Musiciens et philosophes/XI

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Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 329-369).

CONCLUSION



Faut-il conclure ? Et que conclure de ces réflexions philosophiques sur l’art musical ?

À première vue, il semblerait qu’il n’y eût pas grand chose à tirer d’écrits où règnent tant de contradiction et de confusion.

À y regarder de plus près, il ne faudrait pas cependant les condamner en bloc. Laissons à Tolstoï ses impressions plus que discutables sur des chefs-d’œuvre justement admirés et sur des maîtres dont il est seul à ne pas comprendre la grandeur ; passons condamnation sur son rêve d’un art de l’avenir, socialiste, prêcheur de la fraternité entre les hommes et esclave de la science du bien et du mal, autrement dit des religions ou de la religion ; ne touchons pas au surhomme de Nietzsche, rêve follement orgueilleux d’un esprit dévoyé et terrassé par la plus cruelle des maladies ; et pardonnons lui ses injustes violences à l’égard de Richard Wagner, en raison des pages admirables qu’il consacra à l’œuvre de ce maître lorsqu’il jouissait encore de la plénitude de ses remarquables facultés.

Ce que nous pouvons tout d’abord retenir de leurs spéculations, c’est la reconnaissant du rôle considérable de la musique dans la société et de son extraordinaire influence sur les mœurs. En ce point, ils se rencontrent avec Schopenhauer et se distinguent des philosophes-esthéticiens du siècle dernier ou du commencement de celui-ci qui n’accordaient à la musique et à l’art musical qu’une place tout à fait secondaire, quand ils ne les passaient pas complètement sous silence.

Que l’un appelle ivresse dyonisienne l’exaltation où la musique est capable de nous jeter ; que l’autre nous parle à ce propos de la contagion d’art établissant l’union entre les hommes, le fait important c’est que tous deux ils conviennent que de tous les arts, la musique est celui qui pénètre le plus profondément nos émotions, qui en traduit les multiples et infinies nuances avec le plus de spontanéité, avec le plus de puissance expansive. Schopenhauer, avant eux, avait dit des choses définitives à ce sujet, en développant les idées de Herder que l’on doit considérer comme le premier esthéticien de la musique. Il y a plus d’un siècle, alors qu’on en était encore, en France, à l’esthétique des La Harpe et des Le Batteux, Herder avait déjà fixé ces points importants, à savoir : que la musique exprimait les état intérieurs, c’est-à-dire les modifications provoquées dans l’individu par les émotions ; que ses symboles étaient tout autre chose que les symboles de la poésie et des autres arts, qu’ils étaient pour l’oreille la chose même qu’ils représentaient ; que le son, le mouvement et le rythme n’étaient pas seulement l’apparence des vibrations du médium, mais les vibrations mêmes de ce médium, c’est-à-dire de nos sensations. C’est ce que, plus tard, Schopenhauer, conformément à son système philosophique, en sa phraséologie plus métaphysique, exprimait ainsi : « La musique ne s’arrête pas au monde des apparences, elle s’occupe au contraire et directement de la chose en soi qui se dissimule derrière les apparences ; les sons sont l’intermédiaire de l’essence du monde. »

Cela est essentiel, car nous pouvons dès lors définir la musique : une activité mentale, particulière à l’être humain, qui ne s’attache pas à rendre les formes extérieures de nos émotions, comme le font toutes les autres manifestations de notre faculté esthétique, mais qui en suggère et en communique la nature intrinsèque. Pour reprendre la définition de Herder : tandis que les symboles des autres arts ne sont que des images, les symboles de la musique, – suite mélodique de sons, harmonie, mouvement et rythme, – sont non pas l’imitation des vibrations de l’âme, mais ces vibrations mêmes rendues sensibles et extériorisées.

De là, la puissance expressive de la musique et son incomparable accent de vérité.

Le chant, – déterminons bien ce point, – est aussi naturel et nécessaire à l’homme que la parole. Il n’en est pas un dérivé ni un succédané, comme on l’a dit et écrit si souvent ; au contraire. Le chant, – forme primaire de toute musique, – est sinon antérieur, tout au moins simultané au langage articulé ; et il intervient précisément au moment où les symboles de celui-ci deviennent insuffisants, où ils n’ont plus la puissance expressive correspondante à l’intensité des vibrations de l’âme agitée par une émotion qui la fait sortir de l’état de repos, d’équilibre ou d’indifférence. Il y a des moments où le sens des mots veut être élargi et amplifié, ou rendu plus subtil et plus délicat, au delà de ce qu’il exprime conventionnellement. Alors nous chantons, nous empruntons le secours de la musique, naturellement et sans effort.

Elle est l’intermédiaire de toute exaltation du sentiment ; elle peut exprimer les nuances les plus atténuées, comme le paroxysme de la passion. Elle commence avec les sons vagues et informes que murmure le nouveau-né pour manifester sa joie d’être, et elle ne s’arrête qu’au cri rauque que nous arrache la douleur, la colère ou l’effroi. Toute la gamme infiniment graduée de nos émotions appartient à son domaine ; elle est la manifestation la plus spontanée, la plus directe de ces vibrations dont parle Herder.

