Mousmé d’amour

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 98p. 1-48).



LES AMOURS CHINOISES


Il est impossible de mettre en comparaison l’amour chez les peuples de race jaune et l’amour chez nous… Donc, tout ce qu’on en dit n’est que verbiage de voyageurs en chambre qui veulent, par force, trouver des rapports entre la carpe et le lapin.

Il y a, chez les Asiates, un mélange de sérieux et de bouffon, de comique et de tragique, de cruauté et de scie pour caf’-concert, qui n’ont pas dans nos civilisations le moindre équivalence.

D’ailleurs, je vais vous conter une histoire, si j’ose dire, amoureuse, et très authentique, qui m’advint peu avant la guerre et peut admirablement servir de symbole.

J’étais alors ingénieur au chemin de fer du Yunnan. Vous savez que nous construisions cela en association avec divers ennemis d’aujourd’hui. Le comte Vitali avait mené l’affaire, financièrement. L’Allemand von Kapp portait le titre d’ingénieur en chef ; les capitaux étaient français et la contre-maîtrise italienne. Le flot de mercantis qui suit les entreprises de ce genre, lui, était grec, les médecins, anglais, et les fournitures ferroviaires, américaines. Mais les ciments, et Dieu sait si j’en ai coulé des milliers de tonnes dans des moules, pour faire passer cette garce de voie ferrée parmi les marais, les ciments, donc, étaient français. Nous étions douze ingénieurs français pour faire les travaux géodésiques, les tracés et les remblais. Il fallait rejoindre l’autre tronçon qui partait à trois cents kilomètres de là. Je dois dire, pour ne rien oublier, que les ingénieurs de ce tronçon, recrutés en Italie par Vitali, firent une erreur de niveau de soixante-seize mètres, de sorte que, pour rejoindre ma ligne, ils durent ajouter au tracé primitif une courbe de raccord, en pleines rizières, qui coûta trente millions et utilisa cent mille mètres cubes de béton. Le actionnaires ne l’ont jamais su.

Donc, je menais ma ligne paisiblement, à proximité d’un village chinois nommé Né-Tziang, à ce moment-là. Il y avait, en ce patelin, un mandarin de première classe, fin comme l’ambre, qui me traduisait les inscriptions de toutes les stèles que nous déterrions, et celles des tombeaux qu’il fallait transbahuter ailleurs, car les lignes de chemin de fer ne se détournent pas, de peur de déranger un défunt du temps jadis. Or, ce mandarin avait une fille délicieuse, à laquelle, avec la prudence qui convient, je faisais des sourires et des mamours à foison. Pas plus… Je n’avais, comme on peut le croire, aucun désir de me faire couper le cou pour détournement d’une progéniture mandarinale, réservée, en mariage, à de puissants banquiers de Yunnan-Fou.

Je parlais un brin le chinois vulgaire, celui des coolies, et j’allais seulement rendre visite, parfois, à la fumerie d’un Mandchou qui tenait assez loin une sorte de maison close, où l’opium était roi et qui contenait des filles de toutes les races chinoises, et il y en a…

Voilà donc le décor posé.

Un matin de juin, nous fûmes forcés de chômer à la suite d’un accident advenu au convoi des sacs de ciment qui nous apportait la matière première. Il se trouvait en panne à vingt kilomètres de là. Je sellai alors mon cheval et me rendis à la fumerie pour m’égayer un peu.

Je fus reçu par une charmante chinoise qui, sitôt les paroles rituelles d’accueil, s’inclina comme respectueusement, mais de telle sorte que la guimpe de son espèce de corsage se déplia et put m’offrir une série de peintures sur soie, d’une galanterie assez audacieuse, pour ne pas dire pis…

Dans l’amour asiatique, ce qui prime tout, c’est l’acrobatie. La volupté croît, paraît-il, dans les esprits avec la satisfaction des difficultés vaincues. La chemisette de ma chinoise était donc ornée de réalisations galantes dignes d’un souple serpent ou d’une pariade entre un trapéziste et une danseuse de corde. C’était charmant…

Là-dessus, nous nous entendîmes à ravir et j’étudiai la science de la gracieuse enfant dans l’art de mimer les scènes qu’elle portait ainsi sur elle-même, quoique, en vérité, je n’aie qu’un goût modéré pour les divertissements que réclame une façon d’athlétisme dislocatoire. Mais, que voulez-vous ? il faut bien prendre les habitudes des pays où l’on passe, lorsqu’on est voyageur. Je fis donc de mon mieux pour prouver à la fois mon savoir faire et mon savoir-vivre.

Jusque-là, tout allait bien, mais, à midi tapant, j’entendis dehors un tumulte de cavalerie, des heurts brutaux et des paroles sans aménité. Je pensais : « Mon vieux, il va t’arriver des embêtements. »

Je ne pensais pas si bien dire. Voilà que la porte de la chambre où je me trouvais, avec la Chinoise aux peintures thoraciques, à ce moment-là dépouillée de ses ornements et réduite à la vêture de son corps, d’ailleurs joli, la porte, dis-je, s’ouvre d’un coup brutal et un Chinois à face de bandit apparaît.

Il avait la face de bandit et le reste. C’en était un des plus authentiques. Il venait, avec une trolée de gars bons à pendre, rançonner la fumerie-lupanar.

Il y a, dans ces situations, le parti, en quelque sorte héroïque, qui consiste à se faire tuer. J’avais mon Mauser dans son étui de bois, qu’il suffit de visser à la crosse pour transformer le tout en carabine. Je pouvais envoyer le survenant vers ses aïeux et tenter de soutenir un siège contre le reste. Je préférai affecter la dignité orientale et offrir à mon bandit une tasse de thé.

Aussi bien, il était poli, confit en salamalecs, plein de sourires à mon endroit, et rien ne semblait indiquer qu’il me voulût du mal.

Il but le thé et me demanda, avec des raffinements de courtoisie, de lui faire voir comment j’opérais avec la Chinoise. Il tenait absolument à emporter le souvenir de ce spectacle. Avec la même politesse, je lui dis qu’il m’était agréable de lui donner cette satisfaction.

Et je m’efforçai de lui prouver que les gens de mon pays ne sont pas moins estimables devant une belle fille que devant un pont à bâtir…

Au vrai, ce ne fut pas très facile, cette opération amoureuse de commande. La Chinoise terrifiée, et prévoyant sans doute mieux que moi les suites de l’aventure, venait de perdre d’un coup sa science et ses moyens. Elle était devenue maladroite comme une vierge, et cela ne faisait pas mon affaire, car, moi même, je manquais d’allant. Enfin, couci-couça, nous vînmes à bout de réjouir le bandit, sérieux comme un préfet, qui nous admirait avec une visible curiosité.

J’espérais être débarrassé du type après cette comédie qui n’avait pas été facile. Que voulez-vous ? Nous sommes beaucoup comme ça en France. Je perds mes moyens quand je sais que l’on me regarde. Mais enfin, on peut simuler…

Mais, là-dessus, le bandit me dit qu’il est heureux comme un dieu de ce que je viens de faire pour lui et qu’il veut en immortaliser le souvenir.

Il tape du pied, une espèce d’individu pouilleux et multiplement armé, entre, et, sur un signe, coupe proprement la tête de ma Chinoise, puis il emporte l’amoureuse en deux tronçons.

— Tu comprends, me dit le loustic, qu’elle n’aurait plus jamais connu un amoureux aussi noble et ardent que toi. Par conséquent, c’est la rendre heureuse pour l’éternité…

Il se fichait du monde, ce bougre-là, et moi, sachant que l’on n’entendrait pas au camp mes coups de revolver, je ne savais que penser et que faire.

