Musiciens et philosophes/VI

La bibliothèque libre.
Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 123-140).

VI

LA CONTAGION D’ART



À côté de critiques puérile, le livre du comte Tolstoï en renferme d’autres où, d’un puissant coup d’aile, le penseur s’élève soudain dans les hautes régions de l’esthétique, et d’un regard pénétrant nous ouvre, sur l’essence de l’art, des vues intéressantes et originales.

Aucun philosophe avant lui n’avait, par exemple, analysé d’un façon aussi plastique ce qu’il appelle d’un mot heureux la contagion artistique.

« Si un homme, dit-il, sans aucun effort de sa part, reçoit en présence de l’œuvre d’un autre homme une émotion qui l’unit à cet autre homme et à d’autres encore recevant en même temps que lui la même impression, c’est que l’œuvre en présence de laquelle il se trouve est une œuvre d’art. La particularité de cette impression, c’est que l’homme qui la reçoit se trouve pour ainsi dire confondu avec l’artiste. Il lui semble que les sentiments qui lui sont transmis ne lui viennent pas d’une autre personne, mais de lui-même, et que tout ce que l’artiste exprime, lui-même depuis longtemps rêvait de l’exprimer. C’est dans cette suppression de toute séparation entre les hommes, dans cette union du public avec l’artiste que consiste la vertu principale de l’art. »

Voilà qui est excellent, et qui définit avec simplicité et clarté, d’une façon populaire, le phénomène artistique ailleurs expliqué au moyen de formules abstraites inaccessibles à la généralité : suggestion, ésotérisme, objectivation et suppression du Moi, et Dieu sait quels autres termes obscurs dont se servent nos ordinaire « abstracteurs de quintessence ».

Au fond, c’est, sous une autre forme, l’idée même de Schopenhauer lorsqu’en son langage extrêmement métaphysique, il nous montre dans l’Art l’objectivation de la Volonté, c’est-à-dire l’Idée générale de la substance se résumant, se formulant d’une façon sensible dans une création concrète. « L’artiste, disait le philosophe de Francfort, est lui-même l’essence de la nature, de la Volonté s’objectivant… L’artiste complète la nature en s’ajoutant à elle ; il l’entend à demi-mot ; il exprime clairement ce qu’elle ne fait que bégayer ; il lui crie : Voilà ce que tu voulais dire ! »

Substituez à l’idée abstraite de Nature notre individualité concrète, vous aurez exactement l’analogue de la « contagion artistique » de Tolstoï. « Voilà ce que nous sentions sans en avoir la conscience bien claire, » disons-nous à l’artiste dont l’œuvre nous émeut ; « tu nous révèles ce que nous ne percevions que d’une façon vague, tu nous fais voir dans le miroir de ton âme ce que nous n’avions vu qu’indistinctement, tu nous expliques à nous-mêmes le sens de nos pensées et de nos sentiments ». Nous parlons à l’artiste comme Schopenhauer à la Nature.

Ainsi que le dit encore le philosophe allemand : « Voir le général dans le particulier, telle est la fonction du génie ; tandis que l’homme normal ne voit dans chaque chose isolée que cette chose même, – car c’est comme objet particulier qu’elle appartient à la réalité qui seule l’intéresse, – le génie, lui, grâce à un développement anomal de l’intellect, a la faculté de saisir l’Être dans sa totalité ; il est un miroir parfaitement pur du monde ; il est le monde concentré comme représentation dans une conscience. »

Tolstoï ne s’explique pas sur l’origine et l’essence de la contagion artistique ; l’explication, on la trouvera dans les lignes de Schopenhauer que je viens de citer. Chacun de nous reconnaît dans l’œuvre d’art une partie de soi-même, il y rencontre une manifestation de sa propre substance, et c’est pourquoi nous éprouvons cette impression si particulière et si curieuse d’union, d’identité avec l’artiste ; c’est pour cela que les distances semblent effacées entre lui et nous, que nous perdons la notion de l’espace, du temps et même le sentiment de notre individualité, celle-ci étant momentanément confondue dans la perception de l’Être.

