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Mouvement littéraire de l’Allemagne/02

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Mouvement littéraire de l’Allemagne
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 368-391).
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MOUVEMENT LITTERAIRE


DE L'ALLEMAGNE.




II.
LA POESIE ALLEMANDE.


I. Nacht und Morgen, von Franz Dingelstedt ; Stuttgart nnd Tubingen, 1851. — II. Kaiser Karl, eine epische Trilogie, von O -F. Gruppe ; Berlin, 1852. — III. Dornroechen, von Julius von Rodenberg, Bremen, 1852. — IV. Waldmeisters Brautfahrt, von Otto Roquette, Stuttgart, 1851. — V. Hafis, — Mahomet und sein Werk, — Hafis, neue Sammlung, von Daumer ; Nürnberg, 1852. — VI. Die Lieder des Mirza-Schaffy. von Friedrich Boddenstedt ; Berlin, 1851. — VII. Cordula, von Max Waldau ; Hamburg, 1851. — VIII. Urika, von Paul Heyse ; Berlin, 1852. — IX. Schatten, von Moritz Hartmann ; Darmstadt, 1851. — X. Der letzte Blüthenstrauss, von Justinus Kerner ; Stuttgart and Tubingen, 1852.




C’est un des charmes de la littérature allemande, que la poésie y a été à toute époque l’interprète fidèle du mouvement des esprits. Cet idiome souple et fort, cette langue harmonieuse et vibrante s’est toujours prêtée à la peinture idéale de la conscience publique. Au moyen âge, toute la grâce et toute la rudesse de ces vieux siècles se reproduisent merveilleusement dans les chants des Minnesinger. Wolfram d’Esebenbach et Gottfried de Strasbourg, Walther de Vogel weide et Hartmann d’Aue, nous rendent tour à tour la candeur printanière et la sublimité parfois sauvage d’une période où l’influence des imaginations provençales se mariait aux souvenirs de la Scandinavie. Quand le XVIe siècle se lève et que Luther accomplit sa redoutable entreprise, ce sont des chants encore qui sont le meilleur commentaire de la situation des peuples germaniques. Voyez éclore tous ces Lieder imprégnés d’une saveur étrange ; on dirait des fleurs fraîchement cueillies dans les sombres forêts d’Arminius. Les chênes d’Hercynie rendent leurs oracles ; le vieux génie de la patrie, sort des ténèbres du passé, et s’unit une seconde fois, d’une façon qui lui est propre, avec l’immortel esprit de. Jésus. Luther, qui n’est pour l’Europe qu’un novateur intrépide, est pour l’Allemagne le représentant de ces forces nationales qui avaient sommeillé pendant des siècles, et qui tout à coup se révélaient au monde. Les Lieder du XVIe siècle sont remplis de cette pensée, et l’historien qui serait tenté de méconnaître ce caractère particulier de la réforme retrouverait dans des milliers de chants populaires des explications que ne fournit pas l’histoire.

La troisième époque, des lettres allemandes a vu naître aussi une poésie parfaitement appropriée aux sentimens nouveaux du pays. La doctrine qui est le fond de tout le XVIIIe siècle, l’inspiration qui rend compte à la fois de sa grandeur et de ses misères, — le culte de l’humanité, — suscite deux glorieux interprètes. Schiller, la flamme au front, célèbre l’enthousiasme un peu déclamatoire de l’Allemagne ; Goethe exprime majestueusement sa gravité intelligente et son génie cosmopolite. Depuis eux, chaque transformation de l’esprit public est signalée par un cortège de poètes. Ici, une réaction nécessaire contre la tyrannie du XVIIIe siècle produit l’école charmante des romantiques ; là, quand les romantiques ont rempli leur mission, quand ils veulent compromettre eux-mêmes leur œuvre en étouffant l’esprit de leur siècle, un poète sorti de leur école, une vive et vaillante imagination, parée de leurs plus gracieux trésors, les disperse en se jouant, comme le premier rayon matinal disperse les fantômes de la nuit. M. Henri Heine est la vivante image de l’Allemagne dans cette périlleuse crise où elle s’arrache au monde des rêveries. Ce n’est pas encore assez : le pays de Goethe et de Hegel veut vivre enfin de la vie active ; aussitôt parait le bataillon de M. Herwegh, et voici le sabbat des rimeurs politiques. Depuis les mélodies embaumées des Minnesinger jusqu’à ces prétentieuses chansons dont les derniers refrains se mêlent aux premières clameurs de 1848, ce mouvement ne s’interrompt pas. Du XIIIe siècle au XIXe une poésie spontanée accompagne et explique, comme sur la scène de Sophocle et d’Aristophane, les sérieuses péripéties du drame ou les bouffonnes aventures de la comédie.

Ce n’est pas une étude sans profit d’interroger aujourd’hui les œuvres qui représentent au-delà du Rhin la littérature poétique de ces deux dernières années. L’Allemagne n’a pas renoncé sans doute aux libérales croyances qui l’ont déjà plus qu’à demi transformée, et le sublime idéal de l’unité brille toujours à ses yeux comme une étoile amie ; elle a repoussé du moins les auxiliaires funestes que lui avaient donnés les révolutions démagogiques. La pacification des contrées allemandes a rendu aux lettres la liberté qu’elles n’avaient plus. Nous avons vu un esprit rajeuni, ou du moins certaines tendances, certaines dispositions fécondes se déchirer manifestement dans les écrits des romanciers. Si cet esprit meilleur est bien celui de la situation présente, il marquera aussi la poésie d’une vive et reconnaissable empreinte. Déjà, l’année dernière, Henri Heine, dans son Romancero, préludait à ces nouvelles évolutions de la muse. Lorsque le poète du livre des Chants, étendu sur son lit de douleur, nous déroulait en ses strophes les visions de ses veilles, il ne s’exerçait pas seulement à tromper la souffrance, il indiquait avec un rare instinct les routes où la poésie allait entrer. Vers le même temps à peu près, un autre écrivain qui marque au premier rang, M. Anastasius Grün, publiait les œuvres posthumes d’un généreux poète récemment enlevé à son pays. La proie depuis longues années à des souffrances cruelles qui avaient fini par voiler sa raison, M. Nicolas Lenau venait de mourir, et M. Grün avait rassemblé d’une main pieuse ses dernières strophes et ses poèmes inachevés. Or ce poétique testament de l’auteur de Savonarole semblait aussi, comme le Romancero d’Henri Heine, rouvrir les domaines de l’idéal. Celui-ci malade, frappé de paralysie, privé des enchantemens de la lumière, appelait l’imagination à son aide ; celui-là, disputant sa raison au mal qui devait l’emporter, chantait encore jusqu’à la dernière heure, sans que le désespoir de son âme attristât ses éclatantes peintures.

Voilà un noble exemple pour l’Allemagne. Assez longtemps la poésie n’a été que la servante des polémiques du jour ; on doit comprendre enfin le rôle sublime qui lui a été dévolu ici-bas. Si ce pays est malade, si toutes les traces des révolutions n’ont pas encore disparu, si bien des espérances légitimes sont cruellement froissées, faut-il pour cela que l’imagination renie ses privilèges ? Si la paix au contraire apporte déjà ses dons, n’est-ce pas l’heure où la poésie doit renaître ? A quelque point de vue que l’on se place, on comprend le mouvement littéraire dont nous voulons signaler les symptômes. Divisés encore sur tant de points, les esprits s’unissent au moins dans cette pensée, et maintes forces naguère dispersées en de vaines œuvres retrouvent heureusement leur emploi. Rappelez-vous ce qu’était la poésie allemande il y a dix ans. Cris de guerre, discussions politiques, pétitions au roi de Prusse, journaux distribués en strophes, voilà ce que MM. Herwegh et Freiligrath avaient mis à la mode. « Quel piaillement ! s’écrie Henri Heine. On dirait les oies qui ont sauvé le Capitule. » Et cependant Henri Heine lui-même, dans les brillantes fantaisies de son Conte d’Hiver, avait payé un large tribut aux inspirations du moment. Aujourd’hui, le dernier recueil de l’audacieux humoriste et les œuvres posthumes de Lenau évoquent librement les figures du passé. De la Judée à l’Amérique, Henri Heine nous donne le fantasque romancero de l’histoire universelle, et Nicolas Lenau, dans l’ébauche de son drame de Don Juan, dépose les suprêmes accens de sa profonde et mélancolique pensée. Ils avaient tous les deux, le premier par sa gaieté aventureuse, le second par sa pénétrante tristesse, exprimé et envenimé peut-être le malaise d’une période troublée ; cette période, voilà qu’ils la terminent aujourd’hui. Henri Heine et Nicolas Lenau ont préludé par leurs derniers chants au réveil des écoles sérieuses et inauguré la seconde moitié du siècle.


I

Le caractère commun aux tentatives poétiques de ces dernières années en Allemagne, c’est la substitution presque générale de la tendance critique et contemplative aux stériles ardeurs de la polémique. Je ne parlerai que des œuvres les plus importantes, mais dans celles-là même que je n’aurai pas à appréciée ici, il y a comme une fleur d’inspiration plus calme et plus savante. Tantôt ce seront des compositions habiles où un artiste soigneux s’essaie à reproduire des tableaux du passé ; tantôt ce seront des traductions, des esquisses, des ébauches d’après les littératures étrangères, et les siècles les plus opposés, les littératures les plus dissemblables provoqueront également le zèle des écrivains ; des poètes même accoutumés à produire ouvertement leurs pensées téméraires prendront plaisir à les déguiser sous le costume des chanteurs d’un autre âge. Tantôt enfin, si l’auteur parle en son nom, ce sera dans la forme du récit ; il demandera ses inspirations à l’histoire, il placera une idylle ou un drame dans le cadre sévère de la réalité ; Hermann et Dorothée sera pour lui un modèle dont il tentera de s’approprier les richesses.

Cette idée d’une journée meilleure qui commence, un poète des plus distingués nous la fournit. Nous avons montré[1] comment tout un groupe d’écrivains, fidèle organe des préoccupations publiques, insistait sur la nécessité d’un renouvellement moral. Ces écrivains suivaient des directions absolument contraires, et cependant ils sont arrivés à une même conclusion, à celle que M. Berthold Auerbach inscrit dans le titre de son roman : Vie nouvelle. Voici un poète habile, M. Franz Dingelstedt, qui exprime aussi cette pensée ; son livre est intitulé Nuit et Matin, M. Dingelstedt avait conquis sans peine une des premières places parmi les Tyrtées qui firent tant de bruit il y a dix ans, et si quelqu’un eût pu épargner à ce bataillon indiscipliné les échecs littéraires auxquels il s’exposait, c’était sans doute ce ferme et délicat écrivain. Tandis que M. Herwegh se perdait à tout propos dans de belliqueuses déclamations, tandis que M. Prutz appelait à son aide tous les procédés d’une rhétorique sonore, M. Dingelstedt s’appliquait à transformer en de beaux symboles les passions politiques dont il était l’écho. Il s’était donné le rôle du veilleur de nuit. Sa trompe à la main, il allait par les rues de la cité, en sonnant les heures monotones. C’est sous ce costume qu’il chantait, tantôt proférant des plaintes sombres, tantôt signalant à l’horizon la lueur pale et lointaine qui annonçait le retour de l’aube. Maintenant les ombres sont dissipées :

« Le veilleur qui a chanté la nuit, la longue nuit d’hiver de l’Allemagne, est aujourd’hui, dans le crépuscule du matin, le héraut de la journée qui se lève. Des derniers accens de ces Lieder, il salue à pleine voix la jeune lumière, la lumière qui jaillit éclatante, déchirant les voiles ténébreux de l’obscurité.