Ce n’est pas à dire que je pleurasse la petite prostituée chinoise mise à mort sans façons. D’abord, en Chine, la vie humaine est une valeur extrêmement dépréciée. On ne se gêne pas pour occire sans jugement, dans un théâtre, celui qui rit trop fort ou pas assez. Le premier trouble ses voisins, le second a l’air de les critiquer. Mais je redoutais qu’avec ce tempérament à la fois farceur, salace et méprisant, qui est celui de la race, mon bandit ne me jouât un tour du même ordre, ou cousin de celui-là.

Il est vrai que je n’aurais permis à personne de m’approcher à une distance de sabre. Ma main ne quittait pas la crosse du Mauser. Mais la belle jambe cela vous fait de mourir après avoir supprimé la moitié de vos ennemis. Vous n’en êtes pas moins mort, n’est-ce pas ?

Je me souvenais d’un malheur arrivé précisément à Lon-Beng-Thi, à dix lieues de là, et qui avait eu comme victime un ingénieur anglais.

Il avait eu la maladresse, cet insulaire, tout puritain et chaste qu’il fût, de déclarer sa flamme à la femme d’un gros négociant en opium, qui possédait plus de cinq mille hectares de terres grasses, plantées en pavots.

La femme du dit était jolie, oh ! cela aucun doute. Je la soupçonne même d’avoir du sang européen, car cette peau duvetée de pêche, cette poitrine cambrée et restée ferme à près de trente ans, ce regard tendre et lubrique qu’elle vous adressait en parlant sont choses d’Europe. En tout cas, mon Anglais lui fait une déclaration. La femme, fort ardente, et portée pour les hommes blancs, je l’ai su, lui donna rendez-vous dans l’entrepôt d’opium de son mari, un poussah astucieux et ricaneur qui avait les yeux partout et de la haine plein le cœur.

Le premier contact de notre homme avec la Chinoise fut somptueux : amours, délices et orgues se succédèrent avec passion. On se donna, on se reprit, on essaya mille jeux chinois, enfin le bonheur des amoureux fut extrême.

Le lendemain, la scène changea. Le négociant en opium avait assisté aux épanchements de la veille, bien caché et satisfait du spectacle. Sa curiosité satisfaite, il n’avait plus qu’une vengeance à tirer.

Et mon Anglais, sitôt entré dans l’entrepôt, fut saisi par six « célestiaux », ligoté, serré, puis préparé pour le sketch final.

Ce sketch témoigna de l’ingéniosité chinoise, de sa cruauté et de son goût pour les plaisirs raffinés. On apporta un tonnelet d’opium bouillant, puis on demanda à l’ingénieur s’il voulait y introduire sa tête ou ses ornements virils.

Vous pensez bien qu’il voulait vivre. Se faire coiffer par cette « confiture », portée à cent trente degrés, c’était la mort la plus hideuse. Il dut agréer qu’on introduisit autre chose dans le petit tonneau… Et sa souffrance fut si épouvantable, son impossibilité de se dégager et sa certitude de devenir fou de douleur si évidentes que le Chinois, lui libérant un bras et lui tendant un rasoir, le malheureux, au paroxysme de l’ébranlement nerveux et quasi inconsciemment, se trancha lui-même la partie peccante…

Voilà une vengeance de Chinois !

Depuis ce jour, une prudence extrême nous tenait tous en présence de ces types-là, et nous faisions au mieux pour ne pas leur prendre trop visiblement leurs femmes et leurs maîtresses, Mais, à cette heure,


on la mit au fond de la pièce (page 11).
entre les mains de mon bandit, je me demandais avec quelque terreur secrète si une rancune d’ensemble contre les blancs, comme il y en a dans la plupart des
âmes chinoises, n’allait pas pousser le gaillard à quelque

sale coquinerie devers moi. On peut croire que je ne perdais pas un de ses gestes.

Soudain, il appela. Deux de ses sous-ordres apparurent. Il leur donna un ordre, en chinois du nord, que je ne comprenais pas, et trois minutes après, les deux types, dont la malpropreté était ignoble, vinrent avec deux femmes épouvantées qui se jetèrent aux pieds du chef.

Il leur dit quelque chose en me désignant et elles se relevèrent avec une visible épouvante. Là-dessus, il affirma.

— Tu dois être heureux des attentions que j’ai à ton égard ?

— N’en doute pas, répondis-je. Durant sept fois sept ans le souvenir des bontés que tu manifestes me restera à l’esprit.

— Alors, complète donc la satisfaction que j’éprouve à t’être agréable en choisissant, de ces deux femmes, celle sur qui tu auras à exercer ton adresse.

Je souris hautainement.

— Ne compte pas que je vais décharger mon arme, qui est ma seule défense contre les rôdeurs comme il en existe trop dans ton pays.

Il haussa les épaules :

— Je vais te donner un revolver chargé, car, je ne te le cache pas, la méfiance dont tu parais témoigner envers moi me blesse beaucoup.

— Et que ferai-je de ton revolver ?

— Tu auras à encadrer une de ces filles de tes six balles. Si tu la blesses, je te fais mettre à mort…

— Savoir ? murmurai-je.

— … Si tu es adroit, vraiment adroit, et que tes balles rasent son corps sans la toucher, je t’offrirai une perle, tiens ! Et il me tendit en effet une perle énorme, un peu rosâtre, qui pesait bien cinq grammes.

Je sais qu’il ne faut pas discuter avec ce genre d’hommes. Je tire d’ailleurs bien. À quoi bon, pour si peu, discuter et risquer la mort ?

Je désignais la plus grosse des deux femmes, qui semblait moins terrifiée que l’autre, et on la mit au fond de la pièce, debout sur deux escabeaux, jambes écartées et bras levés.

Puis on me donna le revolver.

— Une balle sous chaque aisselle, dit le bandit, une au-dessus de la tête, deux pour encadrer le bassin et une au sommet de l’entre-jambes. La dernière, dit-il avec un rictus, réclamera tout ton talent.

Je me mis au mur d’en face et je tirai.

La première balle alla bien, la seconde et la troisième se logèrent au ras de la conque jaune des sous-bras.

Les deux qui limitaient les hanches s’écartèrent peut-être un rien, mais c’était encore très correct.

Et j’ajustai la dernière.

Le bandit remarqua :

— On dirait que tu trembles.

Je haussai les épaules.

— Tiens.

Et la balle vint exactement se placer au ras du périnée, avec une précision mathématique,

— Voilà ta perle, accepta le Chinois en me tendant l’objet précieux. Ta main ne tremble pas et tu es un blanc courageux. Ce n’est pas comme celui que j’ai fait dépouiller avant-hier.

— Dépouiller ? dis-je curieusement,

— Oui, nous lui avons enlevé la peau sur tout le corps. C’était charmant. Il avait fumé cent pipes auparavant sachant ce qui l’attendait, mais pourtant…

Je ne sais ce qu’il allait dire, quand, au dehors, on entend du bruit, des paroles rauques, des appels, des pas de chevaux et tout un tumulte guerrier.

Je pensai :

— Pourvu que ce ne soit pas une caravane blanche !

Car avec la familiarité que me témoignait le pirate, et grâce à mon évident bon vouloir, je commençais d’espérer à la rencontre une issue favorable. Or, toute venue d’hommes de ma race, peut-être impatients et incapables de maîtriser leurs nerfs, ne pouvait finir que par une bataille. Mais qui peut avoir la certitude de se tirer d’une bataille, les grègues nettes ?

Je fus rassuré, ou du moins plus confiant, lorsque mon homme, ayant quitté la pièce sans hâte, revint avec un sourire ironique qui lui donnait une gueule hideuse de gargouille médiévale.

Il dit :

— Tu vois que j’ai confiance en toi. Tu aurais pu fuir.

Je demandai, fort étonné :

— Je ne vois pas comment, Il n’y a ici aucune fenêtre assez grande pour qu’un homme y passe, et tes hommes gardent la porte.

Il ricana.

