Musiciens Anglais Contemporains/Ethel Smyth

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Pennequin.
Le Temps Présent (p. 27-48).

ETHEL SMYTH




L’histoire de la fin du dix-neuvième siècle présente peu d’événements plus remarquable que le développement du mouvement féministe. Dans les arts et les sciences, comme dans la lutte sociale ou politique, la revendication de la femme s’est fait sentir avec une force aussi intense que celle plus ancienne de l’homme et nulle part avec une plus grande éloquence que dans l’art de la musique.

Si des compositeurs femmes ont existé dès l’origine de la musique moderne, il est certain qu’un nombre restreint du sexe a tenté sérieusement jusqu’à ce jour de rivaliser avec nos musiciens mâles pour cultiver les formes les plus sublimes et les plus exigeantes de l’art musical.

Au dix-septième siècle Francesca Caccini[1], fille de Giulio Caccini[2], célèbre chanteur et compositeur des Nuove Musiche, avait écrit des opéras dans le style de son père et, depuis ce temps, l’histoire de la musique a pu enregistrer la production de nombreux opéras, oratorios, cantates, symphonies et ouvertures de compositeurs femmes. Mais au dix-huitième et même à la fin du dernier siècle, un opéra ou une symphonie étaient réputés chose moins ardue qu’à notre époque, de sorte que le voile de l’oubli qui entoure si complètement les femmes compositeurs de l’art des premiers temps nous permet de conclure sans témérité que leurs œuvres étaient d’une valeur légère et sans vitalité.

De nos jours, nos « compositrices » se sont vouées à leur art d’une manière sérieuse et plus savante et parmi elles beaucoup ont acquis une réputation qui semble devoir survivre à leur temps. En France, Augusta Holmès[3], en Allemagne, Ingeborg von Bronsart[4] et plusieurs autres, en Amérique, Amy Beach[5] ont mérité les éloges des critiques même le moins disposés à admettre la femme au partage du privilège exercé par l’homme dans l’art musical.

En Angleterre, Ethel Smyth est le chef incontesté des compositeurs femmes et j’espère ne pas être taxé de partialité en réclamant pour elle le fleuron de premier compositeur femme du monde entier[6].

Ethel Mary Smyth est née à Londres le 23 avril 1858. Son père était le général J.-H. Smyth, du corps de l’artillerie royale, et sa mère, de qui elle hérita sa vocation naturelle musicale, avait nom Struth. Dès ses premières années, Ethel Smyth montra une aversion marquée pour la vie pleine de douce monotonie de la jeune fille anglaise. Sa nature l’élevait bien au-dessus de la devise classique de la vraie ménagère. « Domum tenuit, lanam fecit, [7] elle gardait la maison et filait de la laine. » Dès son enfance, elle pratique avec ardeur les jeux et les sports virils. De nos jours, le jeu de cricket, de hockey et même le jeu de foot ball font partie de l’éducation officielle d’une jeune anglaise et servent à donner satisfaction à un besoin d’activité musculaire. Mais, il y a quarante ans, il était rare que les jeunes ladies se livrent à un exercice plus animé qu’une calme partie de jeu de croquet. Ethel Smyth possédait peu d’inclination pour se plier aux règles qui régissent son sexe : elle ne se plaisait qu’aux jeux de force et d’adresse. On rapporte aussi qu’elle avait coutume d’accompagner son père à travers la campagne, le fusil sur l’épaule, causant un grand carnage des faisans et des perdrix qui peuplaient les bois et les champs paternels.

Je me souviens de ma première rencontre avec miss Smyth. Ce fut sur une pelouse fleurie et entretenue avec soin, entourée de grands ormes à l’ombrage magnifique, dans l’un de ces superbes parcs du Kent qui font mériter à ce comté favori de la nature le nom de « jardin de l’Angleterre ». Ethel Smyth, au nom d’un groupe de jeunes filles, avait invité plusieurs jeunes gens du voisinage à une partie de cricket. Mais, afin d’égaliser les chances du jeu, il fut convenu que les jeunes invités dont j’étais ne pourraient se servir que de la main gauche pour lancer ou rejeter la balle, et, au lieu du bat ordinaire, devraient, suivant condition stricte, faire usage d’un simple manche à balai. Armés de cette façon, nous devenions une proie facile pour nos charmantes antagonistes. Ethel Smyth mena sa gracieuse armée à la victoire en déployant la science et l’énergie d’un Napoléon, l’encourageant de la voix et du geste. Elle prouvait ainsi d’une manière précoce qu’elle n’était pas un rival à dédaigner pour le sexe fort en une querelle si bornée que le jeu de cricket, de même qu’elle sut faire reconnaître par la suite sa valeur brillante dans la carrière plus noble de l’art.

