Musique et Musiciens/Le Freischütz

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P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 73-86).


LE FREISCHÜTZ
à
L’OPÉRA.


I


Ce n’est pas sans une certaine émotion que j’assistais mercredi à la représentation du Freischütz, à l’Opéra. Le chef-d’œuvre de Weber est, pour moi, bien qu’il m’ait été donné de l’entendre plusieurs fois dans ces dernières années, un souvenir de jeunesse, un de ces souvenirs ineffaçables, en raison des circonstances au milieu desquelles le Freischütz m’apparut.

C’était en 1844, j’arrivais à Dresde pour y terminer mes études, commencées dans un collège de province. J’allais avoir dix-huit ans et je n’avais jamais mis les pieds dans une salle de spectacle ! Vous entendez, messieurs les enfants d’aujourd’hui qui, à quinze ans, savez par cœur la Belle Hélène (pas celle d’Homère, mais celle d’Offenbach), tout réthoricien que j’étais, on ne m’avait point encore conduit au théâtre ! J’avais donc hâte d’y entrer. Ce ravissant Opéra de Dresde, construit par M. Semper, l’éminent architecte, monument glorieux que les flammes dévoraient il y a un an, m’ouvrit ses portes, pour la première fois, un soir qu’on y jouait le Freischütz.

Quel début ! quelle entrée dans ce monde, nouveau pour moi ! Mon esprit fut tellement frappé par la scène de la forêt, par celle de la fonte des balles, par cette mise en scène fantastique, par la voix magnifique de Tichatscheck, le fameux ténor, par celle de Dettiner et de Mitterwurtzer, par la beauté blonde de la célèbre Schrœder-Devrient, par les yeux noirs de Mme Gentilhomo (réunion d’artistes, telle qu’on n’en verra plus une seconde semblable), enfin par les chœurs et l’orchestre de Dresde, créés par Weber lui-même, en 1816, que M. Wagner dirigeait alors et qui passait, à bon droit, pour le premier de l’Allemagne ; mon esprit, dis-je, en reçut un coup si violent qu’à partir de ce moment la musique devint, chez moi, une passion que les années n’ont fait que développer.

On comprend dès lors quelle émotion je ressens en écoutant le Freischütz, et aussi combien l’interprétation qu’on en donne ici me semble pâle et loin de l’idéal dont j’eus le bonheur de voir la réalisation !

L’Opéra vient donc de reprendre le chef-d’œuvre de Weber avec sa troupe d’été. Mes confrères du Figaro, de la Cloche, du Gaulois et de Paris-Journal ont reconnu, avant moi, que l’exécution était tout à fait indigne de l’Académie impériale de musique. Les études n’ont cependant pas fait défaut à cet ouvrage, puisque voilà plus de six mois qu’on annonçait cette reprise ; mais il faut dire la vérité : on ne comprend pas ici Freischütz, et d’avance on était résolu à le traiter irrévérencieusement en le faisant commencer à l’heure où dînent les habitués de l’Opéra !

Arrivons à l’exécution.

Malgré toute mon admiration pour l’orchestre, je dois convenir que l’Ouverture n’a pas été jouée selon mes rêves. Dans l’adagio le premier cor s’est abstenu. L’allegro et la péroraison ont été menés mollement et trop vite. Le premier chœur de l’introduction est parfaitement chanté : mais pourquoi se permet-on de transporter la marche en un ballet ? Les six ménétriers qui doivent venir sur la scène pour célébrer la fête champêtre sont remplacés par tout l’orchestre. C’est là une licence impardonnable, puisqu’elle est en dehors du caractère. Les couplets de ce chœur ont été bien chantés par M. Caron, qui a tout à fait la bonhommie du rôle. Le trio entre Max, Herman et Gaspart n’avait jamais été gâché de la sorte ; on croyait assister à une répétition. La valse, pour rester dans le caractère de cette danse du paysan allemand, demande à être jouée encore un peu plus lentement, et, en tous cas, plus nuancée. Que dire de la scène de Max, d’un si grand style Hélas ! M. Villaret ne l’a pas comprise. M. David a chevrotté ses couplets à boire, assaisonnés d’un récitatif ajouté par Berlioz. L’air de Gaspart n’a pas été mieux chanté : l’orchestre l’accompagne trop lentement.