« Oui, la lumière ! — Elle est descendue, rouge comme le sang, de toutes les cimes de nos montagnes. Ce n’est pas la flûte paisible du berger qui l’a reçue, c’est le chœur strident des clairons. Enfin le voici au ciel, le voici clair et brillant, ce jour que nous croyions encore si loin ! Il porte une couronne de fraîches roses, et la rosée, comme une huile sainte, a sacré sa tête victorieuse.

« Si maintenant, en nos plaines qu’ont foulées tant de batailles, sa splendeur semble parfois pâlir, masquée par l’ombre errante et froide des nuages que chasse le vent, si nous voyons venir les tristes saisons où le soleil brille rapidement et s’enfuit, — plus d’erreur pour nous et plus de crainte ! Le jour, nous le savons, le jour règne dans les cieux !

« Vienne aussi, ô terre d’Allemagne, vienne aussi le jour splendide pour tes chanteurs ! Qu’il n’en reste plus un seul dans les ténébreuses retraites de la nuit ! que toute force et tout élan s’unissent à la grande communauté ! qu’au centre du siècle, qu’au sein de la vie, qu’au cœur même de la nation l’art apparaisse régénéré !

« Pour nous qui, obsédés de songes et enveloppés d’ombres nocturnes, vous avons précédés dans la carrière, ô nos héritiers plus heureux, combien notre sort a été moins doux que le vôtre ! Ce fut notre mission de vous préparer la route dans les ténèbres, de vous faire un pont avec nos corps. Et quelle était notre récompense ? Ça et là un pressentiment, un espoir, jamais un vœu pleinement exaucé.

« Ne nous plaignons pas cependant. Cette mission crépusculaire n’est pas perdue : elle est finie ; elle a subitement accompli son œuvre sitôt que parait la matinée radieuse. C’est alors que les chants de la nuit doivent cesser ; l’alouette elle-même, l’alouette matinale se tait, lorsque l’aigle, en son puissant essor, s’élance à midi vers le soleil ! »

En prenant ainsi congé du public, M. Dingelstedt ne fait pus acte de découragement ; ce n’est pas davantage le manège d’une coquetterie littéraire. Je vois ici un sentiment vrai de la situation. Dans cette journée nouvelle qu’il salue, il faudra surtout des hommes nouveaux, et c’est pour cela qu’il adresse cet appel cordial aux générations qui s’approchent. Sans doute il y a encore plus d’un écrivain d’élite qui n’a pas donné tout ce qu’il possède ; le poète indique seulement l’idée d’une rénovation et en exprime chaleureusement l’espoir. Pour lui, son livre est assez bien caractérisé dans la dernière strophe que je viens de traduire ; c’est le chant de l’alouette matinale. Toutes les pages frémissent ; satires ou chants d’allégresse, épigrammes ou portraits, on entend retentir d’un bout à l’autre une sorte de gazouillement joyeux.

Depuis les Chants d’un Veilleur de nuit, M. Dingelstedt avait publié un beau recueil de vers, un recueil grave, élevé, empreint d’une mâle tristesse. Nommé alors bibliothécaire du roi de Wurtemberg, maintenant directeur du théâtre royal de Munich, d’autres soins l’occupaient. Il rassemble ici quelques œuvres éparses, et il y ajoute toute une série de pièces fort curieuses sur les événemens de 1848. Les unes, ce seront les derniers échos de la nuit ; les autres seront les premières voix du matin. C’est cette seconde partie surtout qui donne au livre son caractère. Écoutez, dès que l’aube a lui, ce léger babil d’oiseau dont je parlais tout à l’heure. Ce sont des pièces où la joie et l’ironie se succèdent, non pas la joie emphatique d’un démocrate, non pas l’ironie amère d’un homme qui a connu la haine, mais une joie discrète et douce, une ironie sans méchanceté, qui va et vient à la surface des choses. Son chant de victoire en 1848 est digne de cette imagination charmante ; il se rappelle les services rendus par Louis Boerne, et il s’écrie avec grâce : — « Les premières fleurs de mars, cette année, se sont épanouies sur un tombeau du Père-Lachaise, fraîche végétation printanière sortie des cendres,… je me trompe, sorties du cœur de Louis Boerne ! » Puis vient l’enterrement du censeur, et toute la gent littéraire convoquée pour la cérémonie fait cortège en souriant. Ne souriez pas trop, je tourne la page, et je trouve une autre pièce datée de 1850 qui porte ce titre : Résurrection. Le censeur vient de ressusciter ! Le bonhomme se venge des railleurs en modifiant à sa façon le vers d’Horace : Censuram expellas furcâ… Vous le voyez, le veilleur de nuit a eu raison de nous dire, que désormais brumes et nuages ne l’empêcheraient pas de croire au soleil : il a foi dans le jour nouveau qui s’est levé, voilà le secret de cette gaieté inoffensive. Ce qui l’enchante, c’est tout simplement la fin de l’ancien régime ; quant aux événemens de la rue, quant aux prétentions ambitieuses des novateurs, quant aux discours et aux œuvres de la démocratie, ce n’est pas dans ses vers qu’il en faut chercher le triomphe, Écoutez plutôt cette parodie du chant de Mignon si parfaitement appropriée à L’Allemagne de 1848 : « Kennst du das Land wo die Einheits-phrasen blüh - Connais-tu le pays où fleurissent tant de phrases sur l’unité allemande et où brûle au fond des sombres cœurs l’espoir des divisions nouvelles ? Connais-tu le pays où un vent froid agite les feuilles des journaux, où la paix est dédaignée, où triomphe la discorde ? Ce pays, M. Dingelstedt a montré qu’il le connaissait bien. Écoutez aussi le monologue de l’aigle germanique : « To be or not le be… Être ou ne pas être, voilà la question. » L’humoriste se joue avec grâce en ces plaisanteries innocentes, et plus d’une fois, à travers ce scepticisme désabusé, on sent battre tout à coup le cœur du patriote ; une furtive larme accompagne le sourire.

S’il est une occasion où le scepticisme s’efface, c’est quand l’armée du maréchal Radetzky replace la bannière de l’Autriche sur les tours de Milan. M. Dingelstedt n’est pas de ces patriotes qui se réjouissent des humiliations de leur drapeau. Les belles pièces sur l’assassinat du comte Latour et sur la prise de Milan vont rejoindre ce chœur de chansons belliqueuses si fièrement déployées par Grillparzer et Zedlitz. Je dois signaler aussi de nobles strophes adressées à l’archiduc Jean. L’auteur de Nuit et Matin avait pu railler la situation équivoque du vicaire de l’empire et imaginer une lettre moqueuse des souverains allemands à Jean sans Terre. Le jour où il apprend que l’archiduc vient de déposer ses pouvoirs et qu’il est sorti silencieusement de Francfort, il va lui faire cortège et il l’accompagne de ses chants :

« Au milieu des chants et des cris de joie, salué comme le sauveur de l’empire, il vint un jour au Roemer ; un joyeux frémissement agitait toutes les feuilles des arbres sur son chemin triomphal. Aujourd’hui qu’il s’éloigne sans couronne de cette ville du Meta où l’on couronnait les empereurs, partira-t-il ainsi sans qu’une strophe retentisse, sans qu’une acclamation éclate sur son passage ?

« Où sont-ils donc les patriotes, où sont-ils les seigneurs, grands et petits, qui naguère, dans leur détresse, glorifiaient l’archiduc Jean ? J’en ai vu bon nombre alors qui venaient le féliciter et faire maintes courbettes devant lui ; je n’en vois pas un aujourd’hui, non, pas un seul, à l’heure des adieux, pour lui serrer la main.

« Devant le soleil, encore hésitant et voilé, qui monte du côté du nord, la belle étoile a pâli, la belle et serviable étoile qui précéda la clarté du jour. Et quelle tâche pourtant elle a remplie ! La plus pénible de toutes. Elle a paru dès le premier crépuscule du soir, et n’a disparu qu’avec le crépuscule du matin.

« Avant donc qu’elle s’efface tout à fait, là bas, vers les Alpes du Tyrol. Chantons encore, chantons-lui un long et sonore adieu ! Des bords du Danube jusqu’aux bords du Weser, élevez la voix, élevez-la tous ! Un vivat au vicaire de l’empire d’Allemagne ! un vivat pour l’archiduc Jean !

« Le siècle qui trempe tous les noms dans une eau corrosive, et qui, estimant les hommes comme un objet de négoce, les jette au vent quand il s’en est servi, peut bien essayer aussi de ronger ce glorieux nom depuis qu’il a déclaré que le vieillard était trop faible. Avait-il donc une épée ? avait-il une main pour agir ?

« Il était debout sur son étroit sommet ; un abîme s’ouvrait à sa droite, un abîme à sa gauche, Ce fut un miracle s’il ne glissa pas, ce fut le miracle de son âme magnanime. Lorsque la haine, l’envie, la discorde,déchiraient le sol de l’Allemagne, il se maintint droit au-dessus des divisions, isolé, mais inébranlable.

« Un jour, quand s’apaisera le mouvement des vagues du siècle, quand le dôme, de l’unité germanique sera bâti et que la coupole resplendira, alors sur les murs de granit, comme une solide pierre de taille, comme la pierre angulaire, nous mettrons le nom de l’archiduc Jean, inscrit parmi les beaux noms de la patrie allemande ! »

Après ces généreux élans, pour que le ton du livre reparaisse, voici l’humour qui s’égaie encore, voici le poème fantasque de l’unité restreinte. Aux chimères du patriotisme allemand succèdent les chimères de M. de Radowitz ; le joli cycle d’épigrammes intitulé la grande cloche d’Erfurt est plein de verve, et de gaieté. Le rhythme et la rime, servent également l’habile maître et lui fournissent d’excellens effets comiques. Tout se termine enfin par un Chant de Noël, où les sérieux accens et la gaieté légère s’unissent harmonieusement. La matinée est unie ; les brouillards se dissipent, l’alouette se tait, et l’on se rappelle les encourageantes paroles du début, lorsque le veilleur de nuit appelait si cordialement ses successeurs et signalait à la poésie allemande, de plus fertiles domaines. Telle est l’impression qui résulte de ce gracieux livre.