Quel que soit le but qu’elle se fût proposé, elle lui vouait toute la force de son tempérament et de son intelligence. Lorsque, plus tard, elle se fut éprise avec ardeur de la cause du suffrage politique de la femme, son enthousiasme et sa conviction la portèrent à des extrémités fâcheuses qu’en compagnie d’un certain nombre de « suffragettes » elle dut expier par plusieurs mois de hard labour dans une prison de la capitale. Le délit reproché était le bris de la vitrine d’une boutique de Regent Street. Son intention assurément déréglée était d’obliger le gouvernement anglais à porter remède à l’infériorité de son sexe, et, certes, on peut blâmer le procédé pratique de miss Smyth, sans méconnaître la force décisive du caractère qui devait la conduire à cette démonstration d’une violence regrettable.

Pendant son enfance, Ethel Smyth ne manifesta aucun penchant marqué pour l’étude de la musique. Elle avait reçu de son institutrice les rudiments de l’art musical et un ami de son père, le colonel Ewing, lui donna quelques notions sur la théorie de l’harmonie en lui faisant dont du célèbre traité de Berlioz sur l’instrumentation[8]. Ce ne fut pas avant d’avoir atteint l’âge de douze ans qu’elle éprouva une vocation irrésistible pour la carrière musicale. Son père s’opposa d’abord à réaliser sa passion subite pour la musique ; mais les obstacles qu’elle rencontra ne servirent qu’à affermir sa résolution. Elle réussit enfin à obtenir l’autorisation paternelle, et, en 1877, elle quittait l’Angleterre pour l’Allemagne, fermement décidée à conquérir un nom dans le monde de la musique.

Elle entre d’abord au Conservatoire de Leipzig, en Saxe, mais elle y reste peu de temps. Elle est reçue bientôt après élève et pensionnaire dans la maison d’Heinrich von Herzogenberg[9], compositeur distingué et chef d’orchestre de la Société Bach, de Leipzig.

Dans la société familiale d’Herzogenberg et de sa digne épouse, excellente musicienne, miss Smyth jouit bientôt d’une intimité affectueuse. Les Herzogenberg, amis et fervents admirateurs de Brahms[10], firent connaître le grand compositeur et sa musique à leur jeune amie, qui conçut pour tous deux à la fois cette admiration passionnée qui a exercé une si profonde influence sur son propre style. La correspondance entre Brahms et les Herzogenberg récemment publiée contient d’intéressants renseignement sur miss Smyth. Dans l’été de 1878, elle retourne pour quelque temps dans son pays et nous avons connaissance de ses efforts pour faire partager son enthousiasme pour la musique de Brahms, alors peu connue hors des frontières d’Allemagne, aux habitants d’un village retiré d’Angleterre.

« Notre jeune amie anglaise », écrit Frau von Herzogenberg à J. Brahms, « vient de m’écrire qu’elle a réussi à trouver trois chanteurs, contralto, ténor et basse qui, bien qu’ignorants de la musique, sont maintenant assez formés pour être capables de chanter les parties du Liebeslieder[11] à son entière satisfaction. Elle s’emploie à « inoculer », comme elle le dit, votre musique au voisinage de son séjour et elle a pu organiser déjà un petit concert avec le Liebeslieder, divers chants et l’andante du concerto pour piano-forte[12]. »

Plus tard, dans la même année, miss Smyth revint à Leipzig et nous avons connaissance de ses premiers essais de composition musicale. « Notre jeune amie anglaise », écrit Frau von Herzogenberg, « travaille avec ardeur. Elle écrit de charmante gavottes et sarabandes ».