Voilà le phénomène primordial. Pour passer de cet état primaire à la dignité d’art, le chant doit subit un développement analogue à celui du langage ; comme ici les sons articulés ont peu à peu formé des mots et les mots des phrases, ainsi les sons musicaux, juxtaposés, animés par le rythme, ont formé des mélismes qui, à leur tour, ont formé des mélodies. La variété de ces combinaisons de sons musicaux est aussi infinie et inépuisable que celle des combinaisons de voyelles et de consonnes dont se compose le langage.

Non moins variée est la signification qui s’attache à ces mélismes, dont le sens, en apparence indéfinissable, n’est pas cependant plus fugitif que celui des syllabes identiques, quoique autrement disposées, qui entrent dans la composition de toutes les langues connues.

Il y a donc dans la musique quelque chose d’artificiel et de conventionnel. C’est ce qui explique la diversité du langage musical. De même que dans le langage parlé les mêmes syllabes servent à former des vocables de sonorité et de signification différentes, ainsi dans la musique les mêmes agrégations de sons peuvent n’avoir pas, dans la bouche et pour l’oreille des Européens, le même sens que pour les Orientaux, les Asiatiques, les Africains, etc.

Ainsi la musique n’est pas un langage absolument universel ; elle est comme tout langage articulé, comme toute langue déterminée, un moyen de communication sentimentale entre des hommes d’une même race et d’une même culture. La musique des Chinois nous est aussi étrangère que leur parler ; la musique des Arabes et des Orientaux nous surprend et nous étonne autant que leurs mœurs, leurs costumes et leurs attitudes. Nous n’en possédons ni n’en comprenons le sens, parce que nous ignorons la signification conventionnelle et traditionnelle de leurs symboles.

Nous pouvons nous y habituer, c’est-à-dire apprendre à en apprécier le charme, par l’usage, par un apprentissage analogue à l’étude d’une langue étrangère, en comparant nos vocables avec ceux de l’autre langue et en en fixant le sens dans notre mémoire. Nous ne pouvons saisir ces musiques par intuition.

Il n’y a qu’un élément dans la musique qui semble véritablement posséder un sens universel : le rythme. Une mélodie pourra affecter très diversément des hommes de race et de culture différentes, un même rythme jamais. Le rythme est l’absolu de la musique ; il en est la loi mathématique ; il est, véritablement, la manifestation spontanée des vibrations de l’âme ; c’est lui, – non la mélodie, – qui exprime cette « essence du monde » dont nous parle le philosophe de Francfort. Aussi le rythme est-il la force élémentaire de la musique.

On a établi, je ne l’ignore point, un autre classement. Beaucoup d’esthéticiens considèrent le son en soi comme l’élément premier ; or, comme le son comprend également l’harmonie, ils établissent la hiérarchie suivante des trois éléments : 1o la mélodie comme résultat immédiat du son : 2o l’harmonie, résultante ou génératrice de la mélodie ; 3o le rythme, élément ordonnateur des deux autres.

Dans un certain sens, cette classification se peut justifier ; sans mélodie et sans harmonie il n’y a pas de musique dans le sens esthétique que nous donnons à ce mot ; mais si l’on veut aller plus au fond des choses, ni la mélodie ni l’harmonie ne sont des éléments créateurs. Un son continu n’est pas de la musique ; une suite de sons n’est pas encore une mélodie ; des harmonies qui se succèdent ne signifient rien. Pour que ces sons ou ces harmonies deviennent quelque chose, aient un sens, il faut l’intervention du rythme.

Dès que des sons successifs se présentent dans un certain ordre, disposés dans le temps suivant un certain mouvement, ils prennent une physionomie, ils acquièrent une signification. Même un son unique, une même harmonie, répétés sans aucune modification, peuvent acquérir un sens musical quand le rythme les anime.

Le rythme est le mouvement, il est la vie. C’est lui l’élément fécondant.

Ainsi, le rythme est l’élément fondamental et essentiel de la musique. « Au commencement était le rythme, » disait Hans de Bulow, parodiant le mot de la Genèse[1]. Il avait raison.

On pourrait comparer le rythme à l’ossature et à la musculature qui sont la caractéristique de l’espèce humaine dans l’ordre zoologique et qui, sauf de secondaires nuances de race à race et d’individu à individu, sont invariables. L’élément mélodique aurait son analogie dans le sang et la chair qui revêtent si différemment la charpente intérieure du corps et, en en modifiant l’apparence extérieure, créent l’innombrable variété des types humains[2].

Notons en passant que tout mouvement n’est pas en soi un rythme. Un mouvement continu n’a pas plus un sens musical qu’un son continu ; pour qu’il devienne un rythme, il faut qu’il soit arrêté et qu’il recommence ; le rythme comprend divers moments d’un mouvement, interrompu ou modifié, qui se répète.

Ce ne sont point là des notions indifférentes. De leur compréhension dépend toute la compréhension de la musique. Dans notre théorie et notre pratique actuelles, elles sont trop souvent incomplètement expliquées ou comprises. Il n’est pas une seule de nos méthodes de solfège qui les formule correctement. Toutes ces méthodes s’arrêtent à des extériorisés. Elles expliquent le rythme par la division de la mesure en deux ou trois temps et en leurs multiples. Pas une ne fait observer que la mesure n’est pas une réalité musicale ; qu’elle est simplement un moyen pratique ou graphique de subdiviser ou d’analyser un rythme, le rythme ; que la mesure n’est qu’un fragment, une parcelle, un atome, exactement ce qu’un mélisme, un motif ou dessin thématique, est par rapport à une phrase mélodique, à une mélodie[3].