Passons au second acte. Le joli duo des deux cousines et l’ariette d’Annette sont transformés en marche d’enterrement.

Le grand air d’Agathe que Mlle Krauss nous révélait, cet hiver, aux applaudissements du public de la Société des concerts et je dirai aussi des musiciens, ne peut être rendu, comme il l’exige, par Mlle Hisson, dont les études musicales sont insuffisantes, surtout pour l’allegro dont elle escamotte les « traits. » Le trio entre Max et les deux jeunes filles a été massacré.

La scène de la fonte des balles n’est pas à l’Opéra ce qu’elle était à Dresde, où le fantastique atteignait des proportions que les progrès de l’art décoratif dépasseraient cependant facilement aujourd’hui. La mise en scène n’égale même pas celle que le Théâtre-Lyrique nous donnait il y a quelques années. Samiel n’a rien de diabolique ; son costume est manqué. On n’entend pas les cors de la chasse infernale, il faudrait en doubler le nombre. Y ajouter des coups de fouet qui rappellent ceux du Postillon de Longjumau, c’est faire de ce mélodrame une chose grotesque.

Au troisième acte, l’arioso d’Agathe a été mal chanté et terminé par une gamme détestable. L’air et la Polonaise d’Annette sont restés sous les ciseaux ! Pour dédommager Mlle Mauduit, on lui a fait chanter le chœur des Fiançailles, qui doit être dit par trois jeunes filles !! C’est à n’y pas croire 1 Autre faute plus grave encore. — Pourquoi s’est-on permis de placer en tête du chœur des chasseurs la fin instrumentale ?

L’ensemble du final est dit mollement et l’air d’Agathe chanté sans amour. Autres coupures : Interrogatoire de Max supprimé ; Adieux de Max supprimés ; Intercession du cœur de Max supprimée ; Arrivée et air du Prieur supprimés. Ne fallait-il pas céder la place à la Fille aux yeux d’émail ? À la scène que je viens d’indiquer on a substitué un hachis accommodé à la mode de la Cuisinière bourgeoise, et servi par ce pauvre Max, au mécontentement général. Je me permets aussi de faire remarquer que l’admirable sextuor est indiqué pianissimo et qu’on le chante à pleins poumons. Quant à l’Hymne final, il a donné lieu à une débandade générale !

Au résumé, M. Perrin a failli à ses habitudes dans cette nouvelle mise en scène, le moindre de nos soucis toutefois. Ce qui nous afflige davantage, c’est le sans-façon avec lequel il a traité la belle partition de Weber, la seule œuvre qu’il nous ait donnée depuis deux ans en dehors du répertoire ordinaire. Non seulement il l’a tronquée, mais il l’a confiée à des artistes qui ne possèdent pas le secret de cette musique. Son accent et sa poésie leur échappent. Ils ne voient que la note du texte, qui, lors-même, qu’elle serait donnée juste, ne suffirait pas à l’interprétation d’uine œuvre, qui, moins que tout autre, peut se passer du coloris et du sentiment avec lequel Weber l’a conçue. Mlle Mauduit, dont le débit dans les récitatifs est satisfaisant, mais qui manque d’agilité et de gaieté pour le rôle d’Anette, et M. Caron, sont parmi les interprètes ceux qui se sont le plus rapprochés du caractère de la musique. Mlle Hisson fait de la mélancolique Agathe une virago, et chante faux perpétuellement.

Le rôle de mai est écrit trop bas pour M. Villaret ; M. David se surmène et échoue. Triste, triste ! Je n’ai parlé ni des coups de feu ratés, ni des fausses entrées, ni des costumes suisses et hongrois, ni des glaciers, tout à fait hors de place en Saxe, pour ne pas dégoûter tout à fait nos lecteurs du désir d’entendre le Freischütz. Moins difficiles que nous le sommes, ils applaudiront du moins le talent de Mlle Beaugrand, et la grâce de Mlle Mérante dans le divertissement, réglé sur l’Invitation à la Valse, de Weber, orchestrée par Berlioz

II.