Son existence musicale à Leipzig, interrompue par plusieurs séjours en Angleterre, dure jusqu’en 1882. En écrivant à Brahms en mai de la même année, Frau von Herzogenberg dit : « Ethel vous envoie ses bons souvenirs. Savez-vous qu’elle va commencer à travailler seule l’hiver prochain à Florence où vous pourrez peut-être la voir ? Elle s’imagine qu’en Italie elle pourra terminer toutes ses fugues sur la dominante sans encourir de reproche. Je suis très curieuse de voir comment elle pourra s’en tirer. Une bonne chose est que là-bas elle n’entendra pas trop parler du maître Brahms ! »

Ainsi apparaissait déjà chez la jeune compositrice la tendance à résister à la pédanterie de l’académicisme allemand. Si instruite et excellente musicienne que fût Frau von Herzogenberg, elle n’était pas effrayée par ces symptômes de révolte. Elle sentait, au contraire, que sa jeune élève avait été assez longtemps tenue en lisière et que le moment était arrivé pour elle de voler de ses propres ailes. Le séjour d’Ethel Smyth à Florence produisit entre autres œuvres un quintette pour cordes que Frau von Herzogenberg relate en novembre 1883.

Cette composition fut exécutée à un concert du Gevandhaus à Leipzig, en 1884. Durant ces dernières années, miss Smyth voyagea beaucoup en Europe, mais la ville de Leipzig était demeurée son centre de séjour. En 1888, elle eut l’avantage de rencontrer le célèbre compositeur russe Tchaïkowsky[13], qui donnait une série de concert à Leipzig et dans d’autres villes de l’Allemagne. La relation faite par ce dernier d’une entrevue imprévue mérite d’être citée en entier.

« Après l’arbre de Noël et pendant que notre société était assise autour de la table pour le thé chez Brodsky[14], un superbe épagneul de race setter fit irruption dans notre salle et se mit à gambader autour de notre hôte et de son petit neveu qui se mit à lui faire fête. « Cette jolie bête annonce que miss Smyth n’est pas loin d’ici, » s’exclama-t-on à la ronde, et, en effet, après quelques minutes d’attente une jeune femme anglaise, grande, peu jolie, mais possédant une figure expressive et intelligente, fit son entrée dans la salle. Je lui fus présenté aussitôt en qualité de confrère en composition musicale. Miss Smyth est une des rares femmes qui peuvent prétendre être mises au rang des artisans sérieux de la musique. C’est à Leipzig, il y a plusieurs années, qu’elle a étudié entièrement l’harmonie et la composition. Elle a déjà composé plusieurs œuvres intéressantes dont la meilleure est une sonate[15] pour violon que j’ai entendu exécuter avec virtuosité par l’auteur elle-même et Brodsky. Son talent donne la promesse d’avenir d’une carrière brillante. — Puisqu’il est admis qu’une anglaise n’est jamais exempte d’originalité ou d’excentricité, miss Smyth possède aussi la sienne. D’abord, le superbe chien, compagnon fidèle de son isolement dans la vie est qui a pour mission d’annoncer invariablement la présence de sa maîtresse. J’ai pu le constater non seulement en cette circonstance, mais aussi d’autres fois où je la rencontrai de nouveau. Puis, une vive passion pour la chasse qui l’oblige à de fréquents séjours en Angleterre. Enfin, une vénération incompréhensible et presque idéale pour le génie musical nuageux de Brahms. À son point de vue, Brahms atteint le faîte suprême de la musique et tout ce qui a existé dans cet art avant lui ne doit être qu’une préparation à la réalité de beauté absolue des créations musicales du maître viennois. »

Ethel Smyth revint définitivement en Angleterre en 1890 et voulut bientôt montrer à ses compatriotes l’avantage que son jeune talent avait retiré des années d’étude passées à l’étranger. En avril 1890, Auguste Manns[16], qui toujours fut sympathique aux jeunes anglais compositeur de musique, fit exécuter sa Sérénade en pour orchestre en quatre parties aux célèbres concerts du Crystal Palace[17] et, en octobre suivant, son ouverture Antony and Cleopatra, Antoine et Cléopâtre qui plus tard fut reprise à l’un des concerts symphoniques de M. Henschel[18]. Ces deux compositions firent une impression profonde sur un auditoire attentif et dès lors on comprit qu’Ethel Smyth était un compositeur de qui il était possible d’attendre de grandes œuvres.