Combien de nos musiciens pratiquants sont capables de comprendre le rythme autrement que mesure par mesure ? Combien se rendent compte que le rythme n’est autre chose qu’un rapport de proportions qui se reproduisent, se combinent, s’opposent les unes aux autres, absolument comme les mouvements du corps humain ou de tout autre corps animé ? Faut-il s’étonner, après cela, du nombre incalculable de pianistes, d’instrumentistes, de chanteurs qui lisent, jouent ou chantent la musique mesure par mesure, mécaniquement, sans soupçonner même le sens supérieur que le rythme comprend en lui-même à côté de son sens étroit, sans percevoir l’organisme qui se constitue par la répétition, si l’on peut ainsi dire, des molécules rythmiques !

C’est pourquoi il est de la plus haute importance d’insister sur la place que le rythme occupe dans l’ordre des phénomènes constitutifs de la musique. Notre art actuel souffre d’anémie, mais non, comme le pense Tolstoï, à cause du manque de nouveauté des sujets ; il n’est pas menacé, comme le pense Nietzsche, parce que les maîtres les plus récents ont abandonné la carrure rythmique : il est malade tout uniment parce que le sens du rythme s’est affaibli et, surtout, parce que, dans l’enseignement et la pratique, le rythme est relégué à l’arrière-plan.

Les musiciens antérieurs étaient à cet égard infiniment plus consciencieux ; le rythme était leur principale préoccupation ; ils en connaissaient admirablement la théorie. Voyez, par exemple, J. S. Bach. Quelle sûreté et quelle correction dans ses indications rythmiques ! Elles sont si précises qu’il pouvait se passer de toute indication de mouvement et de caractère en tête de ses vastes architectures sonores, sans craindre d’être mal compris. Prenons son Clavecin bien tempéré, ce merveilleux recueil de préludes et de fugues qu’il écrivit pour l’éducation musicale de ses fils, – je le suppose dans toutes les mains. On sait que, dans l’original, il n’y a sur aucune de ces compositions l’ombre d’une indication de mouvement, pas même les plus élémentaires, ni allegro, ni andante, ni adagio, ni presto ; il n’y a que les chiffres traditionnels après l’armature de la clef. Et cependant, pour qui sait lire et analyser un rythme, il n’y a pas moyen de se tromper ou d’errer sur le caractère et le mouvement de chaque pièce. Les indications ajoutées après coup par Czerny et les rééditeurs du Clavecin bien tempéré sont tout à fait superflues. Il suffit de savoir que suivant une tradition d’école, du temps de Bach la mesure à quatre temps, 4/4, était considérée comme la mesure normale, et que le mouvement de ce 4/4 correspondait aux battements du pouls. Toutes les autres valeurs étaient correspondantes à celle-là. Par une opération très simple de multiplication ou de subdivision, on obtenait, sans erreur possible, tous les degrés voulus de vitesse, de légèreté ou de gravité. Il allait de soi qu’un rythme en 4/4 devait avoir une allure plus assise, plus posée qu’un rythme à 2/4, nécessairement plus léger et plus vif. Quand Bach écrivait un 3/4, ou un 4/8, il exigeait une accentuation plus lourde que lorsqu’il écrivait un 3/8, sans que, d’ailleurs, la durée de la noire, sa valeur mathématique dans le temps, subît de modification. Les mesures complexes qu’emploi souvent Bach, ls 9/8, les 12/8, les 12/16, ou encore celles en valeur doubles, les 2/2, les 3/2, les 6/2, n’ont aucune ambiguïté quand on se reporte, – ce qui est extrêmement simple, – au mouvement normal des battements du pouls pris comme point de départ, comme principe fixe de tout mouvement. Ces chiffres suffisent pour nous révéler et l’allure et le caractère du morceau.

Nous avons changé toute cela ; nous avons eu tort, car en abandonnant comme point de comparaison et comme unité de mouvement le battement normal du pouls, nous avons abandonné un principe absolument clair, précis et universel, que le métronome n’a qu’imparfaitement remplacé. Aussi nos compositeurs modernes, et même plusieurs de nos grands maîtres, Chopin par exemple et Schumann, – je ne veux citer que des morts, – sont-ils souvent incorrects dans leur écriture rythmique. On met aujourd’hui en 6/8 des rythmes qui devraient se noter en 3/4 ou en 3/8 ; nous employons le 12/8 au lieu du 6/4 pour des morceaux lents, sans nous douter que le 12/8 devrait être toujours un mouvement plutôt vif et balancé ; et ainsi de suite. Alors nous avons recours pour nous tirer d’affaire à ces vocables imprécis, qui ne correspondent à aucune donnée certaine : andante, allegro, presto, adagio, etc. De là, les surprenantes fluctuations que l’on remarque dans l’interprétation d’un même morceau. C’est l’arbitraire, la fantaisie, le caprice et le plus souvent l’aberration.

Mais nos compositeurs actuels ont d’autres soucis que le rythme. Ils sont préoccupés infiniment plus de la recherche de tournures mélodiques, originales ou personnelles, et d’harmonies savoureuses que de proportions rythmiques bien établies ; et cependant, sans celles-ci, leurs œuvres ne sauraient avoir de vitalité ni exercer d’impression durable, car c’est le rythme seul qui peut établir leur sens général et de qui elles peuvent tirer leur puissance de contagion. Le rythme, on ne saurait trop le dire et le répéter, est ce qu’il y a d’immuable et d’éternel dans la musique.