C’est dans ce sens que Wagner a pu voir dans l’Art un élément libérateur, c’est-à-dire un élément susceptible d’arracher passagèrement l’homme à la Réalité, de l’élever par delà les sensations purement physiques de la vie matérielle à la contemplation de la vie idéale, au sentiment de la généralité, à la vision du monde absolu, intégral dont il n’est lui-même qu’une manifestation passagère. Pour Wagner, la vie, le monde, l’univers, tout ce qui respire et ce qui vit est l’activité d’une même Substance, partout identique en dépit de l’infinie variété de ses manifestations. (Cette substance identique, c’est l’Idée de Platon, la Volonté de Schopenhauer.) Or, la merveille de l’art est précisément de nous faire sentir notre union substantielle avec l’univers ; il nous révèle sans que nous nous en rendions compte, l’unité de l’Être, l’identité de la substance vitale. L’art nous libère, nous délivre, en ce sens qu’il nous réintègre par le sentiment dans cette unité dont nous sépare, dans la vie normale, notre individualité propre, notre organisme distinct d’être concret. Nous sortons de la prison du Moi pour nous mouvoir dans les libres espaces du sentiment universel. Le langage populaire traduit d’une façon saisissante cet état d’exaltation ; de celui qui le subit, il dit naïvement : Il est parti. Et cette image est d’une justesse absolue. Il semble que nous soyons transportés dans un autre monde.

Sur ce point, l’Art se rencontre avec la Religion, quoique leurs voies et leur but soient différents. La contemplation extatique aboutit à la suppression du Moi, à l’absorption en Dieu, c’est-à-dire dans le principe d’unité, dans la substance absolue, tout comme la jouissance esthétique. Nous retrouvons encore la même tendance dans la plus essentielle manifestation vitale : l’amour ; car le rêve des amoureux, tel qu’il se traduit dans leurs gestes et leurs aveux, est de s’appartenir si complètement qu’ils ne soient plus distincts l’un de l’autre, qu’ils ne soient plus qu’un cœur, qu’une âme, qu’un même esprit. Partout, même affirmation du principe d’unité substantielle.

Interrogeons-nous : n’est-ce point un sentiment analogue que nous éprouvons en face d’une grande œuvre d’art ? n’est-ce pas l’effacement, l’abandon de notre personnalité, le don absolu de soi qui nous plonge dans le ravissement, qui nous semble une délivrance ? J’en appelle à tous ceux qui sont allés à Bayreuth.

À l’audition des drames de Wagner dans cet admirable cadre, nous ne sommes plus nous-mêmes ; il semble pendant quelques heures que tous les liens soient rompus entre nous et les réalités de l’existence, que nous vivions, en dehors du temps et de l’espace, d’une vie autre, dans une atmosphère plus légère ; nous n’avons plus de corps ; nous sommes de purs esprits ; c’est le ravissement absolu de l’intuition.

C’est là le triomphe de l’Art ; quand il a produit ce résultat, il a atteint le suprême degré de la jouissance esthétique, et c’est pour nous l’avoir fait éprouver souvent, et avec une intensité singulière, que Wagner est si grand et qu’il prend place au premier rang parmi ceux que l’humanité doit honorer comme ses bienfaiteurs.

Je puis d’autant moins pardonner à Tolstoï de l’avoir méconnu, que s’il est, dans ce siècle, un artiste dont l’œuvre possède la contagion artistique, c’est bien Wagner ! Son œuvre réunit précisément en elles les trois conditions dont dépend, selon le philosophe russe, le degré de contagion de l’Art, à savoir : 1o la nouveauté des sentiments exprimés ; 2o la clarté dans l’expression de ces sentiments ; 3o la sincérité de l’artiste, c’est-à-dire l’intensité plus ou moins grande avec laquelle il éprouve lui-même les sentiments qu’il veut communiquer aux autres hommes. Ces trois conditions, Tolstoï le reconnaît, se réduisent en réalité à la dernière, c’est-à-dire à la sincérité, car c’est elle qui est la source de l’originalité des impressions et de la clarté d’expression. S’il en est ainsi, quelle œuvre, je le demande, pourra-t-on encore considérer comme étant de l’art dans le sens élevé du mot, si l’on exclut Wagner et même, aberration inconcevable, la majeure partie de Beethoven ?

Comment Tolstoï en arrive à prononcer cette exclusion, – qu’il étend d’ailleurs d’un trait de plume inconscient à Brahms, à Richard Strauss, à Liszt, à bien d’autres grands artistes modernes, – cela ne peut s’expliquer que par l’incohérence même de ses théories esthétiques, qui ne reposent que sur des observations ou superficielles, ou contradictoires.

Ainsi, il ne sait comment s’y prendre pour faire entrer son intéressante idée de la « contagion artistique » dans le système d’art social en vue duquel il a écrit son livre.

Tout d’abord, il commet l’imprudence de faire de la contagion artistique le critérium absolu de la valeur artistique d’une œuvre : « C’est, dit-il, le signe certain par lequel on peut distinguer l’art véritable de sa contrefaçon. » Ce principe est faux. Certes, la contagion est un élément important d’appréciation, mais il s’en faut, et de beaucoup, qu’on la puisse ériger en élément essentiel, en critère absolu.