— Je te croyais mieux habitué à ces maisons. Alors tu ignores ceci :

Et allant au fond, il secoua le mur, qui s’ouvrit aussitôt, montrant un réduit où une femme nue s’était cachée, et au delà une échelle de bambou menant dans un verger feuillu.

Je voulus faire l’homme de bonne foi :

— Pourquoi me sauverais-je ainsi qu’un coupable. Tu es mon ami. Je m’en irai par la porte, avec mon cheval.

Il fit un geste amusé dans l’air.

— Tu sembles croire que je suis disposé à te laisser partir sans t’éprouver à nouveau.

— Les épreuves d’un ami, dis-je sans rire, sont de celles dont un homme juste sort toujours vainqueur.

— Tu as raison, avoua-t-il. Et tu n’erres pas en supposant mon amitié. En vérité, je ne veux t’éprouver que pour ton bonheur.

— Dis vite, repris-je, car je suis attendu et tu ne voudrais pas te faire responsable d’une impolitesse que je commettrais en manquant un rendez-vous.

— Tu as raison. Mais je ne puis te cacher que je veux te garder encore, d’ailleurs ; toi seul décideras de ton départ.

— Explique-toi, conclus-je avec impatience.

— Viens donc avec moi, dit le bandit, qui revenait après être allé une fois de plus voir au dehors. Je te réserve une surprise que tu aurais hier achetée un gros prix.

Je descendis alors, à sa suite, au rez-de-chaussée et je trouvai là mon mandarin traducteur avec sa fille. Ils étaient ficelés comme des andouilles.

— J’ai, reprit le Chinois, sans faire attention à mon geste qui venait, au ressouvenir de l’Anglais châtré par lui-même sur son tonnelet d’opium, de ramener le Mauser de la hanche sur le ventre, j’ai contre le mandarin Tchi, que voici, une antique rancune à satisfaire. L’occasion est bonne, n’es-tu pas de mon avis ?

Il s’adressait à moi, je répondis :

— Je ne te contredis pas, mais en quoi cela peut-il me regarder ?

— Tu vas voir.

— Ne peux-tu me laisser partir et régler tout avec Tchi en mon absence ?

— Aucunement. Tu seras même ce que les gens de ton pays nomment une providence, et je la serai pour toi.

Je souris, il continua :

— Voilà ce que j’ordonne donc :

« Je fais préparer un pal et une grande marmite. Tchi aura le droit de choisir d’être empalé ou bouilli vivant…

Je l’interrompis avec désinvolture :

— Je ne veux pas en entendre plus. Tes rancunes et haines ne me regardent pas. Donc laisse-moi, puisque tu ne veux me laisser retourner au camp, me retirer dans la pièce où tu m’as trouvé, et envoie-moi une autre fille.

Il repartit sans bouger :

— Les autres filles sont aux mains des hommes qui n’en ont pas trouvé d’aussi agréables depuis longtemps, et je ne veux pas les en priver. Ce sont mes amis et on doit faire plaisir à ses amis.

— En ce cas, je resterai seul là-haut, et tu feras selon ton gré avec Tchi.

— Non ! affirma le gaillard. Je suis ton ami aussi. Tu l’as reconnu ?

— En ce cas, l’amitié te commande de me permettre l’absence durant que tu règles tes affaires personnelles.

— En aucune façon, continua le brigand, je sais combien vous êtes timides devant les femmes et le plaisir, dans ton pays, surtout lorsqu’une femme vous fascine et vous attire. Je n’ignore point non plus qu’il vous est naturel de laisser passer une jouissance qui vient à vous.

— Que t’importe ? articulai-je avec majesté.

— Il m’importe beaucoup. Je suis ton ami et je te donne la fille de Tchi, dont je n’ignore point que tu as envie depuis très longtemps. Elle est belle, elle est jeune, et tu trouveras beaucoup de joie avec elle,

Je remarquai :

— J’aimerais mieux l’avoir dans une autre circonstance. Tu sais que déjà, pour te complaire, j’ai réjoui celle que tu as fait tuer.

Il rétorqua :

« Tu me demandais à l’instant une fille. Donc tu es encore amoureux…

Je ne sus que répondre. L’autre ne s’arrêta pas là.

— Je fais le bonheur de ceux que je connais, même malgré leur vœu. Tu as assez tourné autour de cette enfant délicieuse. Il faut aujourd’hui l’accepter. Décide-toi donc à la prendre ou bien…

— Ou bien quoi ?

— Tu auras détruit mon amitié et je te ferai couper la tête.

Je pris mon revolver et le levai.

— Tu mourrais le premier, l’ignores-tu ? Je t’ai prouvé mon adresse, et ta vie, à cette heure, dépend d’un geste de mon index.

Il haussa les épaules.

— Pourquoi faire tant de comédie à propos de cette chose si simple, de posséder une fille que tu aimes et dont tu brûles depuis si longtemps ? Elle est plus ardente que tu ne crois, et tu es stupide. Ah ! on peut le dire, les hommes de ton pays ont de bien étranges façons !

Je me repris, sans quitter mon arme, certain que je restais de ne pas succomber sans avoir mis à mort et le chef chinois et les deux que je voyais debout et impassibles dans l’embrasure de la porte. D’autres aussi, d’ailleurs…

— Écoute, continua le Chinois de sa voix égale, j’ai décidé de me venger et de t’être agréable. Je le


une femme nue s’était cachée (page 13).
ferai donc. Ne m’oblige donc pas à user de la force.

— Que veux-tu dire avec ta vengeance ?

— Tu n’as pas oublié, je pense, que j’ai une rancune à apaiser sur Tchi. La chose t’a été dite. Eh bien, voici ce qui se passera. Tchi, qui n’aime pas l’eau, paraît-il, sera placé sur le pal qui doit être prêt. Toi, tu seras avec sa fille.

« La premiére fois que tu feras l’acte amoureux avec elle, il sera compté jusqu’à cent, et, à partir de cent, on le laissera s’empaler. Si tu finis plus tôt, il restera suspendu au-dessus du pal, simplement, et ne souffrira que de la peur.

— Et puis ? dis-je avec stupeur devant tant d’ingéniosité.

— Eh bien, la seconde fois, il sera compté jusqu’à trois cents. À trois cents, on lâchera la corde et il s’empalera. Mais ce sera différé si tu termines avant. La troisième fois, je te donne le temps de compter à cing cents.

— Tu es fou, dis-je avec moquerie, malgré le tragique des circonstancess et la conviction évidente de l’homme qui parle avec un sérieux bouffon.

— Je ne suis pas fou. Je veux me venger et te faire plaisir. Je veux que ma vengeance soit pour toi à la fois un excitant et un moyen de racheter la vie de Tchi. N’agit-on pas souvent ainsi, dans ton pays ?

— Non, certes, dis-je avec un sourire.

Il haussa les épaules :

— Ils sont si mal civilisés, les Occidentaux, que sans doute les plus subtils agréments de l’existence leur sont inconnus. Pour toi, sache que mon désir est de réaliser beaucoup de joie autour de moi. Tu auras la fille de Tchi, et elle est belle. Tu l’auras sans danger aucun, et cela n’est point méprisable. Bon ! Tchi rachètera sa vie avec le plaisir de sa fille. Mets-tu en doute qu’il préfère cette solution à une rançon de vingt mille taels ?

— Non, certes, reconnus-je.

— Ah ! Tu es de mon avis. La petite a du goût pour toi et le contentera sans nul danger. Avoue que ce sont là de nombreuses satisfactions.

— Je fis oui de la tête, retenant une prodigieuse envie de rire, venue autant de la figure de Tchi que de la gravité du bandit et de la cocasserie des commentaires.

Le bavard pirate continua.

« Je serai heureux, à mon tour, car un homme juste et pur se trouve heureux de complaire à ses amis, mais j’aurai satisfait aussi ma vengeance, et ce n’est pas rien…

Je demandai avec ironie :

— Comment te seras-tu vengé, puisque Tchi sera heureux ?