Avec la mélodie, nous entrons dans le domaine de l’artificiel. Toute mélodie se compose de mélismes, c’est-à-dire de petites successions de sons, ascendantes et descendantes, ou de sauts d’intervalles qui se combinent en se répétant ou en s’imitant à l’infini. Or, ces mélismes sont essentiellement dépendants de l’échelle tonale ou gamme dans laquelle ils sont conçus.

Pourquoi tous les peuples n’ont-ils pas la même gamme ? Mystère ! Cet étrange phénomène n’a pas été jusqu’ici expliqué. Il tient, sans doute, à des causes physiologiques, ethniques et sociologiques tout ensemble. Les Orientaux se servent d’une échelle de sons sensiblement différente de celle qui est commune à tous les peuples de l’Europe centrale ; les Chinois évitent certains intervalles qui nous semblent indispensables et dont l’absence ne produit aucune sensation de lacune dans leur esprit ; les Arabes, et en général les peuples africains, autant qu’on est renseigné jusqu’ici à cet égard, emploient des neuvièmes de tons que notre oreille européenne, si exercée qu’elle soit, a de la peine à pouvoir mesurer. La gamme des Hébreux et des anciens Hellènes était tout autrement constituée que nos deux échelles, majeure et mineure ; et nos propres ancêtres, au moyen âge, usaient de successions tonales, – les fameux tons d’église, – qui paraissent étranges à nos oreilles habituées au majeur et au mineur.

Causes physiologiques, traditions ethniques, conventions imposées par l’imitation et l’usage, tout cela influe énormément, sans que nous nous en doutions, sur le sens que nous attribuons à un dessin ou à une phrase mélodique. Toutes ces échelles tonales sont comme autant d’alphabets différents. Il faut les connaître pour savoir lire, c’est-à-dire comprendre les musiques diverses dont elles sont la base.

Plus artificielle et conventionnelle encore que la mélodie, est l’harmonie, bien qu’elle soit aussi un phénomène naturel. Il n’y a pas, on le sait, de son isolé dans la nature : tout son musical est accompagné de sons accessoires, appelés harmoniques, qu’une oreille exercée peut percevoir, ou que des instruments spéciaux nous révèlent quand ils ne sont pas perceptibles à l’audition normale. Helmholtz a fixé définitivement ce point.

Toute mélodie est donc, dans la nature, une suite d’harmonies, puisque chacun des sons qui la composent fait résonner, – que nous les entendions ou non, – la série de sons accessoires, ou harmoniques, dont il est le centre attractif.

Ce phénomène est la base et la source de l’harmonie, mais il n’est pas encore ce que nous entendons par l’Harmonie.

Les accords dont nous accompagnons nos mélodies ne comprennent pas nécessairement toutes les harmoniques de chaque son ; il en est, de ces harmoniques, que nous adoptons, que nous dégageons en les réalisant, en les rendant sensibles ; il en est d’autres que nous rejetons, que nous passons sous silence.

L’harmonie est donc, elle aussi, une combinaison factice d’éléments naturels ; elle est plus même, elle est si conventionnelle qu’elle change d’un siècle à l’autre. Notre oreille admettait autrefois des successions harmoniques qu’elle ne supporterait plus aujourd’hui, telles les quintes et les quartes du méchant, qui, du xe au xiiie siècle, firent les délices des moines musiciens.

Mieux encore : nous voyons certains peuples se passer complètement de l’harmonie ; les anciens Grecs, s’ils ne l’ignoraient pas absolument, ne la pratiquaient guère et se contentaient de la monodie ou de l’homophonie (redoublement à l’octave) dans leur musique tant vocale qu’instrumentale.

Les Orientaux, au contraire, ont dû pratiquer très tôt l’harmonie, à en juger par le nombre, l’importance et la complication des instruments dont, de temps immémorial, ils se servent pour accompagner leurs chants. Les Arabes ont un système d’harmonie complet ; même les barbares de l’Afrique centrale ont certainement des notions d’harmonie, puisqu’ils emploient des instruments à plusieurs cordes pour accompagner leurs chants et leurs danses.

Faut-il rappeler enfin les surprenantes et merveilleuses combinaisons harmoniques que les peuplades des archipels de la Malaisie savent produire avec leurs jeux de cloches ? Nous en saisissons le charme étrange et captivant, mais nous n’en comprenons pas exactement le sens ; tout au moins ne parvenons-nous pas, en l’état actuel de nos connaissances, à en pénétrer toute la signification.

Il est donc bien évident que des traditions conventionnelles concourent avec les causes physiologiques et ethniques pour fixer le sens de tout langage musical. La musique de chaque peuple et de chaque race correspond à l’ensemble de circonstances tout à la fois spécifiques, naturelles et historiques, qui ont produit sa culture et l’ont amené à un degré plus ou moins élevé de civilisation. Elle se développe parallèlement à leur langue et d’une façon analogue, pour ne pas dire identique. Nos langues, en Europe, ne se sont formées qu’à la suite d’une longue série d’évolutions et d’épurations ; elles ne se sont fixées qu’assez tard, et aujourd’hui encore elles subissent des modifications et des transformations dont l’arrêt échappe à toute prévision. La marche de notre musique est absolument parallèle. Dans ce sens, on peut dire que l’art musical est un produit tardif de chaque civilisation.

