leur préférence ; aussi la plupart d’entre eux ont-ils des chevaux dont la rapidité à la course est sans égale. Les chameaux portent le bagage, les tentes et les marchandises. C’est également sur le dos de ces animaux qu’ils transportent aux escales ou rendez-vous sur les bords du Sénégal la gomme qu’ils ont recueillie dans les forêts où elle suinte du tronc et des branches du gommier.

Les marabouts ont seuls le privilège d’en faire la récolte ; ne participant point aux dépouilles de la guerre, ils recueillent les fruits de la terre. L’éloignement de ces prêtres mahométans pour les armes est tel qu’ils ne se serviraient même pas d’un couteau dont la forme approcherait de celle d’un poignard.

Chez les Trazas, quoique la couronne se transmette de père en fils, l’héritier direct déclaré ou reconnu incapable est inhabile à succéder : c’est le prince qui annonce le plus d’heureuses dispositions et se fait le plus remarquer par son courage, qui est proclamé roi. Ainsi, il y a trente ans, Amar Moctar fut préféré à Ali Kouri. Celui-ci avait conservé des partisans de sa légitimité dont le nombre s’accrut à sa mort en faveur de son fils Moctar, jeune prince aussi beau que brave. Néanmoins le fils d’Ali Kouri ne put faire prévaloir ses droits à la couronne, à la mort d’Amar Moctar. C’est le fils de ce dernier, Mohammed-el-Habyb, qui fut reconnu roi, malgré les prétentions de celui qui se proclamait seul légitime.

Ces contestations ne se vident ordinairement que par la force des armes ; on se rappelle encore au Sénégal la guerre opiniâtre que se firent Amar Moctar et son compétiteur, et à la suite de laquelle, celui-ci, vaincu, laissa son épouse expirante à la discrétion du vainqueur, qui lui parla en ces termes ;

« Tu vois que Dieu a puni la rébellion de ton mari en lui arrachant une victoire qu’il avait presque remportée, viens dans ma tente, et oublie pour toujours ton époux si coupable. »

L’épouse répondit :

« Mon mari est loin d’être entièrement vaincu : tremble toi-même, traître ; dans quelque temps il portera de nouveau au milieu de ton camp la terreur et la mort, et fera valoir les droits que tu as méconnus. »

En effet, quand le parti vaincu ne pouvait employer la force ouverte, il avait recours à la ruse contre le vainqueur.

C’est ainsi qu’on peut expliquer la vengeance que le parti du jeune Moctar tira, en juillet 1831, de Jean Malywouare, nègre libre, partisan de Mohammed-el-Habyb. Ce noir descendait tranquillement le Sénégal, sur son bâtiment chargé de gomme, de plumes et d’objets de poterie fabriqués dans le Foutah, lorsqu’à la hauteur de l’île aux Caïmans[1], plusieurs Maures se reposant à l’ombre d’un bouquet de gommiers et de tamariniers, sur la rive droite du fleuve, l’invitèrent à venir palabrer pour faire un échange de nattes et de viande sèche.

Jean Malywouare avait à peine atteint la rive qu’il fut frappé d’un coup de feu, et paya de sa vie son imprudente confiance. Plusieurs noirs de son équipage furent blessés dans le combat qui s’engagea, les autres vinrent à Saint-Louis porter l’épouvante qu’un événement aussi grave devait répandre parmi les marchands français.

Dans le moment de l’effervescence qui suivit cette nouvelle, on fit arrêter, sur le territoire de Saint-Louis, tous les Maures qui s’y trouvaient. Le lendemain on craignait une surprise contre la ville de la part des tribus auxquelles ils appartenaient ; les noirs de la colonie coururent aux armes, et passèrent le fleuve sous le commandement de deux guerriers, Biram Touth et Biram Cossou. Mais au lieu d’une armée qu’on disait venir délivrer les captifs, ces noirs ne rencontrèrent qu’une caravane de Maures qui passaient inoffensifs sur la rive du Gandiole, revenant du marché de grain. Ceux-ci tombèrent dans l’embuscade, et bientôt on aperçut de Saint-Louis, au milieu d’une nuée de poussière et au-dessus des mangliers qui bordent la rive gauche du Sénégal, les têtes d’une multitude de chameaux dont le balancement répété annonçait la marche rapide ; c’étaient les dépouilles des vaincus qu’on ramenait en triomphe. Les noirs poussaient des cris de joie et déchargeaient leurs armes en signe de victoire. Ils n’avaient pas eu, il est vrai, dans cette circonstance, de grands efforts à faire pour se montrer supérieurs au péril ; mais, quelque grand qu’il eût pu être, ils l’eussent bravé gaîment.

Hommes simples et généreux qui n’ont rien à attendre du triomphe, et dont la mort courageuse, toujours ignorée, est comptée pour rien dans la colonie qu’ils défendent.