— Il aura tremblé sur son pal assez longtemps pour m’être agréable, dit l’autre, car assistant à tout, je ferai le compte de ses grimaces, et elles seront jolies.

Il ajouta après un silence :

« Et puis il lui faudra quelques semaines pour guérir ce que le pal lui aura écorché, car, il serait trop beau que tu fisses tout dans les limites que j’ai dites.

Il n’y avait pas à dire, cet homme paisible et audacieux, criminel et jovial, avait raison dans toutes les discussions. Il parlait doucement, sans avoir l’air de presser mes réponses, en homme qui veut savourer les minutes agréables de la vie, et il paraissait absolument certain que tout suivrait ses désirs.

Je remarquai :

— Ne pourrais-tu me remplacer par un de tes hommes. J’aurais, je te l’assure, plus de bonheur a être témoin qu’acteur.

— Non ! D’ailleurs, pour cet exploit que j’exige, seul un Européen en est capable.

— Je demandai, à demi vaincu :

— Combien me donneras-tu de fois à accomplir l’amour ?

— Sept fois.

— Impossible.

— J’ai dit sept fois. Tu auras le temps de compter jusqu’à mille la cinquième fois. Mais ensuite, ce sera mille toujours, car ce serait lui donner trop de facilités — il désignait Tchi — que de toujours augmenter le temps. Il faut être juste aussi, et un peu difficile…

Il ajouta :

— D’ailleurs, tu la crois vierge, mais elle est bien plus éduquée en amour que tu ne le soupçonnes. Si elle y met son art, ce sera un jeu pour toi, car nos filles de Chine, habituées à ne connaître que des hommes rendus impuissants par l’opium, ont su acquérir une habileté extrême. Et puis, vous autres, débauchés des pays où le soleil se couche, vous êtes toujours ardents, vous pouvez accomplir l’amour des nuits entières, tandis que nos races, aussi passionnées, manquent du même élan. Voilà pourquoi les femmes ici, ont une science parfaite de la volupté. Appliquée sur toi, la science de cette fille pourrait, sans douleur, te mener au double de ce que j’exige.

Je ne pus me retenir de rire follement.

Dis-moi repris-je, une fois cette hilarité calmée, que feras-tu donc si je ne puis, par exemple, aller au delà de la cinquième ou sixième fois ?

Il eut un geste bref.

— Tchi s’enfoncera tout seul sur son pal et son sort sera réglé. Quant à toi, je te ferai couper la partie qui aura prouvé cette incapacité de sauver son propriétaire.

Je réfléchis avec promptitude. C’était la menace d’une amputation dans le goût de celle subie par l’ingénieur anglais. Cela ne me disait rien. La lutte était d’ailleurs impossible. Pendant les discours du bandit, trente Chinois au moins étaient apparus dans le carré de la porte, tous armés de fusils à tir rapide et de sabres redoutables. J’étais seul, je pourrais en tuer une demi-douzaine, mais ces hommes ont une audace absurde et violente qui défie la logique. Ils me sauteraient dessus en bloc, et je succomberais sans nul doute après en avoir fait un massacre. De plus, la maison était en bois, on pouvait m’enfermer et me rôtir vif, si je parvenais à m’y enfermer après suppression du chef bandit et de ses acolytes les plus proches. À peser le pour et le contre, je ne voyais aucune raison plausible de m’obstiner dans un refus. Enfin, personne ne dira qu’il fut plus bête de subir l’ordre de cet olibrius à pommettes saillantes, que de mourir comme un sot, obscurément.

— Je dis pourtant :

— Qui me promet que tu ne modifieras pas tes décisions actuelles, tout à l’heure ?

Il repartit avec noblesse :

— Je n’ai qu’une parole, et tu seras libre de repartir pour ton camp après le septième plaisir.

— Et Tchi ? demandai-je encore.

— Il sera sauf et sa fille n’aura qu’à me divertir un moment pour être libre à son tour, car tu admettras bien que tout cela puisse m’avoir, à la fin, donné envie de savourer un fragment de ton plaisir.

Il fallait se décider. Je ne voulais plus faire traîner ça dans l’espoir d’une hypothétique venue d’autres ingénieurs, qui pouvaient d’ailleurs causer ma mort, et eux-mêmes finir leur destin. Ma foi j’acceptai…

Nous fîmes en hâte les préparatifs. Le Chinois a l’esprit à la fois subtil et théâtral. Celui-ci choisit pour assister à mes actes, une perspective savante, qui devait lui permettre de savourer à la fois les grâces du spectacle et les finesses expressives de nos visages. Je veux dire celui de la fille du mandarin et le mien. Ensuite, on alla quérir des coussins en grand nombre, pour permettre les acrobaties chères aux femmes de Chine. Enfin on m’apporta, sur ordre du bandit, un pichet d’eau fraîche qui me fut merveilleusement agréable.

Je regardai cette porcelaine, d’un bleu léger et tendre qui semblait se dégrader en profondeur. Allons, je n’étais pas défait encore, puisque le souci d’art ne m’avait pas quitté.

La fille de Tchi, pendant l’entretien enchevêtré de courbettes et de gestes déférents que je venais d’avoir avec le Chinois, n’avait pas eu un signe de colère, d’ennui ou de déplaisir sur son visage plat et ocreux.

Je me demandai, lorsqu’elle vint sans ordres nouveaux s’étendre sur les amas de coussins qui devaient être témoins de nos exploits, si elle éprouvait quelque joie ou si elle souffrait. Impossible de répondre, ces figures sont illisibles. Elle s’était mise nue. Le bandit la rappela à l’ordre et elle se rhabilla.

Comme je n’avais pas compris, je lui demandai :

— Que lui as-tu dit ?

Il eut un sourire affreux :

— Qu’il n’appartenait qu’à toi de lui enlever sa robe. Une femme doit venir à l’amour avec ses parures. Il est agréable à l’amant d’enlever celles qu’il dédaigne, mais il lui serait pénible de remettre celles qu’elle aurait oubliées.

Tant de sagesse, qui n’a jamais été formulé en Occident, me parut très louable et j’approuvai.

La fille de Tchi mit donc une sorte de pantalon de mousseline rose, serré aux chevilles, puis un jupon jaune, de soie légère et d’une ampleur démesurée. Ensuite la robe, d’un seul bloc, d’une étoffe curieuse, ot alternaient les dessins chinois et les figures chères aux tisseurs européens. Je devinai un tissu fabriqué en Angleterre ou en Allemagne, et compris pourquoi la Chine aura tant de peine à se créer une indépendance commerciale. Peu importe, d’ailleurs.

Ma prochaine maîtresse mit ensuite une sorte de foulard, puis appendit à son cou un bibelot tintinnabulant.

Je lui fis signe de l’abandonner.

— Quoi ! dit le bandit, tu ne comprends pas qu’elle aide à la volupté réelle, cette trousse de toilette. Étendu près d’elle ou autrement, tu verrais ces tableautins lascifs que le grand peintre Hou Li Yiang a répandus sur ces anneaux émaillés. Et puis, l’homme vraiment amoureux n’accomplit pas l’amour sans s’arrêter pour reculer la seconde du plaisir. Alors, il y a à cette série de chaînes que tu dédaignes ce qu’il faut pour se limer les ongles, peigner la moustache et gratter dans le dos…

Il prit un air sentencieux.

— Rien en amour n’est si délicieux que de se gratter le dos. Nos mandarins de première classe — il salua — ont près de leur lit une main d’ivoire à long manche, pour cela. Les plus illustres doivent même cette main à un de nos anciens empereurs…

Je faillis pouffer à cette remarque. Je me contins seulement pour affirmer :

— Je ne dis pas que, en d’autres moments, je n’aurais pas plaisir à user des conseils que tu me donnes. Mais songe que je veux éviter à Tchi — c’est bien le moins puisque je vais user de sa fille — de se faire tout à fait empaler. Enfin, je désire aussi terminer tout cela avant la nuit. Si je me faisais les ongles entre temps irions-nous ?