On voit par ce qui précède dans quel sens Nietzsche s’est fourvoyé, lorsqu’il s’est efforcé de représenter la musique comme le produit tardif de toute culture. J’ai montré combien sa thèse était contestable en ce qui concerne la musique spécialement européenne. En ce qui concerne la musique en général, il me semble qu’il n’a même pas soupçonné les termes du problème.

En résumé, il résulte de tout ceci que la musique est tout d’abord le langage sentimental d’une race, dont la compréhension n’est jamais complètement accessible à d’autres individus que ceux de cette race.

De là résulte encore qu’il n’y a pas grand’chose à espérer de la fusion des musiques exotiques avec la nôtre.

Je n’ignore pas qu’un maître illustre, M. Camille Saint-Saëns, est d’un avis différent. Naguère, dans un article très remarqué de la Nouvelle Revue, il a appelé l’attention des musiciens sur l’Orient et l’Antiquité. « La musique, disait-il, arrive seulement au terme d’une évolution. La tonalité moderne qui a fondé l’harmonie agonise ; c’en est fait de l’exclusivisme des deux modes majeur et mineur. Les modes antiques rentrent en scène, et, à leur suite, feront irruption dans l’art les modes de l’Orient dont la variété est immense. Tout cela fournira de nouveaux éléments à la mélodie épuisée qui recommencera une ère nouvelle bien autrement féconde ; l’harmonie aussi se modifiera, et le rythme à peine exploité se développera. » M. Saint-Saëns est revenu sur cette thèse à différentes reprises, notamment dans une lecture faite à l’Institut de France[4].

Certes, c’est là une vue intéressante, et elle ne saurait nous laisser indifférents comme indication des tendances d’un des maîtres les plus éminents de l’école contemporaine. Mais, en dépit de la haute autorité qui s’attache à tout ce que pense et écrit un musicien de la valeur de M. Camille Saint-Saëns, je doute que les musiques exotiques, qu’elles nous viennent de l’Orient ou de l’Occident, du Septentrion ou des terres australes, puissent jamais transformer ou renouveler notre art musical européen. Nos artistes y pourront puiser, peut-être, des effets nouveaux ou piquants, mais non s’en assimiler les éléments essentiels ; ceux-ci correspondent à une autre sensibilité, à une autre culture. Tout ce qui, jusqu’à présent, a été introduit dans notre musique des modes et des rythmes orientaux n’y a apporté, en somme, aucun enrichissement réel et durable. Malgré tout, nous ne ferons jamais que de l’orientalisme de convention, de l’adaptation plus ou moins ingénieuse, rien de plus. Des musiques soi-disant turques de Mozart et de Beethoven au Désert de Félicien David, et de celui-ci au Concerto égyptien de M. Camille Saint-Saën, à la Symphonie américaine de Dvorack, aux rapsodies plus ou moins cambodgiennes récemment entendues, je ne vois aucun progrès, aucun avancement ; ces tentatives, curieuses à beaucoup d’égards, restent isolées, sans action profonde, sans portée réelle, parce que les mélismes étrangers qu’elles empruntent ne s’amalgament qu’imparfaitement à notre système mélodique, harmonique et rythmique. Tranchons le mot, il est aussi impossible de les faire pénétrer dans notre langue musicale européenne qu’il le serait de renouveler la langue française avec le javanais, le chinois, le turc ou l’arabe. Il faudrait, au préalable, une transformation et une altération de la race par la fusion des espèces et le mélange des sangs. Ce phénomène n’est pas à prévoir ; il est, pour le moment tout au moins, exclu des probabilités.

Pour les mêmes motifs, il n’y a rien à attendre au point de vue de notre art moderne d’une restauration de la musique de l’antiquité gréco-latine. Si peu que nous en connaissions, ce peu suffit pour nous montrer qu’il y a incompatibilité entre cette musique et la nôtre, encore qu’il y ait des liens historiques entre les deux. Nous ne pourrions même revenir aux modes ecclésiastiques qui dominèrent dans toute l’Europe musicale jusque fort avant dans le moyen âge. Bien que notre système tonal actuel, avec ses deux modes majeur et mineur, en soit issu historiquement et à une date relativement récente, les anciennes gammes que nous sont devenues aussi étrangères que le français ou le tudesque du xiie siècle ; elles appartiennent au système d’une langue morte. Quand nous les employons, ce n’est jamais que temporairement, par fragments, en vue d’un effet cherché et voulu.

On peut enfin, comme conséquence de ces observations, affirmer qu’aucune musique ne se comprend absolument sans préparation et d’instinct. Là, Nietzsche a dit vrai, tout en se méprenant sur la nature du phénomène. L’usage, la mémoire et la comparaison nous mettent au fait du sens symbolique des mélismes de notre propre musique ; mieux nous les connaîtrons, plus elle nous saisira. Au contraire, une musique dont les mélismes et les rythmes nous seraient inconnus, seraient nouveaux pour nous, nous laisserait nécessairement froids et indifférents. La langue musicale doit s’apprendre comme toute langue parlée ; ni plus ni moins. Que l’on songe au long apprentissage que nous devons subir, depuis nos premiers balbutiements, jusqu’à ce que nous possédions seulement les premiers éléments de notre langue maternelle ! Il en est de même en ce qui concerne la musique.