Miss Smyth avait fixé sa demeure près de Woking[19], dans un cottage situé au milieu de landes sauvages qui donnent un caractère si pittoresque à cette partie du comté de Surrey. À proximité de ce séjour se trouve Farnborough-Hill[20], résidence de l’ex-impératrice Eugénie[21] qui, à cause de son veuvage, mène une existence très retirée, mais porte encore un vif intérêt au monde des lettres et des arts. Miss Smyth fut présentée à l’ex-impératrice qui fut séduite à la fois par l’originalité et le talent de sa jeune voisine et voulut porter un grand intérêt à sa carrière artistique. C’est grâce à sa puissante influence et à son amitié que l’exécution de la Messe solennelle[22] composée par Ethel Smyth eut lieu à Albert Hall[23], à Londres, en janvier 1893. Cette Messe en chantée avec un grand éclat fut une cérémonie musicale imposante. L’ex-impératrice avec sa bienveillance gracieuse avait su attirer l’attention de la reine Victoria sur sa jeune et talentueuse amie et obtenu que l’exécution de l’œuvre serait placée sous le patronage royal. Les chœurs et l’orchestre comptaient un millier d’exécutants et les solistes avaient été choisis parmi les plus célèbres chanteurs de l’Angleterre. L’auditoire réunit une assemblée considérable et l’ex-impératrice Eugénie, qui fréquentait rarement les spectacles publics, voulut sortir de sa réserve ordinaire pour assister dans une loge privée à la solennité.

La Messe obtint un concert unanime d’éloges. Mais, telle était à cette époque l’attitude générale et caractéristique de l’opinion envers les œuvres de la femme que plusieurs critiques, discutant le talent de miss Smyth, crurent devoir la blâmer de rompre en visière par sa superbe largeur d’inspiration avec l’ombrageuse hégémonie masculine. Il lui était conseillé d’une façon amicale de restreindre son génie naissant aux limites ordinaires réservées à son sexe. D’autres, en revanche, d’un esprit plus libre envers la convention régnante, complimentaient la jeune musicienne pour la force virile développée dans son œuvre de facture magistrale et saluaient en miss Smyth non seulement le premier compositeur femme du monde entier, mais un compétiteur redoutable pour les musiciens mâles trop exclusifs de son pays natal.

Sa Messe est, il faut le dire en toute sincérité, une œuvre remarquable. Par son style large et ses élans sublimes elle rappelle la Messe solennelle[24] de Beethoven qui, de toute évidence, est le modèle que miss Smyth s’était imposé. À certains passages, il est vrai, pour suivre le maître on devine que le disciple a dû donner toute sa flamme ; mais, dans l’ensemble, l’apparence de l’effort est rarement appréciable. Plusieurs morceaux d’une importance secondaire ont une mélodie agréable et une émotion expressive, notamment le Benedictus pour voix de femmes, suggestion du style de Gounod peut-être due à l’heureuse influence de sa puissante protectrice.

Miss Smyth devait bientôt tourner son attention vers l’opéra et la suite de sa carrière en très grande part est dès lors vouée à la composition d’ouvrages dramatiques. Son premier opéra Fantasio est une adaptation libre en deux actes de la comédie d’Alfred de Musset[25], et dont elle a écrit elle-même le livret en allemand. Représenté à Weimar, en 1898, il fut repris à Carlsruhe sous la direction du célèbre Félix Mottl[26], en 1901.

De Fantasio je ne connais rien que par la lecture. L’œuvre n’a pas été représentée en Angleterre et il est difficile de retenir une impression définie de la partition exécutée au piano. Cependant, il m’a paru que le livret n’est pas très habilement charpenté et que la musique manque de la souplesse qu’on est en droit d’attendre d’un pareil sujet. Miss Smyth, du reste, a l’esprit trop sérieux pour avoir éprouvé une vive sympathie pour l’œuvre du poète français.

Fantasio fut suivi d’un opéra en un acte The Forest, la Forêt, dont le livret, écrit aussi en allemand, est dû à la collaboration de miss Smyth avec Henry Brewster, poète ami actuellement défunt. La Forêt représentée pour la première fois à Berlin, Der Wald, en 1901, sous la direction du célèbre chef d’orchestre Muck[27], puis dans d’autres villes de l’Allemagne, a été donnée aussi au théâtre de Covent Garden, à Londres, le 18 juillet 1902, et au Metropolitan Opera House, à New-York, en 1903.