— Tu agiras selon ton gré, accepta le bandit. Je rends justice à tes vues et à leur dignité. Mais sache pourtant que nous autres, Chinois, connaissons mieux que vous, hommes à peau blanche, les secrets


Elle s’était mise nue (page 23).
et les délicatesses de l’amour. Je ne répondis plus. La minute était venue de renoncer aux paroles pour s’adonner aux actes…

Je dis à l’oreille de la fille du mandarin :

— Tu es belle, et je te prie de m’aimer.

Elle riposta en langage du pays, que je comprenais mieux que le chinois mandarinal :

— Tu es beau aussi, mais commande à ta servante, et je t’aimerai selon ton vœu,

— Quitte donc ta robe, conseillai-je.

Elle chuchota :

— Songe que tu as sept actions amoureuses à accomplir. Ne cherche pas au début à te priver des excitations qui seront utiles tout à l’heure.

Elle avait raison, en somme. Toute cette conversation, tout ce qui avait préparé la circonstance présente, depuis deux heures, constituait un véritable aphrodisiaque. Je n’avais qu’à suivre ma pente organique et, à mesure que la fatigue viendrait, la fille de Tchi, avec sa finesse de femme et le savoir de sa race, solliciterait peu à peu mes espoirs défaillants.

Je donnai un regard au décor, avant de me mettre au travail. Il y avait là cinq brigands curieux qui roulaient des sclérotiques blanchâtres entre leurs paupières bridées. L’un d’eux m’adressa méme un sourire connivent…

Et le chef des pirates fumait avec gravité, dans une pipe en porcelaine, quelque tabac anglais qui sentait le foin grillé.

La femme découverte dans le réduit à issue, que m’avait enseigné mon ami et gardien, passa avec un air indigné devant moi. Elle trouvait que toute cette comédie était infâme. Non point par son manque de pudeur ou de savoir-vivre, mais parce qu’y intervenait un blanc.

Et elle courut s’offrir aux rôdeurs que j’entendais boire en bas de l’alcool de riz. Mais à quoi bon m’obstiner, à la française, dans des constatations esthétiques et la recherche de souvenirs pour plus tard. Il fallait se mettre en besogne, et je fis signe que l’heure était venue. J’entendis transmettre un ordre, et des gémissements commençérent. On hissait Tchi au-dessus du pal.

— Fais-le taire, dis-je au chef. Il me refroidit avec ces plaintes.

Un commandement impératif sonne et, comme par miracle, Tchi cesse de pleurer. Hop ! allons-y !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La fille du mandarin était bienveillante et animée des meilleures intentions. Je voulais en finir vite pour avoir un rien de loisir avant de m’y remettre. Ce sont des raisons excellentes lorsqu’il s’agit de mener à bien une opération de cet ordre. Le silence le plus complet régnait autour de moi…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Brave fille de Tchi, tu montras là ce que peut l’amour filial. Toi aussi, tu avais hâte de terminer pour reprendre. Aussi sus-tu abréger toutes les manœuvres préliminaires. Ce fut un amour conçu comme une fabrication américaine, tout a fait standardisé, et durant lequel la plus stricte économie de geste fut de règle.

Si j’avais eu un peu plus de goût pour les observations scientifiques, à ce moment-là, j’aurais été infiniment heureux d’agir en ingénieur, en mathématicien. Pas de fioritures, pas de fantaisies. Ce fut un usinage galant parfait, sans forces perdues, sans gaspillage cinématique. Du beau travail, vraiment.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et je me relevai avec lenteur, heureux d’avoir si bien ménagé ma force et mon élan, que je croyais à cette seconde en posséder autant qu’auparavant.

Je soupirai de satisfaction.

Le bandit me complimenta aussitôt.

— Décidément, les hommes de ton pays sont admirables. On me l’avait déjà affirmé, mais je le mettais en doute. Cette fois, je suis heureux de t’avoir contraint à ces sept plaisirs qui vont passer aussi vite qu’un nuage sur le soleil.

— Tu en parles à l’aise, remarquai-je.

— Mais non. Tu es trop modeste, voilà tout.

La fille de Tchi m’appelait à recommencer, Elle quittait aussi son jupon et sa culotte de mousseline aux ampleurs demesurées.

Je lui fis signe de prendre patience. Son père n’avait pas encore pris contact avec le pal, et pourtant, compter jusqu’à cent ne demande pas beaucoup de temps…

— On va compter jusqu’à trois cents, dit le chef d’un air impératif.

Je pensais, avec ma manie d’algébrer les choses : voilà 1/7 de fait. Il reste 6/7. Encore cinq fois autant, et il m’en restera autant que j’en ai actuellement fait.

Et je repris la fille du mandarin, aux fins de mener à sa conclusion un second « set ».

Elle avait, dans sa petite cervelle chinoise, conçu le plan de ce second siège de Berg-op-Zoom. Habile et astucieuse, elle mit en œuvre des moyens nouveaux pour « couronner ma flamme ». J’en fus éberlué, si totalement même que je faillis rater tout.

— Tu es affaibli ? me demanda, en chinois de porteur, la douce enfant qui s’efforçait de me restituer des forces.

Je murmurai :

— Garde ton savoir chinois pour tout à l’heure, À cette minute, agis comme une femme d’Europe.

Elle chuchota.

— Elles ignorent donc ces choses-là ?

— Non, mais elles usent d’une plus grande simplicité.

Mais allez donc faire entrer le concept de simplicité ou de complexité dans ces cervelles-là, absolument dépourvues du sens de l’abstrait !

La fille de Tchi serra les lèvres avec une petite expression de dédain et je m’aperçus de la vanité de mes conseils.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Alors, un gémissement commena de se répandre dans la maison. Il venait de la cour, où le mandarin se trouvait abandonné à son poids sur le pal.

Zut ! Ce boucan n’était vraiment pas fait pour me donner du courage. Je craignis de renoncer à mon exploit. Enfin j’accomplis le deuxième tour de piste et, à mon geste, les lamentations cessérent. Ouf !

Le bandit remarqua :

— Tu es trop nerveux. Prends modèle sur le calme de nos races. Rien ne nous émeut. On coupe des têtes et des membres sans émouvoir ni les victimes, ni les spectateurs. Toi, tu subis l’influence de tout. Il faut mieux se dominer.

Je haussai les épaules :

— Nous n’avons pas des sensibilités semblables. Prends-en ton parti, ce ne sont pas ces petites émotions qui peuvent m’arrêter.

Il rit.

— Je l’espère pour toi.

Le mot me fit faire la grimace. Bah ! j’avais commencé. Il ne fallait que persister et garder ensemble volonté et maîtrise de soi. C’était bien le diable si…

La fille de Tchi quittait sa robe. Elle resta vêtue d’une chemise brodée qui lui descendait aux pieds, à ses petits pieds de Chinoise, si bien déformés, si savamment pliés entre deux planches, depuis son jeune âge, qu’ils semblaient de dérisoires et burlesques bibelots, absurdes et d’ailleurs hideux. Elle avait de jolis seins oblongs et d’une couleur étrange, d’un jaune citrique assez inattendu. Elle se tenait allongée maintenant, les bras tombants, et les jambes pliées de telle sorte que chaque pied se logeait dans le creux du jarret opposé.

J’avais une sorte de lourdeur sur le front et le courage me manquait tout à fait. Je demandai donc au bandit :

— N’as-tu pas des pastilles de Hang-Hon-Li ?

Le Hang-Hon-Li est un poisson qui vit dans le fleuve Jaune, et dont la chair, chargée en phosphore et en iode, sous une formule spéciale, est puissamment et immédiatement aphrodisiaque.