L’émotion unissant momentanément un grand nombre d’hommes dans un même sentiment peut être obtenue par des moyens très divers, dont quelques-uns sont tout à fait en dehors de l’art ou n’ont avec lui qu’une relation lointaine. C’est ainsi qu’un chant patriotique, par exemple, peut produire la contagion, au plus haut degré, sans posséder au point de vue esthétique une valeur intrinsèque supérieure.

Même en formulant la proposition négativement, l’idée de Tolstoï reste fausse. « Une œuvre, dit-il, peut être belle, poétique, riche d’effets, intéressante, mais elle n’est pas une œuvre d’art, si elle n’éveille pas en nous cette émotion toute particulière : la joie de nous sentir en communion d’art avec l’auteur et avec les autres hommes. »

Cela n’est pas exact, car la puissance spirituelle d’une œuvre peut ne pas se manifester en toute occasion, ne pas produire son effet immédiatement, demeurer même, pendant un temps assez long, inefficace à l’égard d’une génération entière, et même de plusieurs générations. Si c’est à leur puissance de contagion qu’il faut uniquement juger les productions de l’Art, où irons-nous ? Il faudrait conclure de l’insuccès momentané d’une œuvre à son infériorité esthétique, car le succès est, dans un sens extérieur, l’équivalent de la contagion de Tolstoï ; or, qui ne sait que le succès peut être entravé par des circonstances très diverses, de même qu’inversement, la « contagion » peut se produire, ainsi que je viens de le dire, pour des motifs absolument étrangers à la valeur propre de l’œuvre ?

L’auteur de Qu’est-ce que l’Art ? est lui-même un exemple frappant de ce phénomène fréquent, disons même constant dans l’histoire de l’art. En face d’œuvres qui ont puissamment ému des foules où toutes les classes sociales étaient représentées, qui ont troublé au même degré des esprits simples et des esprits raffinés, qui ont exercé d’irrésistible manière leur contagion sur les âmes les plus compliquées et sur les cœurs les plus naïfs, qui ont même fait plus, qui ont réveillé dans la conscience de notre société blasée et désemparée la notion d’un haut idéal esthétique et moral, il est resté, lui, complètement insensible !

La puissance de contagion ne pouvant se reconnaître qu’à ses effets, elle est donc un détestable critère, car l’incompréhension individuelle ou générale ne prouve rien contre l’art ; elle ne prouve que l’insuffisance de l’individu ou du groupe d’individus en cause. La compréhension de tout art demande des facultés normales et une culture spéciale. Il n’y a pas que des aveugles et des sourds physiquement frappés d’incapacité ; il y a aussi des sourds et des aveugles au point de vue intellectuel et esthétique. Tel individu, intelligent d’ailleurs et capable d’apprécier une œuvre littéraire ou poétique, est dépourvu complètement de toute sensibilité par rapport à l’art musical ou à la peinture : ses facultés sont limitées, voilà tout, et le cas est assez fréquent.

Dans les développements qu’il donne à son idée de la contagion artistique, Tolstoï aurait dû insister sur ces points, afin de bien déterminer la portée et l’étendue du phénomène qu’il analyse. Il n’en fait rien, de même, du reste, qu’en tout ce travail il ne pousse jamais à fond, se contentant de développer superficiellement quelques observations plus ou moins justes. C’est ainsi qu’il conclut que « tout homme dont le goût n’a pas été perverti ou atrophié » doit nécessairement éprouver l’impression artistique, la contagion. Encore une fois, c’est là une exagération de polémiste. Parce que Tolstoï n’a subi la contagion ni de la Neuvième Symphonie de Beethoven, ni de l’œuvre de Wagner, nous n’irons pas jusqu’à conclure qu’il a le goût atrophié ou perverti. Nous préférons admettre – ce qui est plus honorable, quoique très fâcheux, – qu’il n’a pas le sens de la musique ; et il nous restera à regretter qu’il n’ait pas compris qu’il aurait mieux fait de se taire que de parler d’œuvres d’art qu’il ne connaissait qu’approximativement et d’artistes tels que Beethoven et Wagner, sur les idées, sur les tendances, sur les aspirations, sur la vie desquels il n’était certainement renseigné que par à peu près.

Son idée de la « contagion artistique » doit s’entendre, au fond, comme une qualité intrinsèque, comme une puissance interne de l’Art. Cette puissance, l’œuvre de Bach, par exemple, la possède au plus haut degré ; il est sans importance aucune que, pendant près de deux siècles, cette œuvre ait été incomprise et à peu près ignorée, non seulement de la masse, mais même des musiciens. Si sa contagion est seulement aujourd’hui aussi générale, aussi irrésistible, c’est qu’aujourd’hui seulement nous sommes en mesure de transmettre cette œuvre au public dans de bonnes conditions d’exécution.