Chaque fois que nous écoutons le Freischütz, l’ouvrage le plus complet qu’ait écrit le maître allemand, et qui marque, après Beethoven, l’avènement du romantisme en musique, nous nous demandons comment et sur quelles raisons ont pu s’appuyer les chefs de l’école abracadabrante pour faire croire qu’ils avaient greffé certaines parties de leur système sur les principes de Weber. Si son génie est indépendant par l’idée, il faut dire à son grand honneur qu’il est, par la forme, l’esclave des nobles traditions de l’art.

Dans sa mélodie périodique, dans son rhythme, dans ses harmonies comme dans ses modulations, si imprévues qu’elles soient tout y semble naturel. Jamais on n’y sent l’effort, jamais on n’y rencontre de discordances, et l’abus du style chromatique. La source de l’inspiration coule abondante et claire, suivant son cours régulier. Cette musique qui vous transporte incessamment dans un monde nouveau n’emploie pour se faire comprendre, que la forme la plus pure de la langue classique, de la langue qu’ont parlée les grands génies, prédécesseur de Weber. Son inspiration était trop vraie, trop sincère pour qu’il s’égarât dans les systèmes ; mieux encore il nous apparaît comme l’argument le plus puissant contre les principes nouveaux avec lesquels on prétend tout changer. Se servir de Weber et de son autorité pour expliquer les voies dans lesquelles on est entré depuis, c’est fausser la vérité : Je n’en veux donner pour preuves que les opinions exprimées par Weber, lui-même. Bien loin de prévoir l’usage qu’on ferait des tendances de son esprit, il s’insurgeait dès 1810, contre ceux qui comparaient sa musique à la troisième manière de Beethoven. C’est ainsi qu’il écrit à M. G. Nœgeli, éditeur de musique à Zurich[1] :

« Vous semblez voir en moi un imitateur de Beethoven. Ce jugement, très flatteur pour quelques-uns, ne m’set pas du tout agréable. Premièrement, je hais tout ce qui porte la marque de l’imitation, et deuxièmement, je diffère trop de Beethoven, dans mes vues pour que je puisse jamais me rencontrer avec lui. Le don brillant et incomparable d’invention qui l’anime est accompagné d’une telle confusion dans les idées, que ses premières compositions seules me plaisent, tandis que les dernières ne sont pour moi qu’un chaos, qu’un effort incompréhensible pour trouver de nouveaux effets, au-dessus desquels brillent quelques célestes étincelles de génie qui font voir combien il pouvait être grand s’il eût voulu maîtriser’sa trop riche fantaisie ; Ma nature ne me portant pas à goûter le grand génie de Beethoven, jerrois pouvoir défendre ma musique par rapport à la logique, à l’art oratoire, et produire avec un seul morceau une impression déterminée. Car, pour moi, le but qu’on doit poursuivre dans toute œuvre d’art, c’est de mettre d’accord les diverses pensées de l’ouvrage, si bien que dans la plus grande variété apparaisse toujours l’unité que le premier thème a fait naître… Lorsque j’aurai le plaisir de vous envoyer de nouveaux travaux, j’espère que vous reconnaîtrez ma tendance à la clarté, à l’unité et à l’expression du sentiment. »

J’ai cité cette page pour défendre Weber contre une accusation derrière laquelle les Berlioz et les Wagner voudraient s’abriter, mais non pas pour approuver le jugement téméraire que l’auteur d’Obéron osa porter sur les œuvres du plus grand génie de la musique, placée trop près de lui pour qu’il puisse en mesurer toute la hauteur. Je m’empresse d’ajouter que dans les œuvres de Beethoven, pas plus, d’ailleurs que dans celles de Weber, « les musiciens de l’avenir » ne peuvent trouver la raison de leurs tentatives insensées.