Ces fertiles domaines, ce seront surtout ceux de l’art, interrogé, étudié dans ses manifestations les plus vraiment nationales. Occupée si longtemps des luttes de la vie publique, dès que la poésie a été rendue à elle-même, elle est revenue avec un bonheur naïf aux inspirations les plus désintéressées. L’école de l’art pour l’art n’a jamais été qu’une crise en Allemagne comme en France, on ne songe pas à la reconstituer aujourd’hui ; mais l’art, qui cherche le beau sous toutes ses formes, l’art, qui s’efforce de toucher les cœurs et d’élever les esprits, l’art, qui veut nous enlever aux mesquines préoccupations de la vie et nous rattacher à l’idéal, voilà ce qu’on a vu reparaître depuis deux ans dans la littérature de nos voisins. Quelle joie de reprendre l’œuvre interrompue ! Le moyen âge allemand attirait d’abord l’attention des artistes. C’est un champ tout nouveau en effet, un champ où bien des gerbes dorées attendent le moissonneur. Il y a un demi-siècle environ que les Investigations de la science historique ont fait comprendre tout le prix de la vieille poésie nationale. Vers le temps où les frères Grimm et leurs amis retrouvaient la primitive Allemagne, une école charmante, mais prétentieuse, altérait déjà d’avance l’esprit de ce mouvement si fécond. Au moment même où ils se vantaient d’arracher les âmes au triste spectacle du présent, les romantiques obéissaient à une inspiration toute moderne. Bien loin de reproduire le moyen âge avec une sincérité hardie, ils se faisaient un moyen âge de mode et de fantaisie, où se jouaient toutes les subtilités, où se croisaient toutes les illuminations bizarres d’une école hostile à la pensée moderne. Il restait donc, à reprendre ces études, jadis détournées de leur but ; l’école des Tieck, des Brentano et des Arnim laissait à de sincères artistes tout un domaine inexploré. Le traducteur des Niebelungen,de Parceval et du Livre des Héros, l’habile et savant Charles Simrock avait maintenu presque seul la tradition de ces études ; depuis la rénovation du mouvement littéraire, il est devenu, sans le savoir, le chef d’une école ou du moins le patron d’un groupe laborieux. Tandis que M. Oscar de Redwitz va étudier sous sa direction à l’université de Bonn ces poèmes épiques du moyen âge allemand dont nul ne possède mieux les arcanes, des chanteurs nouveaux qui s’annoncent avec éclat lui empruntent aussi maintes indications fécondes. La poésie lyrique, de Goethe à Henri Heine, avait donné une assez large moisson ; aujourd’hui que l’art des vers, chez nos voisins comme chez nous, est devenu une sorte d’instrument dont il acquiert le doigté sans trop de peine, le goût public semble rejeter d’instinct les banales productions de la littérature intime. Au lieu des esquisses légères, on demande des dessins bien étudiés ; au lieu des strophes et des stances personnelles, on veut des compositions où se découvre un art sérieux. Le récit, en un mot, a succédé à la poésie lyrique. Je suis très frappé de cette transformation, et j’y découvre un symptôme intéressant. Voyons-la d’abord se produire dans les différentes écoles qui se présentent à nous ; nous en dirons ensuite le sens et la portée.

Le groupe des écrivains qui ont demandé des inspirations aux monumens du moyen âge est très bien représenté par deux poètes qui ont essayé, non sans succès, d’enrichir la littérature épique de leur pays. Le premier est M. Gruppe, artiste soigneux et fin, qu’une trilogie poétique intitulée l’Empereur Charles a recommandé tout récemment à la sympathie de l’Allemagne. Il y a une dizaine d’années, si l’ai bonne mémoire, M. Gruppe avait publié, dans un recueil dirigé par M. Charles Simrock, un récit consacré à la légende d’Eginhard et d’Emma. Le poète s’essayait à reproduire les couleurs et la physionomie de ces vieux âges. Il réunit aujourd’hui trois poèmes de ce genre qui forment tout un tableau, un tableau vraiment empreint d’une majesté naïve, et que remplit, en toutes ses parties la solennelle figure de Charlemagne. Le premier de ces poèmes rapporte avec beaucoup de charme l’histoire de la reine Berthe, femme du roi Pépin le Bref. Le second est consacré à Hildegarde. L’héroïne du troisième est la gracieuse Emma. Ce qui distingue les chants de M. Gruppe, c’est le sentiment du récit familier. Il excelle à rendre les naïves peintures et ce que Fénelon appelle si bien l’aimable simplicité du monde naissant. Pour que cette simplicité, au moyen âge ait le caractère vrai qui lui est propre, il faut qu’elle soit relevée par le contraste énergique du cadre où elle se déploie. De même que les mystiques élans du XIIe et du XIIIe siècle empruntent aux croyances farouches et aux liassions indomptées de l’époque une valeur inattendue, de même, un début du moyen âge, la chronique familière des Carlovingiens perd une partie de son charme, si elle n’est encadrée dans le mouvement des siècles barbares. Or c’est ce contraste qui manque trop souvent à l’œuvre du soigneux écrivain. Naïve sans affectation, appropriée sans pastiche à la simplicité des vieux temps, sa poésie n’a pas les vigoureuses notes que demande la narration épique. Ce défaut est visible surtout dans le second poème. L’auteur s’est proposé de nous rendre tout entière la physionomie du grand empereur des Francs. Le premier cycle de romances est le tableau de l’enfance et de l’éducation de Charlemagne ; le dernier nous le montre comme chef de famille, et si la figure de l’enfant est gracieusement dessinée auprès de Berthe la Meuse, le souverain à la barbe blanche et fleurie dont parle si bien Théroulde, le souverain puissant et débonnaire est peint par M. Gruppe avec un habile mélange d’austérité et de grâce. La partie faible du récit est celle où le fils de Pépin devait nous apparaître sous les traits du conquérant et du législateur. Roland, Witikind et Radbot sont à l’étroit dans les romances de M. Gruppe. La chronique ne suffit plus ici ; il fallait que le poème s’agrandit et portât l’armure des héros. Telle qu’elle est pourtant, cette œuvre mérite bien les nombreux suffrages qu’elle a obtenus. Ce n’est pas en vain que M. Gruppe a exprimé avec soin tant de charmans détails et déployé une imagination si allemande. L’auteur de l’Empereur Charles a encore bien des progrès à accomplir ; dès à présent toutefois, ce soin du style, ce vif sentiment de l’élégance sévère, cet art ingénieux avec lequel il découvre et met en relief ce que l’histoire contient de tableaux idylliques, tout cela lui assure une place honorable ; il a rang parmi les artistes.

La poésie allemande du moyen âge n’offre pas seulement de graves modèles aux chanteurs de nos jours ; les légendes s’y épanouissent par milliers. On sait comment l’austère épopée des Niebelungen s’embellit au XIIIe siècle, sous l’influence lointaine des Provençaux, de maints ornemens de détail qui allèrent un peu les origines scandinaves du poème. Voici un écrivain qui a marié ingénieusement l’esprit des contes populaires aux formes solennelles de l’épopée de Siegfried. On voit que M. Jules de Rodenberg (c’est encore un nouveau venu comme M. Gruppe) se rattache aussi au mouvement dont M. Simrock est devenu le chef involontaire ; il a étudié les anciens monumens de l’art national, mais au lieu d’appliquer cette forme à des scènes empruntées de l’histoire, il veut où faire l’ornement des douces légendes qu’il aime. Il y a dans les Kinder und Hausmaerchen des frères Grimm une histoire intitulée la Petite Rose du buisson d’épines (Dornroeschen), qui rappelle en maints endroits notre conte de fées la Belle au bois dormant. Cette histoire s’est transformée, sous la plume de l’écrivain, en un poème héroïque. M. de Rodenberg nous transporte aux premiers siècles du moyen âge ; les personnages des temps barbares se lèvent à son appel, et le naïf récit ressemble à une chanson de gestes. L’intention de l’auteur est évidente ; il a beau conserver le titre de la légende de. Grimm, le souvenir des Niebelungen le préoccupe sans cesse. Le poème est écrit en strophes de quatre vers à rimes plates comme le Niebelungen-Lied. Les premiers chants sont pleins d’une verve belliqueuse ; rien de plus rapide que l’exposition. Le portrait du roi des Allemands, Rodegast, ses combats contre les monstres et les géans, son mariage avec la belle Rosemonde, la naissance de Rosalinde sa fille, la fête splendide où paraissent tous les chevaliers, et la scène des fées qui termine le tableau, tout cela est dramatiquement tracé à larges traits. On dirait que l’auteur s’inspire des maîtres allemands du XIXe siècle, des mâles et gracieux dessins de Schnorr et de Kaulbach. Au second chant, nous voici en Danemark, à la cour du roi Hartmuth. Le terrible Hartmuth, un de ces rois de mer qu’a peints Augustin Thierry, a entendu vanter l’éblouissante beauté de Rosalinde, fille de Rodegast ; il l’aime et la veut en mariage. Si Rodegast la lui refuse, il ira la chercher l’épée à la main. Rosalinde a rejeté l’offre du roi barbare, et voilà la guerre qui éclate. Rodegast est vaincu, Harthmuth va posséder sa proie ; mais c’est à ce moment même que s’accomplit la prédiction de la fée : un sommeil de mort ferme les paupières de Rosalinde. Le troisième chant enfin devait mettre en lumière la pensée cachée sous le symbole. D’après les paroles de la fée, le charme qui prolonge le sommeil de la jeune fille ne sera rompu que le jour où un héros, — Siegfried est son nom, — ira la délivrer. Pour opérer ce miracle, il faut que Siegfried remporte de grandes victoires ; le ciel et l’enfer se livreront un combat dans son âme. Si son chaste amour triomphe de toutes les tentations, si sa foi survit à toutes les épreuves, Rosalinde se réveillera pour lui dans la fleur de ses quinze ans. Malheureusement cette conclusion, qui devait donner à l’œuvre entière une portée philosophique, n’a pas aussi bien inspiré le jeune poète que les récits de batailles, le penseur a mal secondé l’artiste. Les tableaux sont confus, les développemens sont faibles. Il fallait que l’idée morale du poème fût accusée en traits lumineux, pour que l’auteur eût le droit de s’écrier, comme il le fait dans un épilogue rempli d’ailleurs d’une cordialité charmante et d’un juvénile enthousiasme : « .Maintes fois le présent se retrouve dans l’image du passé ! A ma belle vallée du Neckar, dont les ruines antiques et le printemps Henri m’ont fourni tant de leçons ; à mes amis, à ma patrie tout entière, j’ose offrir mon salut et mon poème ! Je l’offre aux hommes de mon pays ; je l’offre surtout aux femmes, aux jeunes filles allemandes, à celles qui nous élèvent au-dessus des vulgaires intérêts du siècle et qui nous montrent le ciel ! Ce poème, je l’ai composé avec les joies de mon cœur, avec les souffrances de ma jeunesse, avec les haleines embaumées du printemps. Il chante les triomphes de l’amour et la force invincible de l’âme loyale ! »