Et c’est de ce phénomène, tout simple et tout naturel, que les chants populaires tirent l’importance énorme qu’ils ont pour l’art musical. La musique populaire fournit les éléments premiers, mélodiques et rythmiques, de la langue musicale de chaque peuple, elle en est le véhicule ; elle est le réceptacle de toutes les formules mélodiques et rythmiques qui sont le plus adéquates à la sensibilité particulière de chaque groupe local ou national d’individualités ; c’est elle qui conserve et transmet les symboles en lesquels se traduit le plus clairement et avec le plus de justesse leur façon de sentir et de se mouvoir, spirituellement (chanson) et physiquement (danse). C’est ainsi qu’elle est pour la musique savante une source inépuisable de rajeunissement ; ses éléments sont analogues de tout point aux locutions, aux associations pittoresques ou expressives de mots qui du langage du peuple passent dans la langue littéraire et en maintiennent la vitalité. Les œuvres musicales qui se composeraient exclusivement d’éléments empruntés à des mœurs, à une langue ou à une culture étrangère ne sauraient vraiment nous toucher, ou du moins elles ne le pourraient qu’après une véritable et patiente initiation.

Constatons, à ce propos, que dans l’état actuel de notre culture musicale européenne, et par suite des circonstances historiques du développement de cette culture sous l’égide de l’Église catholique, les musiques de l’Europe ont un fond commun qui établit entre elles une similitude beaucoup plus grande que celle qui rapproche les langues européennes. Cela est vrai surtout de notre musique savante. Le caractère ethnique de la musique italienne, française, allemande, espagnole, anglo-saxonne, scandinave, russe, ne subsiste plus guère que dans les chants populaires d’origine assez lointaine.

On s’est demandé souvent pourquoi nous ne créons plus de chants populaires. L’explication de ce phénomène est dans ce qui précède. Il n’y a plus de création de musique véritablement populaire en Europe, précisément parce que tous les peuples européens sont habitués, depuis des siècles, à une langue commune, le chant ecclésiastique, et que ce chant a effacé peu à peu la langue autochtone, primitive. Le théâtre et les concerts symphoniques ont accéléré encore la disparition des originalités rythmiques et mélodiques. Nous n’avons plus que des dialectes musicaux. Seuls, les Espagnols, dont la musique a subi pendant des siècles l’empreinte de la domination des Maures, et les Russes qui, en raison de leur adhésion au schisme religieux d’Orient, n’ont pas subi l’influence constante et directe du chant ecclésiastique romain, ont conservé dans leur musique une part relativement importante de leur personnalité. Par suite de circonstances analogues, les tsiganes hongrois ont échappé au nivellement qui rend à peine sensibles les nuances par lesquelles, par exemple, la musique italienne se distingue de la française et celle-ci de la musique allemande et scandinave. Ces nuances sont toutes dialectiques.

Ainsi, dans la musique, nous voyons déjà complètement achevé ce type universel dont parle Nietzsche, ce type d’homme de race blanche participant à une culture uniforme, générale tout au moins à son espèce.

Musicalement, l’européen se parle et se comprend de Paris à Saint-Pétersbourg et de Berlin à Rome, aussi bien que de Londres à New-York et de Madrid à Buenos-Ayres ou Rio.

À ce point de vue, la musique est en avance sinon sur les mœurs, tout au moins sur l’organisation sociale et sur la linguistique. Elle n’est pas une suivante, elle n’est pas le produit tardif d’une culture : il faudrait dire plutôt qu’elle est un produit anticipé d’une civilisation future.

Telle qu’elle est aujourd’hui constituée, notre musique européenne, – car c’est un point de vue un peu étroit de parler encore de musique allemande, de musique française, de musique italienne, – est un art dont le développement échappe à toute prévision. La question de son avenir a tourmenté vainement bien des esprits. Ne soyons pas en peine de ce qu’elle sera demain. Il est infiniment probable que ses évolutions futures ressembleront à ses évolutions passées, aux évolutions de toutes les choses humaines. De ces évolutions, Herbert Spencer a formulé la loi : « L’intégralité de la matière accompagnée de dispersion du mouvement, pendant laquelle la matière passe d’une homogénéité indéfinie, incohérente à une hétérogénéité définie, cohérente, le mouvement entretenu subissant une transformation analogue. »

Appliquée à la musique, cette formule éclaire admirablement tous les changements qu’a subis l’art musical : c’est-à-dire la tendance qu’il poursuit à s’élever d’une simplicité confuse à une complexité distincte, d’un ordre diffus, informe, indéterminé à un ordre concentré, multiforme et déterminé. Chaque partie intégrante devient à son tour le centre d’une multiformité toujours croissante. En d’autres termes, mélodie, harmonie et rythme, les trois éléments constitutifs de toute musique, ont été tour à tour l’objet de développements distincts après s’être affirmés d’une manière homogène dans un ensemble d’apparence très simple et rudimentaire ; séparément chacun s’est complété, a pris conscience de lui-même ; il a tendu alors à rétablir, avec les mille nuances qu’il avait acquises, l’homogénéité primitive dans une complexité plus grande.