— Il t’en faut déjà ? demanda l’autre avec ironie.

— Oui ! Cela agira pour tout à l’heure.

— Bon. Prends ceci !

Il me tendit une sorte de tabatière en ivoire avec, sur le couvercle, le doux Lao-Tseu assis sur une vache meuglante, et étalant la satisfaction philosophique propre à ce moraliste.

Je pris deux pastilles et les avalai.

La fille de Tchi me fit signe d’accourir et elle accompagna cela d’une petite mimique un peu plus que galante qui témoignait de son savoir et de ses dispositions. Je vins à elle.

— Tu es un homme de grand mérite, dans ton pays ? questionna-t-elle, tandis que nous nous installions pour procéder à la « saisie-arrêt » amoureuse.

— Pas du tout, répondis-je, qu’est-ce qui te le fait croire ?

— On m’avait assuré que, chez toi, les hommes sont choisis pour les situations importantes selon leur force avec les femmes.

— Bah !

— Certainement. Tu refuses de l’avouer, mais je crois ceux qui m’ont appris ces détails-là.

— Alors, que t’a-t-on dit ?

— Que pour être mandarin français, il fallait posséder dix femmes en une nuit, douze pour être préfet, quatorze pour être ministre et seize pour être empereur. Je me mis à rire, mais elle fit ce qu’il fallait pour m’enlever une telle et si scandaleuse marque d’hilarité. Le sérieux me revint net et nous cessâmes de parler.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Chose curieuse et bizarre : alors que ma seconde. tournée s’était mal bue, la troisième s’absorba en un tournemain. J’en fus moi-même ébahi, mais non ma partenaire qui eut un sourire triomphant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle demanda :

— Les femmes de ton pays savent-elles ces secrets pour l’émotion des hommes ?

— Pas toutes, crus-je prudent de répondre.

Elle approuva :

— Il nous faut étudier longtemps pour les connaître comme il faut…

Je me mis debout et respirai une bonne lampée d’air. Allons, ça se tirait ! Et je fis le rapide calcul suivant : 3/7 sont accomplis et 4/7 à réaliser, ce qui donne 1/14 de moins que la moitié.

Ça va, ça va !

Le bandit, heureux comme un requin qui peut dévorer deux ou trois naufragés à lui seul, remarqua.

— Ça c’est passé très bien. Tu montes encore dans mon estime. Je t’assure que tu te conduis aussi noblement que Pet-Huy.

— Qu’est-ce que c’est que Pet-Huy ? dis-je avec curiosité et pour gagner du temps.

— C’est le dieu de la passion entre époux. Il fit l’amour sept cent quatorze fois de suite avec sa concubine, la fille de l’empereur Tan, et sa femme,


La fille de Tchi, par des attitudes lascives… (page 36).
pour sa vengeance, l’attacha sur un lit et tenta de le faire mourir en le caressant. Mais lui résista à dix-neuf cents jouissances et resta vainqueur. Toutefois il devint aussi fidèle de ce jour-là.

Je fis un geste de la tête pour exprimer mon admiration.

— Et maintenant, continua l’autre, si tu n’as pas fini à la nuit, je t’avertis que ce sera compté comme une défaite et que tu seras chatié.

Le soir allait bientôt tomber. Il me parut bon de marchander.

— Si tu ne me donnes pas une heure de ténèbres, je renonce et nous allons nous tuer.

— Je t’accorde cette heure, soit !

Alors, pour le remercier, je fis à la fille du mandarin signe de changer un rien son aspect. Elle ne me perdait pas des yeux et se mit nue aussitôt.

— Allons-y !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’amour comporte une certaine monotonie verbale, malgré l’infinie différenciation des actes réels. C’est, en vérité, que notre pudeur et celle surtout des écrivains ont entouré cela d’une sorte de gangue, faite de clichés obstinément répétés.

On se trouve donc fort gêné pour décrire, avec toutes leurs nuances, leurs délicatesses, leurs à-côtés et leurs perspectives, une série de gestes communément jugés, malgré leur variété, comme identiques.

Les Chinois ont un haut sens de l’infinie différenciation des divertissements amoureux. Cela se constate dans leur art, où l’érotisme tient une place considérable et comporte une complexité d’aspect esthétique quasi déconcertante par sa richesse.

Les femmes d’Asie, éduquées dans la contemplation de gravures et peintures que nous nommerions obscènes, ont l’esprit entraîné à concevoir et le corps habitué à réaliser mille extravagances. Non point que tout cela, au demeurant, puisse nous passionner, nous autres Européens, mais il n’est pas douteux qu’on y trouve d’occasion d’étonnants stimulants du désir.

Bien entendu, à part l’amant qui veut prouver à sa bien-aimée un amour énorme et en témoigne par une douzaine de « contacts » à la file, tous nantis de leur conclusion, à part ces amoureux chastes qui, au jour où les soupapes sautent commettent en quelque sorte, et d’une seule fois, autant de péchés qu’un autre en six mois, nos races usent peu de ces aphrodisiaques acrobatiques qui sont chers à l’Asie. Sauf, bien entendu, les hommes mûrs et quasi impuissants. Dans ma situation, il était normal que cela me soit utile, et la fille de Tchi l’avait compris. Elle obtint donc de ma machine amoureuse un merveilleux rendement en usant de finesses spécifiquement chinoises. En d’autres temps, cela n’aurait sans doute eu à mes yeux aucun intérêt. Ce jour-là, il n’en était pas de même, et l’adjuvant obtenu me permit de n’entendre guère le vieux Tchi aboyer sur son pal plus de quinze à vingt secondes. D’ailleurs, c’était bien assez…

Je m’assis un instant. Par la porte, je voyais une file de têtes jaunes et plates me contempler avec intérêt. Tous les bandits avaient fini par prendre goût à mon aventure. Ils espéraient me voir échapper à ses plus déplorables conséquences et leur vœux me suivaient durant que je m’efforcais d’émouvoir la fille de Tchi. Le ciel était déjà vert aux lointains. La campagne offrait une perspective embuée et une mélancolie sourdait du paysage entrevu par ce rectangle bordé de masques chinois.

Je me retournai vivement pour ne point perdre ma volonté, que la tristesse bientôt crépusculaire m’aurait enlevée.

Le bandit remarqua :

— Tu parais perdre confiance en toi même quoique tu sois en avance sur ce que j’attendais.

— Non, dis-je, mais dans mon pays, nous sommes ainsi faits que les transformations de la nature nous émeuvent jusqu’à nous enlever le désir.

— C’est bien étrange.

— Toutes les races trouvent étrange le comportement des autres races.

— C’est vrai.

La fille de Tchi, cependant, s’efforçait, par des attitudes lascives, de m’attirer à nouveau vers elle. Le pirate le vit.

— Ton amoureuse te guette. Elle est en folie et tu n’en trouveras jamais d’aussi désireuse de te plaire. Qu’attends-tu ?

Je haussai les épaules. Il devenait ennuyeux, avec ses questions saugrenues cet homme. Il outrait à l’excès le goût des gens d’Asie pour les commentaires et les questions. Ça finissait par m’agacer.

Je n’avais qu’un moyen de cesser une conversation devenue horripilante, c’était de joqueter avec la fille du mandarin. Ce n’était pas que je ne fusse saturé de cet amour jaune. Mais enfin, outre mon intérêt certain, et ma sauvegarde, car le bandit ne plaisantait certainement pas, je me trouvais devant une sorte de pari, un défi, un labeur commencé. Il était indispensable de finir. C’était une question d’honneur.

Et je m’y mis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je vais l’avouer, puisque finalement je m’en tirai, mais cette opération-là, mal préparé, et la cinquième, fut la plus pénible des sept. Je crus n’en jamais venir à bout. Ah ! ce « match nul » qui s’annonçait, quel camouflet !