N’y a-t-il pas dans ces études sur la vieille poésie nationale quelque chose de jeune et de charmant ? Ce n’est pas ici une école définitive, c’est une transition et une promesse. Pourquoi s’étonner que la poésie allemande, à l’heure où elle tente de nouvelles voies, aime à jeter un regard en arrière ? Une littérature plus mâle viendra plus tard, ce prélude même nous le dit assez. Si ce n’était pas là une inspiration toute naturelle, on ne s’expliquerait pas ce mouvement simultané. Aucun de ces écrivains n’obéit à un mot d’ordre, comme les romantiques du commencement de ce siècle ; aucun d’eux n’a pris le monde moderne en aversion, comme ces brillans illuminés pour qui le moyen âge était le paradis sur terre. Quand ils chantent l’Allemagne des Niebelungen et d’Henri d’Ofterdingen, ils songent à l’Allemagne du XIXe siècle, et veulent exercer sur elle, une salutaire action. Voyez un autre chanteur qui a aussi l’ambition d’être le poète de la jeunesse : M. Otto Roquette vient de faire comme la fantasque épopée du Rhin. Ce ne sont plus des scènes de bataille, c’est la poésie, des heures printanières, ce sont les fleurs de la vallée du Rhin qui chantent leurs folles amours. Connaissez-vous cette boisson chère à l’Allemagne, cette boisson du mois de mai, Maitrank, qui rassemble le soir la famille à l’ombre parfumée des tilleuls ? C’est du vin du Rhin, où la ménagère industrieuse mêle du sucre, des tranches d’oronge et certaines herbes chargées des vivaces parfums du printemps. La principale de ces herbes est une certaine aspérule que la langue allemande appelle poétiquement le Maître de la forêt. Ce maître de la forêt {Waldmeister) est le héros de M. Otto Roquette ; le Voyage de fiançailles de Waldmeister, tel est le titre de son poème. Suivez ces deux promeneurs qui devisent aux bords du Rhin : celui-ci est un professeur de botanique, celui-là est un curé de la ville prochaine. L’un est grave, mais indulgent et toujours prêt à excuser les joies étourdies de la jeunesse ; l’autre est morose et grondeur, il n’aime pas le siècle présent, et les innocens ébats des étudians de l’université lui semblent une impiété abominable. Tandis qu’ils vont soutenant chacun leur dire, l’indulgent botaniste a ramassé quelques herbes qu’il enferme avec soin dans sa boite de fer-blanc. O profanation ! crime de lèse-majesté ! l’une d’elles est précisément ce Waldmeister, le jeune roi des forêts printanières. Il était parti pour Rüdesheim, où l’attend sa belle fiancée Fleur-de-Vigne. Séparé un instant de sa suite, laissant derrière lui le chancelier Basilic et le grand-maréchal Genévrier, le prince amoureux était allé rêvant par les sentiers fleuris, et venait de se reposer au sein d’une touffe d’aspérules, quand l’irrévérencieux botaniste renferma sans plus de façon dans sa boite. Ce que devient le brillant prince au milieu des champignons qui garnissent l’étui du docteur, il faut le demander au récit de M. Otto Roquette. Après maintes aventures bizarres, après maintes scènes tumultueuses où la poésie du vin se livre un peu trop à ses ébats, il y a là toute une série de tableaux où se joue mélodieusement la fantaisie de l’auteur.

En traitant de tels sujets. M. Otto Roquette pouvait aisément se laisser prendre aux séductions des romantiques, et renouveler sans profit les élégantes puérilités de Brentano et de Fouqué. Non ; sa pensée est jeune et alerte ; il chante la vie allemande sous le voile des anciennes féeries, il chante la jeunesse allemande, les rêveries studieuses des artistes, les voyages de l’étudiant aux belles années d’université. Si ce n’était que l’épopée du vin, si ce n’était que la voix enivrée du Johannisberg, on s’en lasserait bien vite ; l’inspiration qui relève ces badinagcs, c’est le sentiment le plus frais de la nature et un patriotisme très poétiquement senti. M. Otto Roquette a été accueilli en effet avec un empressement amical. Il n’a pas la gravité de M. Gruppe, il n’a pas non plus le style mâle et doux de M. de Rodenberg, mais sa grâce toute germanique a su enlever les cœurs. Encore une fois ce sont là des préludes aimables. Une les jeunes poètes toutefois prennent garde de s’y oublier ! L’esprit de ce siècle est un esprit sévère ; il peut sourire à ces enfantines rêveries du passé, il peut se plaire un instant à ces ébauches naïves d’une jeune école : il exigera bientôt des conceptions plus hautes. Tous ces poètes seraient perdus, s’ils ne comprenaient pas la vraie signification de leur succès. Ce qui a plu chez eux, c’est le signe d’une littérature rajeunie et l’espoir d’un nouveau printemps. On a encouragé le présent, mais on ne songeait qu’à l’avenir.

Ce travail de préparation poétique est si bien le caractère des deux dernières années, qu’il s’offre à nous sous maintes formes différentes. Étudier les monumens littéraires de la patrie, c’est le premier soin des jeunes artistes ; qui essaient aujourd’hui leurs forces. Il y a encore d’autres manières d’assouplir le style et de tremper l’imagination. La littérature allemande, surtout depuis Herder et Goethe, a toujours brillé par ses traductions des chefs-d’œuvre étrangers. L’auteur de Faust avait en lui l’idéal d’une langue cosmopolite où toutes les productions du génie de l’homme seraient sympathiquement accueillies ; il rêvait une sorte d’exposition universelle de l’art. L’Allemagne a répondu à son vœu et continué son œuvre. Assoupli de nouveau par les études des poètes romantiques et par la dextérité d’Henri Heine, le mâle et flexible idiome de Goethe s’est prêté à la reproduction de tous les monumens de la poésie européenne. Dans un pays où les érudits eux-mêmes ont traduit en artistes les œuvres qui exerçaient leurs investigations, dans une littérature où Wilhelm Grimm a pu rendre poétiquement de vieux chants danois, où l’illustre philologue Franz Bopp a donné une traduction en vers d’un épisode du Mahabarata, on comprend que tous les chefs-d’œuvre de l’imagination, de Dante à Shakspeare et de Shakspeare à Byron, aient trouvé d’ingénieux interprètes, il y a une quarantaine d’années surtout, les lettres allemandes s’enrichirent ainsi de travaux du premier ordre. Le Shakspeare de Tieck et de Guillaume de Schlegel, le Tasse et l’Arioste de Gries, le Dante de Kannegiesser, appartiennent à cette époque ; on peut y joindre le Hafiz de M. Joseph de Hammer, et plus récemment le Camoëns de M. Donner. C’est aussi vers ce temps-là que parurent bien des publications célèbres de chants slaves que le pontife de la littérature allemande saluait d’encouragemens si précieux. M Talvy occupe un des premiers rangs de ce groupe par sa belle traduction des poésies nationales des Serbes. Goethe l’appelait avec orgueil ta jeune amie, et il la récompensait de son zèle en terminant ainsi l’article qu’il lui consacre : « La langue allemande deviendra la langue du monde, die deutsche Sprache muss sich nach und nach zur Weltsprache erheben. » Eh bien ! un mouvement tout semblable se produit en ce moment même. Après les poètes qui ont préludé à la rénovation de l’art en étudiant les maîtres du moyen âge, je dois signaler ici comme les ouvriers d’une même œuvre les auteurs de maintes traductions importantes. Un des meilleurs signes assurément du réveil littéraire de l’Allemagne, c’est le retour de cet esprit cosmopolite si empressé naguère d’enrichir le sol natal de tous les trésors de l’étranger.

Les productions littéraires de ces peuples dont la destinée est unie aux destinées de l’Allemagne devaient attirer d’abord l’attention, la Hongrie a un poète populaire, Schaandor (Alexandre) Petœfy, dont la verve belliqueuse et rustique répond admirablement aux émotions du paysan et du soldat magyar. Sa fin mystérieuse a renouvelé l’intérêt que son talent inspire. Aide-de-camp du général Bem, on ne sait pas dans quelle rencontre il est tombé ; le poète populaire a disparu au sein de la tourmente. Deux écrivains habiles, MM. Maurice Hartmann et Szaarvady, viennent de publier une traduction de Schaandor Petœfy. M. Hartmann a déjà fait ses preuves comme poète, et tout à l’heure encore nous le retrouverons au premier rang. Il a reproduit ici avec un rare mélange de délicatesse et de vigueur les strophes amoureuses, fantasques, guerrières, du chantre bien-aimé des Hongrois. Soutenu comme il l’est par un collaborateur éclairé, M. Hartmann nous doit de continuer son œuvre. Petœfy est un homme qui doit sortir des limites de son idiome pour prendre rang dans la Welt-Literatur dont parle Goethe. Une femme d’un talent gracieux, Mme Ida de Düringsfeld, a donné récemment, sous le titre de Roses de Bohême, un recueil de chansons tchèques qui ne manque pas d’intérêt ; il est regrettable seulement que le traducteur n’ait pas fait un choix plus sévère. On a montré de nos jours une singulière indulgence pour la littérature du peuple. Parmi ces chansons que Mme de Düringsfeld assure avoir recueillies de la bouche même des paysans bohémiens, il y en a plus d’une qui ne méritait pas d’être conservée et traduite. La première condition dans ces recherches, c’est une critique vigilante. S’il y a comme une fleur exquise dans certaines traditions populaires, rien de plus désagréable que de rencontrer des inspirations banales là où l’on cherche la grâce incorrecte d’un sentiment naïf. On ne saurait adresser ce reproche au recueil de vieilles chansons anglaises et écossaises si soigneusement rassemblées, si ingénieusement reproduites par M. Wilhelm Doenniges. Voilà un livre charmant en même temps qu’une très sérieuse étude. Les ballades de M. Doenniges ne sont pas inédites ; elles se trouvent soit dans les recueils de Percy ou de Walter Scott, soit dans des mémoires d’érudition. Herder même et Burger en avaient traduit quelques-unes ; mais l’Allemagne n’en possédait pas encore un choix aussi complet et fait avec tant de soin. Toutes ces ballades historiques, le Prince Robert, la Bataille d’Otterborn, la Révolte dans le Nord, Northumberland trahi par Douglas, reflètent des émotions puissantes et de grandes luttes nationales. Le traducteur les oppose à ces chants populaires de l’Allemagne où ne vibrent jamais que des sentimens individuels. Il s’applique à reproduire le rhythme de l’original et ne redoute pas des inventions qui étonneront l’oreille, pourvu que la vigueur métallique du texte retentisse dans ses strophes. En un mot, ce n’est pas ici un traducteur ordinaire ; on sent un homme qui souhaite à son pays les émotions fécondes et la mâle poésie de la vie active. M. Doenniges a été à Berlin le précepteur et est resté l’ami du prince Maximilien, aujourd’hui roi de Bavière. Le goût des arts ne se perdra pas à Munich, et cette amitié, si honorable pour le poète, est une promesse pour la poésie. Un homme qui avait compromis par maintes incartades l’éclatant succès de ses débuts reprend aussi sa place dans les rangs de la poésie sérieuse. À côté des Ballades écossaises de M. Doenniges, on aime à rencontrer les traductions des sonettistes anglais des XVIe et XVIIe siècles par M. Freiligrath. M. Freiligrath est un maître en fait de style ; les curieux sonnets qu’il nous donne d’après Henry Howard (1516-1547), Philippe Sydney (1854-1576), Edmond Spencer (1553-1599), William Drummond (1587-1646), reproduisent avec art ce groupe de poètes que termine glorieusement le nom de Shakspeare. On comprend l’intérêt d’une période littéraire à laquelle appartiennent aussi les premiers vers de l’auteur de Macbeth ; ce qu’on trouve, ici toutefois, c’est plutôt un intérêt de curiosité qu’une valeur vraiment poétique, et on doit regretter que M. Freiligrath ne consacre pas la souplesse et l’éclat de son talent à la traduction de quelque monument remarquable. Je préfère à ce titre les derniers chants de Tegner, récemment traduits par M. Gottfried de Limbourg, et surtout les œuvres posthumes du célèbre poète russe Lermontoff, admirablement reproduites par un écrivain qui agrandit chaque jour sa place et que nous retrouverons tout à l’heure dans les rangs des chanteurs originaux. Le Petoefy de M. Hartmann, les Ballades écossaises de M. Doenniges, le Lermontoff de M. Bodenstedt, voilà les travaux les plus intéressans du groupe que je rassemble ici.