C’est là toute l’histoire de notre musique jusqu’à la plus récente évolution dont l’œuvre de Richard Wagner a été l’aboutissement. Vagues mélopées prosodiques des premiers âges chrétiens ; développement des éléments rythmiques européens dans la chanson populaire du moyen âge ; spécialisation de plus en plus caractérisée de l’harmonie dans le déchant ; puis, dans l’école des polyphonistes vocaux, la mélodie et même le rythme demeurant en leur état primitif ; ensuite, développement de celle-ci d’une façon distincte, pour elle-même, chez les premiers dramatistes italiens ; combinaison des deux éléments (harmonie et mélodie) par les maîtres du xviie siècle ; prodigieuse efflorescence du rythme surajouté aux deux autres éléments dans l’œuvre colossale de Bach ; nouvelle spécialisation des résultats acquis ; la mélodie instrumentale née de la mélodie vocale, merveilleusement enrichie par Philippe-Emmanuel Bach, Haydn et Mozart, pour se fusionner de nouveau avec toutes les richesses de l’harmonie et du rythme dans la symphonie de Beethoven ; nouvelle réaction purement mélodique dans les œuvres des dramatistes italiens du commencement de ce siècle ; et, de nouveau, mouvement concentrique opéré par Wagner, tous les arts concourant au spectacle dramatique, fusionnés, ou plutôt concentrés dans l’esprit de la symphonie : voilà en quelques mots, l’histoire de huit siècles d’art musical.

Incessante désagrégation des parties suivie d’un accroissement de chacune d’elles ; fusion des richesses augmentées de chaque partie intégrante ; c’est ainsi que l’homogénéité devient l’hétérogénéité, et que celle-ci forme la complexité grâce au mouvement concentrique, reconstitutif du tout.

L’évolution actuelle porte sur un élément qui était demeuré à peu près fixe depuis deux siècles : l’harmonie ; mais telle qu’elle a été constituée par Monteverde et Zarlino et qu’elle a été développée par les grands maîtres classiques, depuis Bach jusqu’à Wagner, elle ne paraît plus suffire à notre excessive sensibilité auditive. Les modes majeur et mineur tendent à s’effacer. Ils font place insensiblement à une échelle unique de demi-tons, au nombre de douze dans l’octave, l’échelle chromatique, sans caractère déterminé, mais assurant à celui qui sait s’en servir un nombre infini de nuances insoupçonnées auparavant. C’est tout à la fois une simplification et une complexité nouvelle.

D’autre part, à un point de vue plus particulier, dans chaque genre on constate d’importantes modifications de détail. Dans la musique instrumentale, par exemple – symphonie, musique de chambre, etc., – se reconnait clairement une tendance très marquée à quitter la disposition symétrique et le développement, si je puis dire, cadencé de la composition.

Bien que Wagner ait à maintes reprises énoncé une opinion contraire, quelques-uns de ses procédés de composition justifiés par le caractère tout spécial de l’œuvre dramatique, ont passé dans le domaine symphonique pur. Son système du leitmotiv, du thème conducteur, si étroitement lié à la nature particulière de la composition dramatique, est devenu d’usage courant, non seulement dans le style orchestral, mais même dans la musique de chambre. De là, tout un ensemble de très importantes modifications à la forme, à l’architecture des pièces purement instrumentales. Fréquemment une idée poétique, un dessein pittoresque, une suite déterminée de sentiments interviennent dans le développement de la composition qui n’est plus dominée par les lois élémentaires de la symétrie et des proportions purement musicales. Des éléments psychologiques y interviennent.

D’autre part, en même temps qu’ils cherchent des combinaisons mélismatiques et harmoniques adaptées à ces tendances nouvelles, nos modernes compositeurs se préoccupent de nouvelles proportions rythmiques, car les trois éléments restent intimement unis et réagissent constamment les uns sur les autres en dépit du développement qu’ils subissent d’une façon distincte.

Ces tendances peuvent effrayer des philosophes médiocrement musiciens, comme le comte Tolstoï, qui redoute l’excès de complication ; elles ne nous inspirent aucune terreur. Il faut, au contraire, les encourager, tout en reconnaissant que si nos artistes actuels ont renouvelé, dans un certain sens, la matière mélodique et harmonique, ils semblent rester encore fort indécis et incertains au regard de la matière rythmique ; ils tâtonnent, ils cherchent, ils n’ont pas encore trouvé ; la polyrythmie, qui les captive et les intéresse au même titre et aussi légitimement que la polyphonie, demeure encore très inorganique, sans principes clairs et bien définis.

Quoi qu’il advienne de leurs efforts, gardons-nous des jugements hâtifs et surtout des impressions pessimistes habituelles aux esprits chagrins, aux tempéraments rassis, ennemis de l’aventure. Les timorés sont de tous les temps et ils n’ont manqué à aucune époque de transition.

Vers 1850, les philosophes moroses et les esthéticiens de la musique parlaient exactement comme l’ont fait Tolstoï et Nietzsche au couchant de ce siècle. Ils déploraient l’affaiblissement de « l’inspiration », cette chose indéfinissable ; ils exprimaient des craintes au sujet de l’excès de complication des compositions nouvelles ; ils se signaient à chaque innovation des chercheurs d’une expression plus nuancée.