Le sujet de la Forêt, qui se passe au moyen-âge, est touffu et dramatique. Un jeune bûcheron Heinrich aime Röschen (Rosette), fille de Peter, garde de la forêt. La veille de leur hymen, le jeune fiancé a la malchance d’attirer l’attention luxurieuse d’Iolanthe, courtisane de Rudolf, landgrave et seigneur suzerain du pays. Heinrich repousse avec indignation les avances de cette femme qui, par ressentiment et pour le punir de sa résistance, ordonne à ses serviteurs de le poignarder. Telle est dans sa simplicité l’esquisse du drame. Mais, la réelle valeur de l’œuvre réside dans le cadre si poétique et imaginatif, de dimension grandiose, dans lequel se déroule une action rapide. Derrière la misérable passion humaine apparaît la solitude imposante de la forêt, la pure nature dans le sein de laquelle toute créature terrestre égrène la brièveté de son existence avant de tomber dans l’éternel oubli. La Forêt est elle-même le protagoniste du drame lyrique chanté par miss Smyth, comme la cathédrale est l’acteur héroïque de Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo[28], ou, pour prendre un exemple dans notre littérature nationale, comme la Tamise est l’âme du roman de Charles Dickens[29] Our mutual friend, l’Ami commun.

L’amour humain qui repose au fond de l’action semble être absorbé par l’étreinte puissante de la forêt demeurée vierge, et la cause déterminante de ce drame sanglant en face de la nature verte est apprêtée par la scène du prologue. Du réduit sombre et profond d’un bois sacré, au cœur de la grande solitude, séjour de faunes et de satyres, de dryades et de nymphes, se font entendre des accents mystérieux dans la demi-clarté crépusculaire qui précède un jour riant. Chaque scène de l’opéra se ressent de cette influence étrange et surnaturelle jusqu’à ce que, enfin, les voix répandues entonnent dans la nuit d’une tristesse calme un chant élégiaque et funèbre pour les amants infortunés réunis par la mort.

L’œuvre lyrique de miss Smyth possède l’unité de sentiment. La voix puissante de la forêt donne sa tonalité à la partition entière. Mais le compositeur est-il parvenu à décrire musicalement la conception de la superbe idéalité sur laquelle repose le livret ? Je ne puis le reconnaître, pour ma part, sans l’élever au rang de Richard Wagner, le seul musicien de notre temps qui a réussi à traiter une idée poétique de ce genre. Je me bornerai à dire que la musique de miss Smyth a un caractère particulier de romantisme qui la fait classer parmi les compositeurs jouissant d’une forte personnalité. Cette qualité une fois reconnue, la note qui domine dans La Forêt est une vigueur dramatique intense. Malgré une excusable inexpérience, miss Smyth a prouvé qu’elle possédait l’instinct naturel du théâtre. Sa musique répand sur l’action qu’elle soutient une délicieuse clarté d’expression qui, d’ordinaire, ne s’acquiert entière que par une longue pratique. Le mystère symbolique de la forêt séculaire est traduit avec un art extrême dans la scène du prologue et, si le chœur des sylvains fait penser à J. Brahms, le souvenir du maître aimé n’est pas ce qui donne à ce morceau sa moindre valeur. Lorsque les Esprits de la forêt font place aux êtres humains, on sent que la musique revêt un caractère plus positif. Le chœur des paysans plein de verdeur et de brio, les chants du forestier Peter et du nomade sont en leur genre admirables. Le cor d’Iolanthe résonnant dans le lointain, qui voile comme d’une ombre sinistre la gaîté des villageois réunis, produit un effet musical d’une intensité remarquable. Puis vient la scène lyrique la plus exquise de l’œuvre, le duo d’amour entre Heinrich et Röschen, inspiration d’une superbe beauté qui, par une gradation d’une largeur et d’une dignité pleines de noblesse, s’élève à l’invocation de la Forêt[30] :

Ô Forêt sacrée, entends nos voix.
Du mal près de nous sauve ton sang.
Veille sur nous confiants,
Abrités sous ta voûte.
Ô mère, ta verte nature
Inspire un grand amour,
Un éternel et tendre amour !
Compagne de notre enfance et de nos jeux,
Nous implorons ton égide tutélaire
Que ton charme aide à guider nos cœurs !
Ombrage chéri et sûr.
Du péril caché garde-nous.
Forêt, protège tes enfants !