On voit que ce sont surtout les poètes du Nord, les poètes des familles germaniques et slaves, qui ont attiré l’attention et exercé l’adresse des écrivains. C’était le contraire, il y a un demi-siècle ; les romantiques d’il y a cinquante ans étaient principalement tournés vers l’Orient ou le Midi. Ce contraste ne me déplaît pas ; j’aime à voir les représentons des écoles nouvelles diriger surtout leurs investigations poétiques du côté où se déploie la vie de l’Europe. Ce ne sont pas seulement ici des études de style, appliquées aux œuvres du passé ; on sent circuler dans ces travaux une sève jeune et vivace qui produira ses fruits. Il ne faut pas croire pourtant que le Midi ni l’Orient aient été complètement oubliés. Nous avons sous les yeux une traduction du vieux poème du Cid, par M. Wolf, des Romances espagnoles et portugaises, par MM. Geibel et Paul Heyse, les Sonnets de Camoens, par M. Louis d’Arentsschildt, et les Sirventes au grand poète de la Provence, Pierre Cardinal, par M. Max Waldau. Il est manifeste pourtant que ces dernières traductions intéressent plus l’érudition et l’histoire que la poésie véritable et les espérances de l’avenir. C’est aussi une œuvre d’érudition, mais très neuve et très curieuse, que nous a donnée M. Abraham Geiger dans son Divan d’Abul-Hassan Juda-ha-Levy. Déjà M. Henri Heine, — c’est une des meilleures inspirations de son Romancero, — nous avait fait connaître le grand poète juif du moyen âge, cette bette âme que Dieu avait baisée ; et qui faisait retentir dans toutes les strophes de ses chants comme le frémissement des divines tendresses ; il avait raconté avec un mélange d’enthousiasme sublime et d’ironie aimable la première enfance du poète, ses études, ses extases, sa jeunesse passée à l’ombre enivrante du Talmud. M. Abraham Geiger nous trace aujourd’hui le portrait fidèle de Juda-ben-Halevy. Ses principales hymnes, traduites avec amour et accompagnées de notices pleines d’intérêt, nous montrent tour à tour le poète religieux dont les strophes se chantent depuis sept siècles dans toutes les synagogues du monde, le penseur qui empruntait tant de vues hardies aux mystères du Talmud, le pieux voyageur enfin qui voyait sans cesse en soufre les images sacrées de la Palestine, et qui, chargé d’années et de gloire, partit d’Espagne pour aller mourir dans la ville des prophètes.


II

Le mouvement littéraire que nous signalons serait bien incomplet toutefois, s’il se bornait à ces intéressans préludes. Nous avons vu les tendances nouvelles de la poésie se manifester depuis deux ans, ici par des traductions élaborées avec art, là par des imitations de récits épiques où apparaît plutôt la savante ardeur de l’écrivain que l’inspiration personnelle du poète ; maintenant, traductions et récits vont être le cadre où se déploieront de libres efforts. D’un côté, ce seront des poètes philosophes qui, n’osant pas produire, audacieusement toute leur pensée, la dissimuleront sous le masque d’un siècle, évanoui et d’une civilisation lointaine ; de l’autre, ce seront des artistes qui agrandiront avise amour ce domaine de l’épopée familière où brillent si gracieusement sur le seuil les chastes figures d’Hermann et de Dorothée.

On a beaucoup parlé dans ces derniers temps d’une traduction d’hafiz, par M. Daumer, et certes, quelle que soit ici la rare beauté de la forme, ce n’est pas une traduction toute seule qui eût obtenu tant de bravos et excité tant de colères. M. Daumer est un des plus curieux écrivains qui se soient produits depuis bien des années dans la littérature allemande. C’est un poète d’élite et un penseur extravagant. Son imagination est enthousiaste ; sa pensée est la proie des plus ténébreux systèmes. Après Uhland et Henri Heine, il n’est personne aujourd’hui qui manie l’idiome lyrique avec une si parfaite habileté ; après MM.Feuerbach et Stirner, il n’est pas de jeune hégélien qui ait jeté plus d’outrages à la religion du Christ. Comment expliquer ces contrastes ? L’explication est simple. M. Daumer est le représentant fidèle d’un certain esprit qui agite l’Allemagne depuis un demi-siècle. Les prétendus philosophes qui s’acharnent à la destruction du christianisme, les poètes et les romanciers qui popularisent les systèmes des athées, sont à la fois emportés et badins ; rien de moins allemand que ces prétentions équivoques. M. Daumer, au contraire, est un type germanique parfaitement reconnaissable. Il est anti-chrétien, mais il a une piété naturelle toute remplie d’aspirations ferventes. Il outrage le christ, mais il cherche une église plus conforme à ce qu’il croit la mission du genre humain. Ses emportemens ne sont jamais, comme chez les jeunes hégéliens, mélangés de scepticisme et de railleries ; il est sérieux, il est convaincu, il a une foi très arrêtée, et, loin de diriger contre les croyances religieuses la maussade, ironie d’un Feuerbach, il proclame lui-même sa foi avec une sincérité incomparable et brave magnifiquement le ridicule.

Il y a une tendance morale bien allemande, une tendance qui se manifeste dès les âges les plus reculés des raves germaniques, et qui réparait à chaque siècle de leur histoire : c’est un sensualisme mêlé d’exaltation, c’est le culte des forces naturelles et la religion de la vie. Rappelez-vous le barbare avant que le christianisme l’eût dompté : voilà le type primitif qui se reproduit sans cesse dans le développement de la pensée allemande, on le voit renaître à toutes les époques et au milieu même des entreprises les plus contraires. Ni le mysticisme du moyen âge, ni la révolution religieuse du XVIe siècle, ni cette brillante civilisation littéraire que domine le nom de Goethe, ne l’ont rejeté dans l’ombre ; toujours l’inspiration primitive est là, revendiquant la libre expansion des forces humaines et protestant contre le joug de l’esprit. On ferait une curieuse histoire de ces traditions du culte d’Odin au sein des lettres germaniques. Lorsque Henri Heine s’écrie, dans son livre sur l’Allemagne, que le dieu Thor se lèvera un jour armé de son marteau gigantesque et démolira les cathédrales, il est l’interprète de ces sourdes fureurs scandinaves, et il faut reconnaître que bien des penseurs, bien des poètes, bien des historiens même, dès qu’ils s’abandonnent à une veine naturelle, poussent des cris du même genre. On dirait les subites explosions de l’esprit barbare mal étouffé par le christianisme. Chez M. Daumer ce ne sont pas des explosions, c’est un système continu. M. Daumer a pour le christianisme la haine que chantaient les Berserkers du Nord, il accuse la religion de Jésus de mutiler les facultés que nous tenons de Dieu, et il la compare à ce Moloch affamé à qui il fallait sans cesse des sacrifices humains. Les ouvrages où il jette, ces clameurs insensées ont été adoptés avec empressement par la jeune école hégélienne ; M. Daumer n’est pas cependant le disciple des écoles alliées ; loin de là, il a un certain mysticisme qui s’associe parfaitement avec son culte de la nature, et s’il a renié le Christ, c’est pour célébrer une religion meilleure. Quelle religion ? Le mahométisme ! Je ne plaisante pas ; M. Daumer écrit des poèmes pour convertir l’Allemagne au culte du prophète.

M. Daumer avait publié en 1846 un recueil de chants traduits du célèbre poète, persan Mohammed Schemseddin, surnommé Hafiz, c’est-à-dire, le gardien du Coran. En 1848, il donna une sorte de romancero intitulé Mahomet et son œuvre. Ces deux ouvrages sont aussi remarquables par la magnificence de la forme que par l’inspiration extravagante de l’auteur. Né à Schiraz, au XIVe siècle de notre ère, Hafiz appartenait d’abord à une communauté de sages contemplatifs. Tout occupé de philosophie religieuse, il composa des chants d’un ascétisme sublime, et devint le maître le plus vénéré de la théologie musulmane. Plus tard, il railla ses premières croyances avec une hardiesse inouïe, il attaqua le mysticisme et ne chanta plus que le vin et l’ivresse. C’était, dit M. Daumer, l’ivresse de la nature, l’intelligence profonde et exaltée de ce monde où nous a placés le créateur ; Hafiz avait dégagé du mahométisme la vérité qu’il contient, et il en était le grand-prêtre. On sait quelle est la grâce audacieuse des chansons de Hafiz ; M. Daumer les traduit, les imite, les commente, puis, sous le masque de son poète, il se met à chanter à son tour, et tous les tons se croisent dans une étourdissante symphonie. Tantôt ce sont des cris de joie, des railleries légères, de joyeux tableaux rapidement dessinés :

« Partout l’eau et le bruit des vagues ; ô malheur ! quel déluge ! Fuyons, fuyons vite dans l’arche, — dans le cabaret ! — Là siège, avec ses enfans, le père Hafiz, le pieux patriarche.

