Musique et Musiciens/Gallia

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P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 103--).


GALLIA

Cantate de M. Ch. Gounod.


La Société des Concerts, faisait exécuter, hier dimanche, l’œuvre d’un compositeur vivant, d’un musicien de grand talent, qui l’emportait à la dernière exposition de Londres, sur des rivaux étrangers, dans uncpncours international. Depuis un an, la salle du Conservatoire était muette : la voix du canon avait réduit au silence ses sublimes harmonies. Elles viennent de retentir à nouveau, et il était juste qu’un chant français, inspiré par nos malheurs, marquât cette date. Elle signifie que, vaincue par les armes de la barbarie, la France reste victorieuse sur le terrain des arts.

L’illustre Société des Concerts tient à honorer nos compiûsiteurs vivants, lorsqu’il se présente une œuvre symphonique de valeur et jugée par son comité, digne de figurer à côté de celles des grands génies du passé. Il y a deux ans, elle nous faisait entendre une grande scène pièce avec soli, chœur et orchestre : — la Mort de Diane, de M. Vaucorbeil. La plus grande tragédienne lyrique de notre époque lui avait prêté son concours ; et ce fut un grand succès, et tel qu’on en voit rarement au Conservatoire. Cette page de M. Vaucorbeil le méritait par la hauteur de l’inspiration, aussi bien que par l’élévation du style.

L’année d’avant, c’était un excellent concerto pour violon, avec accompagnement d’orchestre de M. Joncières, l’auteur de Sardanapale et des Derniers jours de Pompeï. La chaîne se relie donc aujourd’hui par une lamentation de M. Gounod — Gallia. Oui, pendant que nous succombions ici, sous le feu de l’ennemi, entourés par un cercle de fer, éprouvés par les maladies, par les blessures les plus atroces, par le froid, par la faim ; pendant que nos artistes saisissaient le fusil pour courir à l’ennemi ; que Regnault tombait frappé d’une balle ; pendant que, réunis sous la présidence de M. de Saint-Georges, MM. Auber, Thomas, Félicien David, Vaucorbeil, Joncières, Marmontel, Adolphe Sax, Francis Wey, Perrin, Georges Hainl, Leroy, et leur secrétaire, auteur de ces pages s’occupaient de secourir les ambulances ; pendant que l’orchestre et les chœurs de la Société des Concerts exécutaient à la Madeleine, l’admirable Requiem de Cherubini ; pendant ces heures d’angoisse où la mort était sans cesse suspendue sur les têtes les plus chères, les arts et l’industrie du monde étaient conviés à une lutte pacifique dans la riche cité des lords et des marchands et l’auteur de Faust y cueillait des lauriers en pleurant nos malheurs sur sa lyre !

La cantate de M. Charles Gounod débute par quelques mesures de l’orchestre et un chœur en mi mineur : « La voilà seule, vide, la cité reine des cités ». C’est une lamentation d’un caractère noble où sont semées d’une main exercée des dissonnances harmoniques qui ajoutent à la tristesse du morceau. Le rhythme et le sentiment dans lesquels il est écrit nous ont rappelé les dernières mesures d’un chef-d’œuvre : le Confutatis du Requiem de Mozart : Oro supplex et acclinis.

Le second morceau est une cantilène pour soprano, où l’on sent les traces d’un travail très-approfondi plutôt que l’inspiration. Cette cantilène est interrompue un instant par une phrase chorale sur une marche harmonique dissonante, tout à fait neuve, hardie, telle enfin que M. Gounod, ce grand harmoharmoniste, sait en trouver et les présenter à l’auditeur. Ce passage, sous la plume d’un musicien ordinaire, eût été dur ; sous la sienne il passe sans choquer l’oreille.

Sur ces paroles : « Ô mes frères, voyez ma douleur, » le chœur fait entendre une progression vocale d’un beau sentiment. La phrase suivante : « Grâce, Dieu vengeur ! » a de la puissance.

Le dernier morceau de cette cantate, assez peu développée d’ailleurs, sort de la déclamation, et rompt avec la recherche d’effets antérieurs où l’on trouve l’influence wagnérienne, pour nous offrir un chant bien rhythmé, dont les signes distinctifs sont la grandeur et la sonorité. L’accompagnement en triolets qui supporte le chant n’est pas très-neuf ; il a été souvent employé depuis la célèbre phrase des Huguenots : « Pour cette cause sainte, j’obéirai sans crainte. »

Je me demande si dans cette œuvre patriotique il existe une émotion réelle, les élans d’une âme exaltée par les désastres de la patrie ? Elle ne m’a pas laissé cette impression. Je n’y ai pas rencontré cette inspiration de premier jet qui est, comme l’on dit, le cri du cœur. Cependant, notre analyse en fait foi, on retrouve dans Gallia le beau talent de l’auteur de Faust et des chœurs d’Ulysse, qui laissent bien loin derrière eux cette cantate. Elle n’en a pas moins été chaleureusement accueillie par le public délicat de la Société des Concerts.

Les soli ont été chantés par Mme Weldon, la première interprète de Fœuvre à Londres. Appartenant par sa naissance à une ancienne famille de Gornouailles, elle est aujourd’hui la femme d’un capi* taine de l’armée anglaise. Ses succès dans les salons, et plus encore ses enthousiasmes pour la musique de M. Gounod, en vont, dil-on, faire une artiste.

Ce qui frappe chez Mme Weldon, c’est le timbre de sa voix, d’une intensité très-originale. Celle-ci est homogène dans tout son registre, juste, et, je le répète, d’un timbre inconnu dans le midi de l’Europe, C’est du métal anglais. Il n’y a chez cette femme ni style ni âme. Elle ignore, je crois, l’art du chant, l’art de phraser ; ou plutôt il n’y a point d’art du tout chez Mme Weldon, pas plus qu’il n’y a d’émotion. On dit qu’elle se prépare au théâtre sous l’habile direction de M. Gounod. Il faut donc attendre, pour se prononcer sur l’avenir de cette nouvelle cantatrice.[1]

31 octobre 1871.
  1. Mme Weldon n’avait pas encore débuté sur la scène, en mai 1873. Elle se contente de chanter dans les concerts la musique de M. Gounod, établi à Londres depuis nos désastres.