Cette musique possède une force irrésistible d’émotion, et la seule critique qui puisse être faite est que ces amants ont peut-être un accent trop héroïque pour leur rusticité. L’entrée d’Iolanthe ingénieusement amenée précède le duo de la séduction d’Heinrich, qui est un morceau d’une couleur remarquable. La scène qui suit entre Iolanthe et le jaloux Rudolf est le point faible de l’opéra et pouvait être supprimée sans dommage[31]. Le landgrave est un personnage qui n’ajoute rien à l’intérêt du drame. Après que Heinrich a repoussé les avances d’Iolanthe, l’action est au sommet de sa gradation émouvante et ne peut plus s’attarder à des détails superflus. La scène finale en forme d’épilogue a permis à miss Smyth de déployer des qualités supérieures. La musique au contour enveloppant supplée à une situation où la mort domine, et l’œuvre se termine par une évocation, dans le décor crépusculaire et de sombre verdure du prologue, rendue sublime par l’hymne mystique des Esprits de la forêt.

Cette analyse rapide suffira, je l’espère, à convaincre le lecteur des très remarquables qualités de l’opéra de miss Smyth. La sève dramatique du livret et la mâle vigueur de la musique ont été un sujet de surprise pour ceux qui ne voulaient attendre d’un compositeur femme qu’un badinage lyrique sans conséquence et plein de mièvre sentimentalité. Dans la Forêt, miss Smyth s’est élevée beaucoup au-dessus de cette crainte de faiblesse ou d’imperfection de son sexe. Elle a réussi à prouver qu’en musique la femme est capable de rivaliser avec le sexe mâle, même dans l’une des formes les plus sublimes et les plus exigeantes de correction de cet art.

Son opéra The Wreckers, les Naufrageurs, de l’avis de nombreux critiques, a toutefois une valeur d’inspiration plus grande. La collaboration de miss Smyth avec son ami Henry Brewster devait produire une nouvelle œuvre pleine d’attrait pittoresque. L’action se passe au dix-huitième siècle sur les côtes rocailleuses de la Cornouaille, contrée aride et sauvage dont les habitants conservèrent longtemps la barbarie primitive. Nous sommes au temps où leur conversion au méthodisme par John Wesley[32] et de date récente et où la plupart vivent encore des rapines de mer, regardant le navire qui se perd sur leur côte hérissée de rochers comme abandonné par la providence bienveillante.

Seule au milieu de la horde sauvage de ces pillards de mer, Thirza, la jeune épouse du pasteur Pascoe, a eu le courage d’élever la voix contre l’horrible inhumanité des fidèles clients de son époux. La cruauté et l’hypocrisie qui l’entourent ont éteint peu à peu son affection conjugale et elle recherche une aimable consolation dans le jeune pêcheur Mark. Mais ce dernier est aimé en secret par Avis, jeune fille du village dont la jalousie est éveillée dès qu’elle soupçonne ces relations sacrilèges. Les deux amants veulent avertir par un signal de feu les navires convoités en perdition. Avis, qui a connaissance de ce plan, les dénonce aux habitants de la côte. La trahison de Thyrza et de Mark est découverte et tous deux sont condamnés par la terrible loi du lynch en usage dans le pays de Cornouailles à être emmurés vivants dans l’excavation d’un rocher que le flux de la mer soit submerger.

Ainsi que pour La Forêt l’intérêt dramatique des Naufrageurs réside moins dans le drame lui-même que dans le cadre qui l’entoure et lui donne un si puissant relief. Miss Smyth a fait un tableau étrangement saisissant de cette côte sauvage de la Cornouailles sans cesse battue par la tempête et telle qu’elle était autrefois, complice inconsciente de la barbarie humaine. Le pivot moral de l’opéra est le prêche qui réunit dans une soumission déférente les pillards méthodistes, curieux mélange de piété vive et de froide férocité qui donne une si particulière saveur à la psychologie du drame. Les personnages — sauf la figure sèche de la vindicative Avis — sont dessinés d’une manière un peu hésitante et incertaine ; mais, le milieu dans lequel tous se meuvent est peint sous une ligne magistrale. La voix mugissante de l’océan semble être le thème grave de la partition de miss Smyth et le vent qui déchaîne la tempête se retrouve dans le souffle puissant qui anime chaque scène de l’opéra.