« Gloire à toi, gloire, ô Noé de notre temps ! Tu as sauvé le monde une seconde fois. Dans les abîmes de l’eau sont ensevelis le muphti et le scheick, le pédant et le scolarque. »

Tantôt l’exaltation sensuelle prend en quelque sorte un caractère sacré. Hafiz est véritablement le grand-prêtre, le patriarche inspiré qui remplit une fonction en chantant sa folie. Cette préoccupation religieuse, si bizarrement associée à l’ivresse de la matière, éclate avec plus d’évidence encore dans le deuxième recueil de. M. Daumer, Mahomet et son œuvre, là, c’est la gravité qui domine. Après des préludes composés de hauts hébreux et arabes, le prophète parait, son Coran à la main. M. Daumer en reproduit maintes pages avec une merveilleuse puissance. Ce sont des paraboles, des récits historiques, de mystiques légendes, des proverbes moraux, et enfin, pour couronner l’œuvre, tout un chapelet de prières. Ne cherchez pas ici un reflet du Divan de Goethe ou des poésies de Rückert ; une imagination convaincue a pu seule produire un tel ouvrage. Afin qu’il n’y ait point de doute, les explications placées à la fin du volume font ressortir la supériorité morale et religieuse du mahométisme sur l’enseignement du Dieu crucifié. Tout récemment enfin, l’année dernière, M. Daumer a publié un nouveau recueil qu’il place encore sous la protection d’Hafiz. Après les folles ardeurs du premier livre et la gravité austère du second, voici la grâce amoureuse et la sérénité souriante ; M. Daumer semble avoir peint tout son tableau et terminé sa prédication. Il suffira d’en citer quelques strophes :

« Haiiz a étendu sur la terre l’épée triomphante de sa parole ; sa volonté est de devenir le maître, le monarque, l’empereur du monde ; mais une royauté aussi douce, aussi bienfaisante que celle qui commence avec lui, on n’en connut jamais ; jamais non plus elle n’aura de fin.

« O bibliothèque du printemps ! que tu es grande ! que tu es magnifique ! chacune de ces milliers de petites feuilles est un livre plein de sagesse, qui apprend la science de la vie aux cœurs intelligens. Quel dommage que l’homme soit si insouciant à l’étude, et son esprit si émoussé !

« Je ne vois plus le soleil ; où s’est-il enfui ? J’appelle en vain la joie ; qui nous l’a dérobée ? Le rossignol se tait, la rose est flétrie ; le monde est dépouillé d’amour, et la haine seule y brûle. La belle création de Dieu est changée en un cimetière. Ainsi l’ont voulu les dévots.

« Louez le Seigneur ! Le cabaret s’est rouvert. Voyez, les saints sont comme frappés de la foudre, et les prisonniers ont brisé leurs liens ! Louez le Seigneur !

« Louez le Seigneur ! la rose fleurit de nouveau ; Bulbul chante les anciens chants d’amour, et le bouton perce son étroite enveloppe. Louez le Seigneur !

« Louez le Seigneur ! les rubis du vin étincellent ; avec lui étincellent aussi les rubis de la bouche qui me ravit d’amour. Voici la joie, voici la vie, voici le salut. Louez le Seigneur ! »


Si M. Daumer ne relevait par la merveilleuse adresse de la forme et l’éclat des couleurs orientales ces banalités de l’épicuréisme, il n’y aurait pas lieu de s’y arrêter. Ce qui m’intéresse avant tout dans ces brillantes strophes, c’est la transformation de l’athéisme hégélien. M. Daumer est issu de cette école ; mais il avait de mystiques instincts qui cherchaient une foi où se rattacher, et c’est ainsi que le sensualisme, uni à une certaine exaltation, a fait du collaborateur de M. Feuerbach un poète mahométan. Le poétique muphti me permettra de ne pas discuter sa foi. Qu’il y ait en ce moment chez nos voisins une espèce d’école mahométane ; que Mme Bettina d’Arnim, dans ses Entretiens avec les Démons, ait paru se réunir dernièrement à la petite église de M. Daumer ; qu’un poète inconnu, dans un livre intitulé Abdul, ait mis la philosophie hégélienne sous la protection du croissant, en vérité nous n’attacherons pas à ces incartades littéraires plus d’importance qu’elles n’en méritent. Nous serons même tenté de refuser aux spirituels auteurs le bénéfice du scandale et de signaler leurs œuvres comme un symptôme heureux : n’est-ce pas une preuve que l’athéisme de ces dernières années n’ose plus se produire à visage découvert ? N’est-ce pas un indice des vagues sentimens religieux qui s’éveillent chez ceux-là même qui niaient hier toute religion ?

Cette transformation se poursuivra. Je n’oublie pas que l’auteur d’Hafiz, avant de composer ses poèmes mahométans, avait publié en 1841 un charmant recueil de poésies catholiques intitulé la Gloire de la sainte vierge Marie. Ce recueil, que M. Daumer avait donné sous un faux nom et qu’il convient de lui restituer aujourd’hui, contient toute une série de légendes empruntées aux plus suaves traditions chrétiennes du moyen âge. Les récits populaires, les chroniques des abbayes, les vies des saints, toutes les œuvres de la foi naïve de nos pères, ont fourni à l’auteur une merveilleuse couronne de fleurs qu’il consacre à la Vierge. Il prend plaisir à traduire en vers tous ces récits, et il y déploie une grâce incomparable. Étranges mystères d’une âme troublée ! M. Daumer composait ce livre charmant à l’époque même où, dans ses traités philosophiques, il poussait contre la religion du Christ les plus odieux blasphèmes. Au moment de renier le christianisme, il semblait comprendre et regretter avec larmes les trésors d’amour que renferment nos traditions religieuses. Il est vrai que ce recueil, où brille à la première page une strophe charmante de Novalis à la Vierge, se termine par la citation des deux derniers vers de Faust : « L’éternel féminin nous attire. Das Ewigweibliche - Zieht uns hinan ! » Ce n’est pas assez : pour rendre sa pensée plus claire, l’auteur reproduit, en forme de conclusion, une page de l’athée Feuerbach où le culte de la Vierge est présenté comme le symbole de la glorification de l’amour terrestre. Qu’importe cependant ? Au milieu des contradictions de cet esprit qui va ainsi de Novalis à M. Feuerbach, et des extases du moyen âge aux impiétés de l’athéisme hégélien, on sent de mystiques tendresses qui porteront leurs fruits. Le poète qui a trouvé de si doux accens pour glorifier la mère de Dieu ne chantera pas toujours, sous le costume d’Hafiz, l’hymne exalté de la matière. À cette alliance du sensualisme et des instincts religieux succédera une inspiration plus pure. M. Damner s’est débarrassé des liens de l’athéisme, il échappera aussi aux séductions de l’Islam. Malgré les caprices de Bettina, malgré l’auteur d’Abdul, malgré les beaux vers de celui qui a écrit Hafiz et Mahomet, l’école des muphtis ne prospérera pas en Allemagne. Qu’elle se hâte de justifier ses extravagances en poursuivant la réaction que nous avons signalée ; qu’elle achève de briser les liens de l’athéisme et de retrouver la lumière de l’esprit : — sinon sa dernière heure aura bientôt sonné, et elle ne laissera que le souvenir d’une fantaisie puérile.

L’Orient a toujours eu de singuliers attraits pour l’Allemagne. On ne saurait défendre à l’imagination germanique de s’associer aux travaux de la science et de s’enrichir à sa manière sur les pas des investigateurs qui nous dévoilent les secrets de l’Asie. Herder et Goethe ont pénétré avec un sentiment profond dans ces éblouissans mystères. Ce qu’a été pour notre littérature du XVIIe siècle la renaissance de l’antiquité grecque et latine, la renaissance orientale l’a été au siècle dernier pour la littérature de nos voisins ; mais ce qu’il faut chercher en Orient, c’est ce qui attirait l’âme affectueuse de Herder et le génie cosmopolite de Goethe. Quand la poésie hébraïque ravissait l’âme de Herder, ce noble penseur s’appliquait à répandre le dogme qui a été l’inspiration constante de sa vie : il voulait que l’unité de la famille humaine ne fût pas un vain mot et que nous sentissions battre en nous le cœur des nations disparues. Plus soucieux des beautés de l’art, Goethe travaillait à la même œuvre quand il écrivait son Divan oriental-occidental ; c’était toute une civilisation qui se levait, admirablement exprimée dans des strophes amoureuses. À leur suite, le comte Platen et Frédéric Rückert initiaient aussi l’Allemagne à ces trésors de la poésie persane que dévoilaient au monde savant les infatigables découvertes de M. Joseph de Hammer. À Dieu ne plaise que nous blâmions de telles œuvres ! Ce serait renier l’esprit même de notre âge. Ces sympathiques et ardentes recherches qui débrouillant sur tous les points le chaos du passé, déblayant les monumens enfouis, pénétrant le secret des littératures les plus lointaines, commencent à éclairer tout entière la vénérable figure du genre humain, seront certainement la meilleure gloire du XIXe siècle.