Il y eut donc un flottement au milieu des choses… Je sentis que mon système nerveux n’obéissait plus. J’avais une panne de sensibilité… Fichu moment et fichue situation en un labeur où on n’a pas le loisir ni le goût de se livrer à des considérations explicatoires, que les savants nomment « épistémologiques… » Si la panne avait duré, j’étais flambé. Jamais je n’aurais retrouvé après la bonne carburation. Mais il y eut un retour d’énergie intime, une remise en contact de mes sens et de ma volonté. Je compris que ma sensibilité organique, celle que les gens experts à baptiser les réalités avec des mots grecs nomment « cenestésie », reprenait son rôle. Je tins, pour tout dire, le coup…|

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Bravo ! dit le bandit qui avait deviné.

Et un sourire revint sur la face safranée de la fille du mandarin. Il était temps. Comme chacun le sait, ce qui constitue le charme de l’amour, c’est que les fatigues qu’il crée sont précisément aphrodisiaques. Les amants puissants sont d’autant plus fardents que plus près du bout de leur rouleau. C’est ainsi, d’ailleurs, que les malades souvent parviennent à accomplir des exploits dont un homme bien portant serait incapable. C’est que leur maladie elle-même, transférée dans leur cerveau à l’actif des excitations, devient une sorte de cantharide. C’est extrêmement curieux.

Or, le plus terrible dans les défaillances amoureuses, c’est de sentir qu’on est las sans que cela vous excite. À ce moment du divorce entre l’amour et la fatigue, l’amant n’est plus qu’une loque.

Je passai donc auprès de cet abîme, qui m’aurait soumis à la cruauté abjecte des Chinois. Ce ne fut qu’un passage. Je me relevai…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ajoutons, pour étre sincère, que la fille de Tchi, que j’avais cru jusqu’ici innocente, ou du moins éduquée seulement à l’amour par la contemplation des gentils rouleaux peints où les Chinois aiment à peindre des prouesses amoureuses, la fille de Tchi, donc, me donna la preuve d’une science tout européenne, et qui sentait sa praticienne d’une lieue…

Car je dis et j’expose avoir eu alors un moment de faiblesse, et que je m’en relevai. Mais il serait excessif de m’attribuer à moi seul l’heureux retour de vigueur par lequel je parvins à conclure. Ma partenaire y avait mis un peu d’elle, beaucoup même, et de tout son corps. Elle avait, si j’ose ainsi dire, fait feu de tous ses membres. Ah la gracieuse petite Céleste. Comme elle fit, à ce moment-là, tous ses efforts pour m’éviter une catastrophe. Elle eut des finesses et des trouvailles de grand artiste. Jamais je n’ai si bien compris le mot de Pierre Louys, dans Aphrodite, ou il affirme que l’amour est un art, comme la musique, et qu’une amoureuse habile vaut la plus glorieuse musicienne du Temple d’Apollon. Cependant, cela s’était prolongé, et Tchi reposait sur son pal.

Je l’entendais brailler et invoquer Confucius. Ce n’avait d’ailleurs rien de galant…

Lorsque tout fut accompli, je dis au bandit qui regardait avec un sérieux d’ambassadeur.

— Je te prie de me faire apporter à boire.

— J’y consens, tu es brave !

Cependant le mandarin continuait de gémir et d’invoquer les esprits, les dragons, les dieux et toute une ménagerie bouddhiste, confucianiste ou shintoiste, je ne sais pas au juste.

— Fais relever Tchi durant ce temps, demandai-je.

Il fit non de la tête.

— Tu me ferais patienter au delà des limites de la politesse, si je n’y mettais ordre. Comme rien ne te lie à cette vieille fripouille de mandarin, il doit t’être indifférent qu’il ait le derrière un peu écorché. D’ailleurs, on ne laissera pas le pal entrer trop profond.

Je dis :

— Cela me gêne de l’entendre.

— On le relèvera au moment où tu vas te remettre à l’œuvre. Donc tu ne seras pas refroidi en tes amours par ses cris. Ah ! la canaille, c’est que je lui en veux, tu sais. Je vais te dire ce qu’il m’a fait, maintenant. Un jour, j’avais rendez-vous avec sa femme dans le petit bois, derrière sa demeure, là où tu as trouvé le crapaud à trois pattes, en bronze, qui est le dieu de mes aïeux. Tu te souviens.

— Je sais, je sais ! Alors tu es informé de ce que mes terrassiers découvrent en préparant mes remblais et mes tranchées ?

— Certainement. J’ai là-bas mes espions.

— Tu es fort. Continue ton histoire.

— Voilà. J’avais donc rendez-vous avec sa femme, qui est une amoureuse bien plus experte encore que ne le sera jamais sa fille. Et pourtant, avoue que celle-ci n’est pas une novice ?

— Je le reconnais.

— Ce jour là, mon mandarin eut vent de notre entente, il suivit sa femme qui venait me rejoindre, nous guetta, et, lorsque nous nous trouvâmes, elle et moi, en telle joie que le sentiment des choses était amoindri en notre esprit, il sauta sur nous et me brisa un bâton sur l’échine.

— J’avoue, dis-je pour compatir à ce souvenir, et continuer à gagner du temps, que c’est une chose douloureuse.

— Ah ! tu vois que ma vengeance est juste et que je l’exerce avec douceur…

— Je reconnais que tu aurais pu faire pire. Mais était-ce ton devoir de tromper ce mandarin ?

— Je ne l’ai pas trompé. Sa femme seule est coupable. Moi je ne lui avais promis aucune chasteté.

Cette réflexion judicieuse m’amusa. J’eusse prolongé l’entretien. Mais il me fallait « remettre ça » et le Chinois me le dit sans fard :

— Parle moins, tu auras besoin de toute ta force


La fille se jeta à mes genoux (page 42).
pour accomplir les deux courses qui restent si tu veux sauver cette vieille frappe de Tchi. D’ailleurs, c’est la nuit qui commence, et si tu veux rentrer à ton camp sans faire de mauvaise rencontre, presse-toi. Je ne te donnerai pas une escorte.

Il avait raison, ce pirate. Je devais traverser un bois vient parfois le tigre au bord de l’eau.

À ce moment, émue par les gémissements de son père, la fille se jeta à mes genoux et me supplia en chinois de lui faire la grâce de l’aimer encore deux fois.

Je répondis doucement que cette grâce dépendait désormais beaucoup d’elle, car il n’était pas dans mes habitudes de mener ma barque sept fois à la file, en public, et que si elle n’y apportait ses finesses les plus opérantes, il était à craindre que je ne dusse renoncer avant la fin. Elle leva les mains au ciel :

— Je fais tout ce qui plaît aux dieux pour que tu sois digne de Lai Tché Houang…

— Qu’est-ce que Lai Tché Houang ? demandai-je au bandit.

— C’est, répondit-il gravement, celui qui fit femmes cent soixante pucelles entre le lever et le coucher de l’astre du jour.

— Fichtre, grognai-je, avec humeur.

— C’est un grand saint, remarqua le Chinois. Mais il paraît que dans ton pays d’Occident il ne serait pas jugé tel. On m’a dit même que vous le mépriseriez pour ce divin exploit et qu’il courrait risque, en cas de renouvellement, de se faire condamner pour outrages à la pudeur et autres fantaisies morales inventées par vous, Occidentaux, qui êtes à la fois si salaces et si hypocrites.

Les pleurs de Tchi augmentaient d’intensité et je m’agaçais de cette lamentation. Aussi fis-je signe à la fille du mandarin de reprendre le harnois de la guerre à plaisir.

Elle s’y précipita avec une allégresse d’autant plus certaine que les abois de son père cessèrent aussitôt.