Admirable aussi est l’art avec lequel les sombres passions de cette sanguinaire population de pêcheurs de la Cornouailles sont traduites par la musique. Leurs instantes prières pour obtenir une mer en courroux, leurs sentiments à l’égard des victimes dont le sacrifice peut rendre favorable la divinité adorée, la fureur soulevée par la trahison de Mark et de Thyrza sont décrits avec une animation et une vigueur hors de pair. Le dessin du caractère des personnages, comme je l’ai dit, est d’un trait moins fouillé. L’homélie incessante du pasteur gardien de la foi fatigue l’auditeur. Malgré sa jeunesse Thyrza n’inspire pas la sympathie et son amant Mark a plutôt une figure indécise. Mais le duo du second acte et surtout la scène du signal de feu placé sur la côte produisent un très grand effet par la gradation d’une rare puissance. Miss Smyth n’avait rien écrit jusque-là qui puisse être comparé à cette page pleine d’exaltation sublime et d’émotion concentrée.

L’opéra en son entier dénonce un effort étendu pour faire jaillir le sentiment et d’un bout à l’autre les nerfs sont soumis à une tension excessive. Cette manière pourrait trahir sa féminine origine aussi sûrement que dévoiler la faiblesse de facture qu’on a coutume d’associer à l’œuvre de la femme, si on ne reconnaissait bientôt que le compositeur des Naufrageurs est singulièrement exempt de ce reproche. La virtuosité du musicien est d’une exquise réalité. Son originalité au charme évident et sa vigueur émotionnelle s’accordent pour faire de son opéra une des œuvres les plus vivantes de notre temps.

Les Naufrageurs ont été écrits originairement en langue française dans laquelle Henry Brewster était réputé maître. Le livret a été traduit en allemand par miss Smyth et son opéra représenté sous le titre de Strandrecht, la Loi de la côte, à Leipzig en 1906. Il a été mis à la scène en anglais à Londres sous la direction de M. Thomas Beecham[33] à His Majesty’s Theatre, (Haymarket), en juin 1909, et au théâtre de Covent Garden, en 1910. Sa représentation aura lieu prochainement à Vienne.

Après les Naufrageurs, miss Smyth publia des compositions d’une importance moindre et dont la meilleure est une ballade chorale : Hey nonny no, refrain sans aucun sens précis sur un poème anonyme Élisabéthin[34]. Le compositeur a pris pour épigraphe de son œuvre les deux vers

Sied-t-il bien de danser et chanter
Lorsque les cloches de la Mort résonnent ?

et en a fait le thème d’une Danse macabre en forme de chœur écrite avec un ingéniosité remarquable et qui suggère l’idée grotesque et terrible que l’on avait de la mort au moyen-âge. Miss Smyth a composé aussi dans ces derniers temps une série chorale sur le sujet de l’émancipation de la femme. La Marche des femmes qui est devenue la Marseillaise adoptée par le parti du suffrage de la femme en Angleterre est chantée avec enthousiasme dans tous meetings des suffragettes du Royaume-Uni.

En juin 1910, l’Université de Durham[35] a conféré à miss Smyth le grade de docteur en musique, ce qui prouve que, même dans son pays natal, son talent musical est apprécié à sa réelle valeur. En Allemagne, elle jouit aussi d’une réputation artistique justement méritée.

Je remercie sincèrement la Revue du Temps Présent de l’accueil bienveillant fait à cet article, et je suis heureux de pouvoir ainsi faire connaître une artiste de haute valeur à ses confrères musiciens français. Je suis convaincu que les compatriotes de madame Augusta Holmès porteront un sympathique intérêt à la carrière de cette autre femme compositeur à qui son talent et sa force de volonté ont permis de franchir avec éclat la limite réservée à son sexe.