Les écrits qui se rattachent à ce mouvement général exciteront toujours un intérêt très vif. Voici un poète qui s’est beaucoup occupé de certains peuples orientaux et de leur littérature ; heureusement il n’appartient pas à la petite église de M. Daumer, mais à l’école de Goethe, M. Bodenstedt, c’est de lui que je parle, a passé plusieurs années dans le Caucase ; il a vu la Géorgie, et il a résidé à Tiflis. Les peuples de ces sauvages contrées ont attiré dans ces derniers temps beaucoup d’intrépides voyageurs. M. Bodenstedt est un des plus spirituels soldats de cette phalange. Il a voulu connaître aussi les autres contrées méridionales de la Russie ; il a visité les Cosaques de l’Ukraine, comme il avait visité les Tcherkesses du Caucase. Le résultat de ses observations est consigné dans de curieux ouvrages ; aujourd’hui c’est au poète seulement que nous avons affaire. Or M. Bodenstedt avait publié, il y a quelques années, un recueil très intéressant des chants populaires de l’Ukraine (Vokslieder aus Krain) ; tout récemment il a donné sous ce titre : les Chansons de Mirza-Schaffy, un petit volume plein de grâce. M. Bodenstedt a rencontré à Tiflis un poète circassien nommé Mirza-Schaffy, et ce sont les strophes de l’écrivain oriental qu’il traduit avec une sympathie charmante. Que celui traduction soit parfaitement scrupuleuse, que le poète allemand n’ait pas donné sous le nom de son ami bien des pièces qui lui appartiennent en propre, il y aurait quelque témérité à l’affirmer, de déguisement, je le soupçonne, a dû plaire à l’ingénieux touriste. En tout cas, ce mélange des poésies originales de l’enfant du Caucase et des inspirations particulières du traducteur compose une œuvre des plus aimables, « il y aurait, dit M. Bodensledt en son prologue, bien des chants terribles et sauvages à rapporter du pays des Tcherkesses ; dans ces contrées où gronde sans cesse le tonnerre des batailles, où chaque maison est une forteresse, où chaque ravin cache une troupe armée et chaque buisson une sentinelle, où les femmes même savent manier le fusil, où l’enfant sait brûler de la poudre, il y aurait de formidables chants de guerre à recueillir… Aujourd’hui ce ne sont que les chants d’un cœur amoureux et les maximes d’un sage. » Mirza-Schaffy est, en effet, un disciple de la poésie persane ; il chante le printemps et les roses ; il chante aussi la sagesse de l’esprit ; des strophes passionnées et de fins apologues, voilà le fond de ce gracieux recueil. Mirza-Schaffy a été cordialement accueilli en Allemagne, et M. Bodenstedt y a pris rang parmi les poètes : placez son livre non loin de Rückert et de Platen dans ce groupe de chanteurs que conduit le glorieux poète du Divan.

Ce poète du Divan oriental-occidental, cet artiste puissant qui a donné tant de souplesse et de force à l’idiome lyrique, n’a rien perdu, comme on voit, de sa royauté littéraire ; à travers toutes les tentatives nouvelles, on retrouve sans cesse l’influence souveraine de son génie. Or il y a dans le domaine de Goethe un genre bien approprié à notre époque, une forme de poésie à la fois élevée et familière qui semble parfaitement répondre à ce qu’exige la peinture du monde moderne : c’est l’épopée des choses simples, c’est la franche églogue domestique dont Hermann et Dorothée nous offre un si charmant modèle. Admirable chez les écrivains du premier ordre, intéressante à plus d’un titre chez les intelligences délicates, l’inspiration lyrique est trop portée à se nourrir de sentimens individuels. Là même où ils se déploient dans leur complète beauté, ces trésors des épanchemens intimes n’ont véritablement tout leur prix qu’à la condition de ne pas se reproduire trop souvent. Se figure-t-on un poète occupé toute sa vie à s’observer lui-même et à consigner en strophes les moindres mouvemens de son cœur ? Ceux qui cèdent à ce caprice sont bientôt conduits à retracer des émotions purement artificielles. L’importance exagérée de la poésie subjective, comme l’appellent nos voisins, est dans toutes les littératures un signe de décadence, et vraiment il suffit d’ouvrir les yeux pour savoir quelle a été depuis vingt ans, en Allemagne comme chez nous, l’incroyable accroissement des poètes lyriques et la stérilité de leurs œuvres. Les vrais artistes ont senti d’instinct qu’il fallait sortir des routes battues et replacer l’art sur les hauteurs. La forme impersonnelle du récit substituée aux confidences lyriques, le poème prenant la place des élégies plaintives ou des strophes cavalières, n’est-ce pas là un précieux indice à recueillir ? En France, cette direction nouvelle s’est déjà révélée dans quelques œuvres délite, parmi lesquelles il nous suffira de nommer les Bretons de M. Brizeux ainsi que les Poèmes évangéliques de M. de Laprade. En Allemagne, cette transformation est encore plus marquée. Les poètes abandonnent le genre lyrique pour cette épopée familière dont je parlais tout à l’heure, et ils expliquent eux-mêmes le sens du mouvement qui se produit ; c’est une forme plus haute de l’art que poursuit leur ambition. Il y a un mois à peine, un poète cher à l’Allemagne du sud, M. Geibel, nommé professeur à l’université de Munich, proclamait devant un brillant auditoire la nécessité de cette évolution littéraire, et, joignant l’exemple au précepte, il lisait au milieu des applaudissement plusieurs chants d’un poème intitulé Julien. ’Hermann et Dorothée, disait M. Geibel, est l’indication féconde d’un genre qui doit s’agrandir. » D’autres écrivains avaient déjà prononcé les mêmes paroles et donné le même signal : il y a enfin toute une école dont le talent et les efforts révèlent dans la littérature allemande une activité pleine de ressources.

« Tu connais le vieux mythe des Hellènes ; tu sais L’histoire de ce roi de Thessalie qui brûlait d’amour pour l’épouse du roi des dieux, et qui, croyant embrasser Junon, ne pressa qu’un nuage sur son cœur ? De l’amour du roi et de cette fantastique Néphélé naquirent, hêlas ! les Centaures, destinés d’avance à périr sous les flèches des Lapithes. Nous aussi, que de fois nous avons embrassé des nuages ! et que de fois les enfans de nos chimères ont subi de cruelles violences : » C’est en ces termes que M. Max Waldau, l’auteur de Cordula, dédie son poème à M. Adolphe Stahr. M. Waldau est un écivain soigneux, très préoccupé des questions de style et d’art ; il veut toutefois que, dans les sujets même les plus désintéressés, l’esprit libéral de notre siècle se fasse résolument sa part. Le poêle nous transporte au moyen âge ; mais ce n’est pas pour glorifier un âge d’or auquel il ne croit guère. On dirait qu’il s’inspire de ces mâles paroles d’Augustin Thierry : « Ne nous y trompons pas ; ce n’est point à nous qu’appartiennent les choses brillantes du temps passé, ce n’est point à nous de chanter la chevalerie : nos héros ont des noms plus obscurs. Nous sommes les hommes des cités, les hommes des communes, les hommes de la glèbe, les fils de ces paysans que des chevaliers massacrèrent près de Meaux, les fils de ces bourgeois qui firent trembler Charles V. » Le sujet de Cordula est emprunté à l’Histoire de Suisse de Zschokke. Un de ces tyrans subalternes qui gouvernaient les cantons helvétiques au nom des ducs d’Autriche opprimait depuis longtemps ce malheureux pays. Subitement épris d’une belle jeune fille, qu’il avait rencontrée dans la campagne, il fit donner l’ordre au père de la lui amener dans son château-fort de Cardowall. Le paysan obéit, mais il n’alla pas seul avec la victime et en cachant sa honte ; il se rendit à Cardowal au grand jour, la fille vêtue en nouvelle épousée, les amis faisant collège comme pour une solennité heureuse, tous d’ailleurs respectueux et soumis. Au premier geste que fait le gouverneur pour saisir sa proie, il tombe mort, le cœur percé de vingt coups. Un signal est jeté ; les autres compagnons du paysan, cachés pendant la nuit aux abords du château, sortent tout à coup de la forêt qui les recèle. Au milieu du tumulte que cause la mort du chef, il est aisé de forcer la porte. Le château est envahi, les gardes sont massacrés, lances et cuirasses sont mises en pièces par les pioches et les bâtons ferrés. L’incendie éclate, et de ce repaire de brigands il ne reste bientôt plus que des murailles fumantes. M. Waldau a trouvé dans ce dramatique sujet des inspirations heureuses. L’intérieur du vieux paysan Adamo, le portrait de la belle et naïve Cordula, son pèlerinage au monastère voisin, sa piété fervente et candide, le retour au foyer paternel, la rencontre d’un des chevaliers du gouverneur qui veut prendre la belle fille et l’emmener avec lui, l’arrivée subite du jeune chasseur Volker et cette flèche si bien lancée qui frappe le ravisseur au moment où il va emporter sa proie, tous ces détails vifs, rapides, émouvans, ouvrent le récit avec charme. Cependant Cordula s’est évanouie, et le chasseur, craignant une nouvelle attaque, a conduit la jeune fille dans la forêt voisine. Cet épisode, l’une des parties importantes du poème, est moins habilement traité ; l’idylle, succédant aux scènes violentes, aurait dû mieux inspirer l’auteur. Il y a de l’afféterie dans maints détails. La fin, plus vigoureusement conduite, rachèterait bien des fautes, si le discours adressé par Adamo à ses compagnons vainqueurs ne laissait l’impression la plus fâcheuse. On ne s’attendait guère à voir le vieux paysan se comparer à Virginius. Passe encore pour la comparaison ; mais vraiment la leçon politique et morale qu’elle renferme devait rester dans les prétentieuses gazettes d’où M. Max Waldau l’a tirée. « Virginius, s’écrie emphatiquement le père de Cordula, livra sa fille à Appius par respect pour la loi, puis il tua la victime afin de sauver au moins son honneur. Ce n’était pas cependant la véritable, loi qui lui avait parlé, ce n’en était que l’apparence. Moi, au lieu de tuer ma fille, j’ai tué la loi, la fausse loi, la loi hypocrite et sans mission ; je l’ai tuée par respect pour la loi éternelle ! » C’est ainsi que les paysans du poète, dissertent, le couteau à la main, sur l’être et le paraître, sur l’apparence et la réalité du droit, sur les lois qu’il faut respecter et les lois auxquelles il faut enlever leur masque. En général, le récit de M. Max Waldau, écrit avec beaucoup de soin et d’élégance, manque de simplicité. Il y a sans cesse des longueurs, des apostrophes, des prosopopées. M. Waldau a de l’éclat et de l’imagination ; il doit s’attacher davantage au dessin. Pourquoi ce long poème n’est-il pas divisé ? Pourquoi les tableaux ne se suivent-ils pas avec plus d’ordre ? Hermann et Dorothée, qu’on cite aujourd’hui à tout propos, donnerait d’excellens conseils au poète de Cordula. Si M. Waldau s’habituait à bien distribuer son récit, à bien grouper toutes ses figures, à répandre partout une lumière égale, les richesses de sa poésie s’ordonneraient d’elles-mêmes avec grâce, et il éviterait, j’en suis sur, les fautes de goût auxquelles sa verve mal contenue s’est laissé entraîner.