Ces bonnes conditions d’exécution sont indispensables pour toutes les productions artistiques dont la transmission ne peut se faire que par le concours d’agents intermédiaires. Tel est très spécialement le cas des productions de l’art musical et aussi de celles de l’art dramatique. La contagion peut même être double ; elle peut émaner directement de l’œuvre même, ou bien encore de l’art particulier de l’interprète. Celui-ci peut, par exemple, élever passagèrement au rang d’œuvre d’art une création d’ordre secondaire, ou, inversement, ravaler à un rang inférieur une œuvre d’ordre supérieur. La contagion n’est complète et absolue que lorsque les facteurs en jeu sont d’égale valeur. Une création du génie transmise par un interprète de génie, c’est l’une des jouissances esthétiques les plus complètes que nous puissions goûter.

Tout cela est d’ailleurs en contradiction absolue avec la thèse socialiste de Tolstoï ; il ne sait comment l’accorder avec celle-ci. S’il admet que la contagion sert à mesurer le degré d’excellence de l’Art en tant qu’art, il ne consent pas cependant à sacrifier ce qu’il appelle le contenu de l’Art, c’est-à-dire la question de savoir « si l’œuvre exprime de bons ou de mauvais sentiments ». Voilà donc un nouveau critère qui s’ajoute au premier. Ce critère était donc insuffisant ?

La vérité, la voici :

La théorie de la contagion, absolument vraie en soi, aboutit nécessairement à la théorie de l’Art pour l’Art, c’est-à-dire à reconnaître que l’Art est son propre but à lui-même, indépendamment de toute considération de valeur morale ou d’utilité sociale. Or, Tolstoï avait cherché à détruire cette vérité, parce qu’elle était en contradiction absolue avec l’idée qu’il a du but humanitaire, mi-social, mi-religieux, de l’Art. Voilà pourquoi il a dû ajouter un second critère à la contagion, décidément insuffisante. Par là, il nous ramène à sa thèse sur la concordance nécessaire de l’Art et de la Religion et sur la fonction sociale de l’Art.

Mauvais, l’art qui ne tend pas à prêcher la fraternité des hommes ! Mauvais, l’art qui ne s’inspire pas de la conception religieuse de son époque ! « On ne considérera comme art, dans l’avenir, dit-il, que celui qui exprimera des sentiments poussant les hommes à l’union fraternelle, ou encore des sentiments assez universels pour pouvoir être éprouvés par l’ensemble des hommes. »

Telle est la conclusion de tout le livre ; c’est uniquement pour en arriver là que Tolstoï l’a écrit. Malheureusement, cette conclusion n’a aucun sens ; car, s’il n’exprime que des sentiments universels, l’art qu’on nous fait entrevoir sera tout pareil à celui du passé, j’entends l’art véritable, le grand art ; il ne nous révélera rien de nouveau ; et s’il se propose plus spécialement d’exprimer des sentiments d’union fraternelle entre les hommes, ce sera un art à thèses, un art à tendances, un art volontaire et intellectuel, non de sentiment et de sincérité, un art sectaire et prêcheur, le pire qui soit !

Tolstoï n’est pas le seul, je le sais, à rêver d’un art social ou plutôt socialiste. De divers côtés, en ces derniers temps, des politiciens et des avocats ont évoqué, à grand renfort de phrases creuses, un art qui serait immédiatement accessible au peuple, un art fait pour le peuple, comme s’il existait un art de classes ! Le livre de Tolstoï formule en quelque sorte l’esthétique de cette nouvelle école.

Nous ne méconnaîtrons pas la noblesse de ses tendances et la pureté de ses intentions ; mais tout cela résulte d’un point de départ faux. Qu’est-ce que l’Art ? est là pour nous prouver que, dans cette voie, on ne peut aboutir qu’à une esthétique erronée et qui ne saurait être que fatale à l’Art. Le respect dû à la sincérité du célèbre écrivain russe ne doit pas nous aveugler sur l’insuffisance de sa thèse et sur l’incohérence de ses idées.

Il a voulu nous convaincre que l’Art devait être désormais socialiste ; son étude aura eu ceci de bon qu’elle aura démontré l’impossibilité de cet art ; et elle confirmera dans leur conviction ceux qui pensent que l’Art n’a pas à être autre chose que de l’Art sans adjectif, ni bourgeois, ni aristocratique, ni démocratique, ni militaire, ni catholique, ni juif, ni protestant. Il sera lui-même, il se suffit à lui-même. Sa fonction sociale, sa fonction morale et spirituelle, sa fonction civilisatrice consiste précisément à n’être que de l’Art, c’est-à-dire une vision concentrée des êtres et des choses, sincère et désintéressée, inconsciente et nécessaire.

Quand l’art sera cela, il exercera par sa seule vertu une influence lumineuse dans le sens du progrès de l’humanité.