  1. Caccini (Francesca). Chanteuse italienne, compositeur et poète. Née à Florence en 1581. Auteur de La Liberazione di Ruggiero (1625) et de Rinaldo Innamorato, opéras ; de chants à une ou plusieurs voix (1618) ; de poèmes en langue latine et toscane. La date de sa mort est inconnue.
  2. Caccini (Giulio) (1546-1615). Auteur de recueil de canzoni, de madrigaux à voix seule et de monodies ou chants à l’unisson appelé Nuove Musiche. Il se faisait nommer Giulio Romano et on le considère comme un des plus anciens promoteurs des principes dramatiques de Richard Wagner.
  3. Holmès (Augusta). Née à Versailles, en 1850, de parents irlandais ; morte à Paris, en 1903. Élève de Saint-Saëns et de César Franck. Auteur de Héro et Léandre, Astarté, Lancelot du Lac, La Montagne Noire, opéras ; les Argonautes, Andante pastoral, suite d’orchestres ; Andromède, poème symphonique ; la Vision de la Reine, cantate, etc.
  4. Bronsart (Ingeborg von) née Stark. Née à Saint-Pétersbourg, 24 août 1840, de parents suédois. Élève de Martinoff, Decker, Henselt et Liszt. Auteur de Jery und Bately, Koenig Hierne, opéras ; Concerto pour piano avec orchestre ; Série de chants, etc.
  5. Beach (Amy Marcy) née Cheney. Née à Henniker (New Hampshire), le 5 septembre 1867. Messe en mi bémol (1892), Rose of Avontown et Minstrel and the King, cantates ; Sonate pour violon (op. 34), etc.
  6. Voir Dictionnaire biographique des Femmes Compositeurs de musique, Women Composers, par Otto Ebel. Chandler, éditeur. Brooklyn (N. Y.). Traduit en français par Louis Pennequin. Paul Rosier, éditeur à Paris. 1 vol. in-16.
  7. Citation d’une épitaphe latine.
  8. Berlioz (Hector). Compositeur de musique français (1803-1869). Auteur du célèbre Traité d’instrumentation et d’orchestration modernes (1844).
  9. Herzogenberg (Heinrich von). Compositeur de musique autrichien. Né à Gratz, en Styrie en 1843, mort à Wisbaden en 1900.
  10. Brahms (Johannes), compositeur de musique et pianiste allemand (1833-1897). Adversaire des principes musicaux et dramatiques de Richard Wagner.
  11. Liebeslieder. Chanson d’amour, Op. 52 (1870).
  12. Concerto pour pianoforte. No1, en ré mineur. Op. 15 (1859).
  13. Tchaïkowsky (Peter Iliitch). Compositeur de musique russe (1840-1893).
  14. Brodsky (Adolphe). Violoniste russe. Né à Taganrog, en Russie, en 1851.
  15. Sonate en la mineur, op. 7.
  16. Manns (Auguste). Chef d’orchestre prussien (1825-1907). Né à Stolzenberg, près de Stettin.
  17. Crystal Palace, Palais de Cristal, situé à Sydenham sur les hauteurs de Penge. Construit en 1852 avec les matériaux du Palais de l’Exposition universelle d’Hyde Park, à Londres.
  18. Henschel (Georges). Compositeur de musique et chanteur allemand. Né à Breslau, Silésie, le 18 février 1850.
  19. Woking, ville du comté de Surrey, à 39 kilomètres de Londres dont il est une des nécropoles principales.
  20. Farnborough-Hill, village du comté de Surrey, à 52 kilomètres de Londres.
  21. Eugénie de Montijo, comtesse de Téba, veuve de l’empereur Napoléon iii (1873). Née de parents espagnols.
  22. La Messe solennelle était seulement signée des initiales E. M. de son auteur.
  23. Albert Hall, salle de concert près de Hyde Park, à Londres.
  24. Messe solennelle en . Op. 123 (1822).
  25. Musset (Alfred de), poète français (1810-1857). Fantasio (1866).
  26. Mottl (Félix). Chef d’orchestre autrichien. Né à Unter Saint-Veit, près Vienne (1856-1911).
  27. Muck (Karl). Chef d’orchestre allemand. Né à Darmstadt (Grand-Duché de Hesse-Darmstadt), en 1859.
  28. Victor Hugo, poète français (1802-1885). Notre-Dame de Paris (1831).
  29. Dickens (Charles), romancier anglais (1812-1870). Our Mutual Friend (1863).
  30. Scène iv.
  31. Scène vi.
  32. Wesley (John). (1703-1791). Né à Epworth, comté de Lincoln ; mort à Londres. Célèbre réformateur protestant anglais. Fondateur de la secte évangélique nombreuse en Angleterre appelée Société des Méthodistes, qui commença en Écosse en 1720. Cette secte a pour doctrine pratique de s’abstenir de toute règle morale, methodus vitæ, et de s’abandonner à l’inspiration du moment.
  33. Beecham (Thomas). Chef d’orchestre anglais. Né en 1878.
  34. Élisabéthin. Poème produit au temps de la reine Élisabeth, fille de Henri viii d’Angleterre et d’Anne de Boleyn (1533-1603).
  35. Durham. Ville chef-lieu du comté de Durham, sur la rivière Tees.