Comme il l’écrivait à son collaborateur le poète Kind, au lendemain de la représentation du Freischütz à Berlin, en 1821, Weber avait « mis dans le noir » avec son Franc-Tireur. Cet ouvrage fut, en effet, un coup de maître, une partition enchantée, l’enchanteresse de toute une génération d’allemands. Je dis d’Allemands, car je ne vois pas que, transporté à Paris, et mutilé, il est vrai, d’abord sous le nom de Robin des Bois, puis sous son véritable nom à l’Opéra, en 1821, puis, plus tard, au Théâtre-Lyrique, l’opéra de Weber ait jamais joui d’un long triomphe. L’accueil respectueux, mais froid, fait chez nous à ce chef-d’œuvre, toujours acclamé au-delà du Rhin, tient à deux causes qui, à vrai dire, ne font qu’une. Je me suis entendu sur la première, — l’insuffisance de l’exécution ; — aujourd’hui je dirai quelques mots de la seconde, qui les résume tous deux.

Le Freischütz est un ouvrage de premier ordre, auquel nous accordons toute notre admiration, et nous l’avons motivée ; mais il est écrit dans un sentiment que l’esprit français pénètre difficilement, et auquel notre théâtre national ne l’a guère initié. Weber est un rêveur, attiré, inspiré, entraîné par les forces occultes de la nature. Il ne lutte que rarement avec les passions humaines, se laissant, de préférence, guider par la poésie pure dans le domaine de l’idéal, dans des sphères, invisibles pour nos yeux, mais où il vit entouré de lumière et d’où rayonne son génie. C’est un romantique qui, se trouvant trop à l’étroit dans le monde réel, conçoit et crée un monde fantastique où viennent sinon s’éteindre, du moins s’épurer les passions humaines, témoin le caractère d’Agathe. Weber est un amoureux d’une nature qui lui a révélé ses secrets, secrets auxquels son génie cherche à nous initier, mais aussi auquel la majorité d’entre nous reste indifférente.

Le drame moderne avec ses violences a emoussé, en nous les sentiments délicats ; il a mis à nu l’âme humaine et toutes ses passions ; il nous a fait pénétrer dans le vif de l’existence, armé du scalpel avec lequel Balzac a sondé toutes nos plaies ; il nous abreuve de larmes et de sang. Lors donc que nous allons au théâtre c’est du drame qu’il nous faut ; et quand il ne nous suffit plus, nous tombons dans le mélodrame imbécile et grossier. Puis, quand nous sommes saturés de cet alcool énervant, la réaction se fait et nous allons nous plonger dans les eaux basses de la « charge » où le débraillé d’un langage éhonté jaillit des lèvres impudiques et se grise dans une ronde finale que les sergents de ville tolèrent à peine à Mabille.

Je le demande, comment nous serait-il possible de suivre Weber dans ses voyages au pays des songes, dans le fantastique, dans « le bleu ? »

Dans son Freyschütz, il ne nous montre qu’une enfant naïve, — la paysanne Annette, qu’une fiancée chaste, mélancolique et pure, — Agathe, dans le cadre d’une forêt profonde, où l’esprit satanique de Samiel, souille le feu dont Gaspart va tirer des balles enchantées. À la lueur blafarde de la lune perçant à travers les pins, l’imagination du poëte anime, d’une vie étrange, les arbres, les rochers et les cascades. D’un réve effréné sort la forêt magique, la chasse infernale que dirige le cor enchanté. Et quand toutes ces ombres ont disparu, il reste encore dans notre esprit l’impression singulière d’une vision mystérieuse, de bruits vagues où la nature vous enveloppe, vous sourit, dans des sonorités charmantes, dans un hymne où s’épanche toute l’âme de Weber, mais que les lèvres seules de ses interprètes français répètent, après lui, sans que leur intelligence et leur cœur en soient bien touchés.

31 mai 1870.

  1. Lettres de Weber, traduites par M. Guy de Charnacé.