Les débuts furent ingrats. J’étais, comme on dit, en matière sportive, « surentraîné » et manquais de fermeté combative. Mais je me convainquis, par une forte suggestion, d’avoir entre les bras une maîtresse, blanche et adorée.

On s’en tira. Ce n’est pas que le malheureux empalé ne réitérât à la fin ses appels, à la providence chinoise, mais ce fut bref.

— Tu mérites tout de même le bouton d’ivoire, certifia le bandit heureux. Il ne te reste plus qu’un circuit à accomplir et je pense que ce sera bientôt fait.

— Tu en parles à l’aise, répliquai-je après avoir bu de nouveau une tasse trop petite de certain liquide violemment pimenté que je reconnus pour une décoction du fruit de l’ajuria vulgaris, lequel est un aphrodisiaque puissant et d’action rapide.

L’autre haussa les épaules :

— Vous voilà toujours les mêmes, vous, Européens. Vous faites des monstres de choses grosses comme des têtes d’épingles. Je savais bien que tu te tirerais très vite de cette affaire-là. Et je ne demandais qu’à sauver Tchi. S’il a le fondement un peu endommagé, il couchera sur le ventre pendant quelque temps, et au lieu de s’asseoir, il méditera autrement. La méditation assise n’est pas si bonne et si fertile en idées neuves que l’autre. D’ailleurs, Lao Tseu la déconseille, et si, nous autres Chinois, sommes si supérieurs à vous les Occidentaux, c’est parce que nous méditons couchés ou accroupis, postures bien plus favorables à l’intelligence.

Je ripostai !

— Ne sois pas si certain de mon triomphe. Je ne sais si je l’accomplirai. Mon but étant ainsi de gagner dix minutes.

Il devina et dit sèchement.

— Souviens-toi que tu dois finir, ou je tranche la tête de Tchi, si le pal n’a pas fini.

— Non ! dis-je, cela ne fait pas partie du contrat.

— Si je suis obligé de partir avant que tu sois venu au bout des contacts galants, ce sera de ta faute, car tu traînes. Or, j’ai bien d’autres choses à faire. Il me faut cette nuit brûler quatre maisons, couper six têtes et faire violer neuf femmes. En ce cas, n’ayant pas le temps de faire empaler jusqu’au bout cet ignoble mandarin, je le mets en deux morceaux sur-le-champ avant de partir.

Je n’attendis pas plus et je dis à sa fille :

— Sois digne de la déesse qui fait en un jour l’amour avec les trois cent mille dieux, et nous allons en finir promptement, je compte sur toi pour cela.

— Non ! certifia-t-elle. J’ai fait vœu devant la tombe de mes ancêtres de ne point t’aider cette fois.

Je faillis donner une claque à cette pimbêche. Quelle mijaurée ! Pour sauver son père qui gueulait à nouveau comme toute une troupe de batraciens nocturnes, elle ne voulait pas trangresser un de ces vœux, chers aux femmes chinoises, dédiés à des divinités de campagne qu’il doit être permis de tromper…

— Tant pis ! pensais-je. Il faut en finir.

Et je m’attelai…

Eh bien, je le dirai sans façons, l’affaire se fit sans peine. Je me souviens que l’auteur d’Ubu Roi, Alfred Jarry, avait publié jadis un roman intitulé Le Surmâle, où il voulait démontrer que plus on faisait l’amour, plus on y devenait apte. Il comparait cela au sport où un entraînement convenable permet de réaliser des exploits magnifiques. Enfin, avec une partenaire amorphe et après avoir couru, comme on disait au dix-huitième siècle, six postes, je menai pourtant la septième comme un postillon royal… Le postillon de Longjumeau, quoi…

Ah, il faut pourtant tenir compte de ce que, sentant la fin prochaine, je mettais un entrain farouche à pousser ma monture. Je me donnai, il faut l’avouer, un mal de chien. Mais je devinais aussi, à une sorte de satisfaction intérieure, à un cran vigoureux de mes muscles, et à mon « allant » de cette minute, que rien ne flancherait en moi. On sait que les vrais timides sont généralement impuissants avec les femmes par peur de l’être. Il y a en nous une communication, d’ailleurs insaisissable, du moral et du physique. La foi ne soulève pas les montagnes. Il n’est même pas certain qu’elle suffise à « sauver», comme l’affirme la sagesse des nations. Tout de même, elle ajoute à l’effort physiologique un « exposant » qui en décuple l’efficacité. Enfin, peu chaut des théories sur la confiance en soi dans l’amour. Le certain, c’est que je savais à ce moment-là que je m’en tirerais. J’avais à vaincre seulement ma lassitude locale, et une tendance à l’atonie, là où il faut en amour être énergique. Ce ne fut rien. Dans cette lutte du moi pensant contre des organes las, le moi eut le dernier mot. Les organes obéirent comme des soldats rouspéteurs, mais courageux, et…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Cette fois, c’en était fini. Je poussai tout de même un soupir.

— Ordonne de descendre Tchi de son pal, postulai-je avec noblesse, je t’ai racheté sa vie…

— Tu as surtout racheté son postérieur, mais je reconnais que le postérieur joue un rôle essentiel dans la vie des hommes et surtout des mandarins, dit ironiquement le bandit.

Il écoutait toujours le dehors, puis siffla :

Un de ses acolytes parut :

— J’entends du bruit, qu’est-ce ?

— C’est le convoi des soieries pour Nankin.

— Bien. Nous le prendrons dans la forêt. Ce sera au bord de l’eau et les jonques attendent. Le chargement sera plus facile qu’ici. Laisse-le aller !

Je ne voulus pas intervenir pour le convoi en question, que je connaissais fort bien et qu’on dévalisait en moyenne six fois sur dix, à croire que les propriétaires des soieries transportées fussent d’accord avec les pirates…

— Ton cheval est prêt, dit le bandit en me saluant avec la politesse de sa race.

Je me levai. Ma foi, il serait extraordinaire que je ne sentisse pas un peu de fatigue, moins à cause de ce que je venais de faire que par le déplaisir né des circonstances. Mais j’étais encore gaillard. Je sortis en me demandant si, à distance, je ne logerais pas une balle de Mauser dans le crâne de mon ennemi intime, le Chinois ordonnateur de cette comédie à sept actes assez peu divers et que je venais de donner à mon détriment, mais, très paradoxalement aussi, à ma joie. Car enfin… Le Chinois ne sortit point. Je vis dans la cour Tchi qui, allongé sur le sol, me jeta un coup d’œil de reconnaissance. Alors, sautant sur ma cavalerie, je partis…

Je me promettais bien de ne jamais plus me rendre dans des thés à femmes, si loin de mes camarades et de mon camp. Je ne tins point parole, d’ailleurs, car, au loin, et sous la menace de l’ennui, on fait des tas de choses qui seraient incompréhensibles ailleurs. Mais il ne m’advint plus, toutefois, de ces histoires trop pittoresques, quoique d’autres, que je conterai peut-être, m’aient valu d’assez cocasses, et plus galantes satisfactions.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Et Tchi ?

— Il rentra chez lui le lendemain. Je sus alors qu’il avait été ramassé par les bandits, tandis qu’il menait sa fille à un gros Chinois habitant dans la forêt et défendu chez lui par cent gardiens, ce qui le mettait à l’abri des rôdeurs.

Il vendait cette fille cent piastres l’heure aux amateurs de sa race pour lui faire une dot…

J’appris donc à cette occasion comment la gosse du vieux drille, pour laquelle j’avais soupiré platoniquement si souvent et qui m’avait si bien aidé de tout elle-même, à désempaler son pére, avait été par ces « locations » de cent piastres on ne peut plus « délurée ». J’en profitai désormais, et je dois dire qu’elle ne me refusa rien, ce qui était plein d’avantages puisque je trouvais l’amour à ma porte. Je n’avais donc plus à courir le risque d’aller au loin chercher avec lui des tragi-comédies trop pimentées par le danger…