Et cependant, c’était le moment de la pleine maturité de quelques-uns des maîtres dont notre siècle musical aura le plus à s’honorer : Berlioz, Mendelssohn, Schumann, Chopin, Richard Wagner, sans parler des maîtres de second rang, Meyerbeer, Gounod, A. Thomas, Halévy, Liszt, aux noms desquels bien d’autres sont venus s’ajouter depuis : César Franck, Bizet, Joh Brahms, etc.

Pour se renouveler, ces doléances connues ne méritent pas plus de considération, et il serait fâcheux qu’elles pussent troubler la conscience d’un seul artiste laborieux et sincère. Si ceux-ci n’aboutissent pas tous, leur labeur n’en est pas moins digne de respect et il portera, malgré tout, ses fruits. Ce sont des acheminements ; un autre viendra qui parachèvera.

Dans quel sens, vers quel horizon nous conduira cet artiste complet, ce génie ?

Vaine question ! Problème puéril !

Une seule chose est certaine, c’est que l’art de l’avenir ne sera pas indépendant de celui du passé, c’est que la nouvelle évolution sera une continuation de celles qui sont terminées. Gœthe disait que tel artiste venu dix ans plus tôt serait autre que s’il était venu dix ans plus tard. Cela est absolu. Mendelssohn développant un jour cette idée devant un disciple qui le questionnait à ce sujet, ajoutait très justement : « Que le génie de Beethoven se soit manifesté tel qu’il s’est produit, cela résulte de la série dans laquelle il est apparu. Du temps de Hændel il ne serait pas devenu notre Beethoven. Avant Haydn et Mozart il aurait encore été autre. Et Haydn et Mozart seraient devenus autres s’ils étaient apparus après Beethoven. Ils auraient trouvé d’autres aspirations artistiques qui auraient différemment agit sur leurs impressions. »

Nos artistes contemporains sont venus après Richard Wagner ; ils sont dans sa « série ». Comme il était impossible que Wagner ne subît pas l’influence de Beethoven, de même il est impossible que nos jeunes musiciens ne subissent pas l’influence de Richard Wagner ; quoi qu’ils veuillent, ils ne pourront faire autrement ; et c’est ainsi qu’ils le continueront, qu’ils développeront ce qu’il a apporté de nouveau dans l’admirable édifice sonore élevé par ceux qui le précédèrent lui-même. Ils ne reviendront, quoi qu’espèrent quelques-uns, ni à la formule de Mozart, ni à celle de Beethoven, ni à celle de Bach ou de Palestrina, cela est bien certain !

Et il est heureux qu’il en soit ainsi. L’art est un perpétuel acheminement vers des expressions toujours nouvelles, non un retour vers des expressions déjà acquises ; il ne peut rétrograder. Ces expressions nouvelles ne sont d’ailleurs ni supérieures ni inférieures à celles d’autrefois, mais simplement différentes et correspondantes à une autre compréhension de la vie, à une autre sensibilité de l’âme humaine.

L’art est comme ces souffles réguliers qui ne quittent les flots d’une mer que pour soulever ceux d’une autre ; il ne s’arrête jamais et ne meurt pas. Quand il a délaissé un peuple vieilli, il se transfigure au contact des destinées d’un peuple naissant. C’est ce qui fait son inépuisable fécondité et la variété continue de ses manifestations.


  1. À ce propos, j’appelle l’attention des musiciens sur l’admirable chapitre consacré à la rythmique dans le grand ouvrage de Gevaert sur la Musique dans l’antiquité hellénique. C’est un exposé d’une incomparable clarté, que tout musicien devrait étudier et connaître à fond, qui devrait même servir de base à toute notre éducation musicale, de préférence à l’étude du solfège tel qu’il est généralement enseigné, c’est-à-dire presque exclusivement consacré à la définition et à l’analyse des intervalles la claire notion du rythme est le fondement de toute compréhension musicale. – Je rappellerai aussi le beau travail de Westphal sur la Rythmique d’Aristoxène et les rapprochement profondément intéressants que ce savant établit entre la théorie du rythme chez les Grecs et la rythmique de la musique moderne, par exemple chez J.-S. Bach.
  2. Il doit être bien entendu que ce ne sont là que de simples analogiques explicatives, destinées à faire saisir les rapports des divers éléments les uns à l’égard des autres. Je prie mes lecteurs de n’y pas voir autre chose.
  3. J’en excepte l’intéressant ouvrage sur l’Expression musicale de M. Mathis-Lussy, qui, le premier en France, a tenté, quoique incomplètement, de mettre quelque clarté dans cette matière. En Allemagne, il faut signaler les remarquables travaux de Hugo Riemann qui ont dégagé les vrais principes de cette partie capitale de la théorie et de la pratique musicales (Musikalische Dynamik und Agogik). Il est le premier qui ait montré clairement la nature du rythme. Ces travaux, malheureusement sont encore loin d’être devenus classiques. On les repousse plutôt dans les établissements d’instruction musicale, parce qu’ils paraissent aux fidèles servants de la sainte routine compliquer la question ; mais la véritable raison, c’est que les trois quarts des professeurs sont parfaitement incapables de comprendre ce qu’est, en réalité, le rythme et d’en faire saisir les principes à leurs élèves.
  4. Nouvelle Revue, novembre 1879. – Le Passé, le Présent et l’Avenir de la musique, lecture faite à l’Institut le 25 octobre 1884.