Biram Touth arriva des premiers à Saint-Louis, à la tête de sa colonne, précédé de tamtams et de griots qui chantaient ses vertus, sa noblesse et son courage. Il portait sur le front le grisgris des combats, couronne de cuir rouge vernissé. Il était suivi d’une double haie de noirs armés de fusils à deux coups, de zagaies et de quelques arcs. Les Maures marchaient au milieu de cette haie, les vieillards en tête ; les plus jeunes suivaient deux à deux, les bras sur les épaules les uns des autres, selon leur habitude. La marche de ces enfans du désert, leur figure grave, contrastaient singulièrement avec la gaîté des noirs ; on aurait presque dit des hommes que l’on ramenait en triomphe.

On les enferma pêle-mêle dans le fort Saint-Louis, et quatre jours après on les vit, les fers et un boulet aux pieds, travailler à remuer le sable des rues ! Cette captivité dut leur sembler cruelle, et cependant ils étaient calmes et ne perdaient rien de la fierté de leurs regards. L’espoir de la vengeance, dans un temps plus ou moins éloigné, adoucit pour ces hommes, le regret de la liberté perdue. Ils semblaient moins parler entre eux à mesure qu’ils paraissaient plus souffrir : c’est qu’ils craignaient d’épancher l’indignation qui dévorait leurs cœurs.

À la suite de toutes ces arrestations qui indisposèrent des peuples que dans l’intérêt de notre commerce on devrait ménager, on accusa le jeune Moctar, rival de Mohammed-el-Habyb, de l’assassinat de Malywouare.

Le 5 janvier dernier, Moctar était arrivé à Guett-Andar, pour se rendre de là à Saint-Louis, où il allait réclamer les coutumes que le gouvernement français lui paie, lorsqu’il fut saisi par un détachement de soldats. La confiance qu’il montra semblait repousser toute culpabilité ou toute coopération directe au crime ; la cause d’ailleurs toute politique de la mort de Malywouare paraissait atténuer un crime commis sur un territoire étranger, en haine d’un concurrent à la couronne qu’il revendiquait comme lui appartenant ; Mohammed-el-Habyb enfin avait intérêt à faire planer, par ses agens à Saint-Louis, une accusation capitale sur un prince dont il désirait la perte. Mais aucune considération ne devait prévaloir. — Moctar, mené devant une commission présidée par un capitaine du 16e léger, fut condamné à la peine de mort. Il y avait deux ans que Malywouare avait cessé de vivre, et une heure suffit pour le jugement de Moctar ! À peine descendu de l’audience où l’on venait de le condamner, il fut conduit dans la cour de la caserne qui touche aux appartemens du gouverneur, et là, placé devant un peloton commandé par un adjudant, le prince trazas tomba frappé de plusieurs coups de feu.

La justice qui procède si vite n’a-t-elle aucun reproche à se faire ? Quel but s’est-on proposé ? A-t-on voulu frapper un grand coup sans sortir de chez soi ? Mais espère-t-on atteindre les partisans de Moctar, quand ils se livreront à des récriminations ? On aurait dû se rappeler qu’il sera impossible de les atteindre dans le désert, où commence l’empire du Maure et où finit la puissance de l’Européen ; que le simoun est moins brûlant que leur soif de vengeance… Il est à craindre que cette catastrophe ne ferme encore le continent africain aux investigations des voyageurs, et que de long-temps on ne puisse lier des rapports assurés avec des hommes qui en se retirant de la colonie lui ont laissé ces paroles menaçantes : Entre eux et nous il y a du sang[2].

Une conduite aussi imprévoyante indique dans le gouvernement de la colonie une grande ignorance de ses intérêts, ou une impéritie complète. Mais un prince maure est presque un objet de risée pour nos Français de Saint-Louis[3], qui ne se font pas faute de prodiguer les injures les plus grossières à ces majestés de désert. Sans doute ces princes ne sont pas entourés de faste et chamarrés de cordons ; ils viennent à pied à Saint-Louis, s’asseient dans la rue, et marchandent eux-mêmes les objets qu’ils convoitent ; mais on oublie trop souvent qu’ils ont derrière eux des millions d’hommes qui leur sont attachés par les liens les plus puissans : ceux de la religion et des mœurs.


C. Marchal.




  1. Non loin de Richard Tol, jardin magnifique, planté sous le gouvernement du baron Roger.
  2. Expression textuelle des Maures.
  3. Pendant mon séjour dans la colonie, le maire de Saint-Louis m’amena un jeune prince maure, âgé de quatorze ans, qu’un marchand avait brutalement frappé. Cet enfant avait des larmes d’indignation aux yeux, et me remercia en me donnant la main, lorsque je lui assurai que pareille chose ne lui arriverait plus.

    Un autre chef de tribu maure vint aussi se plaindre à moi des mauvais traitemens que lui avait fait subir, à l’occasion d’une discussion commerciale, un haut fonctionnaire, qui s’était oublié jusqu’à le frapper à la figure.

    Sidi Ahmet, qui avait entrepris le voyage de Maroc au Sénégal par le désert pour demander justice contre un juif de Jérusalem qu’il accusait d’assassinat, ne fut pas plus heureux, et ne reçut qu’une avanie semblable au lieu de la justice qu’il réclamait.