Ce n’est pas la netteté qui manque à un remarquable petit poème de M. Paul Heyse ; il faudrait plutôt y blâmer un trop grand souci de la brièveté et de l’effet dramatique. On connaît le gracieux roman d’Ourika, écrit d’une plume si élégante par Mme de Duras. Une traduction de ce roman, publiée à Francfort en 1824, sans que le nom de l’auteur y fût indiqué, tomba récemment entre les mains de M. Heyse, qui fut attiré par la touchante émotion du sujet. Cet intérêt toutefois ne suffisait pas au jeune poète, M. Heyse pensait sans doute avoir sous les yeux quelque nouvelle d’un auteur inconnu ; il ne soupçonnait pas qu’il allait toucher à l’œuvre délicate et charmante d’un écrivain d’élite. Peut-être même cette considération ne l’eût-il pas arrêté ; il y a chez lui une verve dramatique dont il fera bien de modérer les élans. Vous n’avez pas oublié cette jeune fille de race noire dont Mme de Duras a si bien retracé les souffrances. Recueillie à Paris dans une famille opulente, Ourika aime silencieusement le fils de sa bienfaitrice, et comme elle se voit séparée de lui par une double barrière, elle va demander à la solitude du cloître la résignation et l’oubli. De cette étude toute morale, de ce tableau mélodieux et plaintif, M. Paul Heyse fera une peinture de mœurs politiques, une ardente et pathétique satire. Nous sommes à Pars, à la fin de 93. Une brillante comtesse et son fils ont échappé à l’échafaud en adoptant les principes de ceux qui ont fait le 10 août. Voyez-la, au milieu de ses salons, célébrant la fête de l’égalité ! On dirait la prêtresse de la révolution. L’égalité ! ce mot a enivré la pauvre Ourika ; elle aime le comte, et le comte a pour elle maintes tendresses ; pourquoi refuserait-il d’unir son sort au sien ? Le. jour où elle apprend que cette égalité est un vain mot, elle en perd la raison. Après bien des aventures sanglantes, nous retrouvons la malheureuse folle sur les boulevarts de Paris. Les passans la prennent pour une mendiante et lui jettent quelques pièces de monnaie ; mais elle, immobile, les yeux hagards, indifférente à la pitié qu’elle inspire, elle ne sait que répéter ces deux mots : égalité ! égalité ! mensonge ! mensonge ! On ne peut méconnaître chez M. Heyse un rare talent d’exécution. Maintes esquisses révolutionnaires sont dessinées d’un trait rapide et se gravent nettement dans l’esprit, La scène nocturne où le jeune comte, poursuivi par des jacobins coiffés de leurs bonnets rouges, passe la rivière dans un bateau que conduit Ourika, devenue folle, est tracée avec une vigueur sobre et terrible. Tout récemment, M. Paul Heyse a publié un nouveau récit poétique, intitulé les Frères, qui se recommande par les mêmes qualités énergiques. On voit que l’auteur est en garde contre la douceur sentimentale qui est le caractère et pourrait devenir recueil de la génération qui se lève. M. Paul Heyse semble assez sûr de lui-même pour donner désormais un plus libre essor à sa pensée et mesurer ses forces dans des compositions plus larges.

Il y a, si je ne m’abuse, tout autre chose que des études d’artiste dans le dernier recueil de M. Maurice Hartmann. Le brillant auteur de la Coupe et l’Épée, le poète qui, par sa charmante idylle Adam et Eve, avait donné un des premiers le signal de la transformation littéraire dont nous rassemblons ici les témoignages, vient de publier une série de poèmes qui paraissent jusqu’à présent le plus heureux produit de l’école nouvelle. Les Ombres, c’est le titre du livre de M. Hartmann, contiennent surtout quatre récits bien remarquables à divers titres, Sackville, Culottas, les Bannis de Locarno et Louise d’Eisenach. Calottas est un conte mystique où le problème de la destinée humaine et les austères devoirs de la vie sont chantés avec une sorte de dignité platonicienne. Les Bannis offrent un grave tableau empreint d’une sérénité virile. Louise d’Eisenach est une touchante histoire ; mais toutes les qualités généreuses du poète se réunissent dans le chevaleresque récit intitulé Sackville. Une pensée ingénieuse et vraie y soutient l’imagination du poète ; il cherche l’idylle au sein de l’histoire. N’y a-t-il pas, sur les sillons roulés par les batailles, des fleurs qui s’épanouissent le lendemain, sans souci des événemens de la veille ? n’y a-t-il pas, au milieu des catastrophes publiques, des sentimens que rien n’efface, des cœurs toujours prêts à aimer, une poésie toujours prête à fleurir ? Lorsque l’électeur palatin Frédéric V, en acceptant la couronne de Bohême des mains d’un peuple révolté, donna le signal de la guerre de trente ans et fut presque aussitôt dépouillé de ses états héréditaires par l’Autriche victorieuse, sa jeune femme, abandonnée au milieu de la déroute, se confia elle-même à la garde d’un jeune gentilhomme écossais qui l’avait suivie à la cour de son mari. C’était, comme on sait, cette gracieuse fille des Stuarts, Elisabeth d’Angleterre, fille du roi Jacques Ier ; le gentilhomme s’appelait Sackville. Il ramena la reine à Londres à travers mille dangers. Bien des années après, un de ses amis, un autre gentilhomme écossais, Bruce, ayant conté l’aventure à Versailles de façon à égayer le grand roi et ses courtisans, le vieux Sackville provoqua son ami en duel. Le combat fut court et terrible, les deux champions tomberont morts. Le célèbre écrivain anglais Thomas Carlyle possède les lettres échangées à cette occasion entre Bruce et Sackville, et c’est lui qui a indiqué ce pathétique sujet au poète de la Bohême. M. Hartmann a bien mis à profit ce précieux dépôt ; il a trouvé dans les lettres de Sackville un poème plein d’originalité et de passion. — La fleur de la chevalerie anglaise, convoquée comme pour une fête, est réunie dans le château de Sackville. Le vieux duc attend lord Bruce, dont il a exigé une réparation ; il a voulu que ses témoins fussent nombreux ; il a voulu aussi, avant le combat, raconter à tous les seigneurs du royaume l’aventure qui a excité les railleries de lord Bruce et laver de tout soupçon injurieux la mémoire de la reine de Bohême. Écoutez le récit du vieillard. Les flammes de la jeunesse s’allument tout à coup sur son front. Il voit la Bohême envahie, l’armée de Frédéric V en déroute, la jeune reine abandonnée ; il la fait monter à cheval et s’enfuit avec elle. Les cavaliers autrichiens poursuivent les fugitifs ; mais le cheval de Sackville vole comme le vent. Comme il prend soin de la jeune reine ! Quelle tendre et respectueuse vigilance ! et lorsque, serrés de près par les ennemis, ils se jettent dans le sombre asile de la forêt, quel calme charmant succède à ces tumultueuses émotions ! Rien de plus gracieux que ce tableau idyllique. Au dehors, tout est à feu et à sang ; ici, le calme, la sérénité, les souvenirs du pays natal mélodieusement évoqués, et le chevaleresque gentilhomme écoutant on extase les rêves de sa souveraine. Est-ce le dévouement qui l’inspire ? est-ce l’amour ? Il ne le sait, et ces tendresses voilées, cette pure et respectueuse délicatesse ont passé dans les vers du poète. L’intérêt de l’idylle s’accroît encore quand on songe au rôle que la jeune reine a rempli dans l’histoire. Malgré cette catastrophe de la guerre de Bohême, sa vie semble peu éclatante, mais elle est la sœur de Charles Ier, elle est la mère de la savante Elisabeth qui était L’amie de Descartes, elle est la belle-mère de cette brillante Anne de Gonzague dont Bossuet a prononcé l’oraison funèbre, et c’est par elle enfin que la maison de Hanovre occupe aujourd’hui encore le trône de la Grande-Bretagne. Habilement indiqué dans le récit, ce rôle de la jeune femme relève le tableau des heures sereines passées sous les abris de la forêt. L’auteur a bien rendu toute sa pensée : voilà bien l’idylle souriante et calme placée avec art au milieu du mouvement agité des choses humaines. Le récit est à peine terminé, que Bruce arrive au rendez-vous ; le fer croise le fer, et le vieux gentilhomme tombe mort en tuant celui dont la médisance railleuse a flétri ce pur souvenir. Cette fin chevaleresque est le digne couronnement du poème. Il y a longtemps que la reine de Bohême n’existé plus, il y a longtemps que les cheveux de Sackville ont blanchi : comment ne pas être touché de cette fidélité obstinée et de ce juvénile courage ?

Tel a été, depuis les affectueux appels du Veilleur de nuit, le mouvement de la littérature poétique en Allemagne. M. Dingelstedt signalait aux nouvelles écoles des domaines désormais pacifiés ; on voit que plus d’un écrivain d’élite a justifié ses espérances. C’est surtout un symptôme heureux, quand des hommes engagés naguère dans la lutte reviennent sans découragement ni rancune, mais avec une âme sereine et forte, aux études qui sont la véritable vocation de leur vie. L’auteur de Sackville écrit en souriant à la première page de son poème : « Qu’est ceci ? Une course rapide, impétueuse, une aventure tantôt idyllique et tantôt pleine d’émotion, un récit très simple parfois et parfois aussi très varié, en un mot un poème qui ne prouve rien. » Après la poésie politique, dont l’art a tant souffert avant 1848, les poèmes qui se proposent un but si modeste sont un progrès fécond. En renonçant à une influence d’un jour, la poésie retrouve l’influence générale dont elle a le privilège. Il est bien qu’elle s’y prépare, ici par des études sur le passé, par des traductions d’œuvres étrangères, là par des essais plus libres et d’ingénieuses Innovations. Tous ces groupes d’écrivains dont nous avons tâché de déterminer le caractère ne se ressemblent pas sans doute : on peut affirmer cependant qu’un même amour de l’art, une même ambition littéraire les soutient. Des inquiètes passions politiques entretenues par l’ancien ordre de choses, il ne reste plus, Dieu merci ! que la pure inspiration libérale ; ce n’est pas nous qui conseillerons aux poètes de méconnaître la foi de leur époque. Quant à ces fureurs anti-chrétiennes dont le scandale a affligé si longtemps le pays des ferveurs spiritualistes, si elles reparaissent encore sur certains points, il est évident qu’elles sont obligées de prendre un masque, et cette timidité, indice d’une transformation secrète, n’est pas un des signes les moins curieux du travail des esprits. Tandis que les jeunes poètes rivalisent ainsi d’ardeur, des voix respectées font entendre comme un suprême accord. Écoutez par exemple le vieux Justinus Kerner, qui recueille dans son Dernier Bouquet de Lieder maintes pièces écrites depuis 1848, épigrammes inoffensives contre les patriotes à grand fracas, railleries aimables adressées aux rêveurs politiques, touchantes paroles de félicitation au vieux roi de Wurtemberg. Les derniers accens d’une période disparue se mêlant ainsi avec grâce aux préludes de la journée qui s’apprête. Justinus Kerner avait gardé le silence pendant les années tumultueuses ; l’heure est opportune aujourd’hui pour ces touchans adieux, et si tous ces accens combinés ne forment pas encore une symphonie complète, il faut y voir une ouverture brillante dont les promesses doivent être accueillies avec joie.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Voyez, dans la livraison du 1er février 1853, la première partie de cette étude, les Tendances nouvelles du Roman.