Musique et Musiciens/Les Noces de Figaro

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P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 161--).


LES NOCES DE FIGARO

à
L’OPÉRA-COMIQUE


Ah ! la belle et charmante œuvre ! Comme elle déborde d’esprit et de grâce ! Avec quel bonheur on écoute ses nobles mélodies, si vraies d’expression ! Comme elle sont tonales ! Comme elles se cadencent délicieusement ! Combien elles nous charment dans leur développement naturel ! Comme elles font sentir le vide des lourdes mélopées, dont certains auteurs nous abreuvent ! Comme elles démontrent bien l’impuissance du style haché, des modulations entassées laborieusement, des accords bizarres, des rhythmes brisés ! Et comme aussi les accompagnements doux et élégants de Mozart reposent du moderne fracas des cuivres !

Ah ! le beau et fécond génie que celui qui créa ce chef-d œuvre : Les Noces de Figaro ! Quelle abondance d’idées, quelle clarté dans la forme, quelle vérité dans l’expression des caractères de Suzanne, de Chérubin, de la comtesse, du comte, de ce Figaro, qui n’est peut-être pas le Figaro endiablé de Beaumarchais et de Rossini, mais qui se présente à nous en valet de haute comédie, et comme Molière l’eût certainement compris.

Mozart est tout entier dans cette partition, où tout est si bien dit. Le génie scénique, qui l’a fait l’un des grands maîtres du théâtre, éclate à tout instant, dans chaque morceau, dans chaque phrase, dans ces airs si délicieux, parfois si pathétiques, tel, par exemple, que celui de la comtesse au début du second acte ; il éclate enfin dans les duos, les trios, les ensembles de cette partition et enfin dans son étonnant final, si plein d’incidents, si complexe dans sa merveilleuse unité !

Voilà vraiment la nmsique, la musique reine, celle qu’on exécutera toujours, celle qu’on n’oubliera jamais ! Le voilà, ce bel art qui fait les grands comédiens et les grands virtuoses, source pure où ne sont pas venus puiser ces interprètes maussades, sans esprit, sans souplesse et sans âme, ces chanteurs lourds, pâteux, ennuyeux, maladroits, gonflés comme certains ouvrages qui ne sonnent si fort que parce qu’ils sont creux !

Ô Mozart ! tu triomphes du temps, des plaisants lourds et grotesques, et, comme le dit Rabelais « des extracteurs de quintescence, très précieux… inventeurs de l’incompréhensible ! »

Maintenant que j’ai jeté mon cri d’admiration, je veux faire en quelques mots l’historique des Noces de Figaro. C’est en 1783, et après avoir abandonné la partition de l’Oca del Caïro, que Mozart s’occupa de cet opéra avec da Ponte. En 1785, entièrement absorbé par le travail, il en était réduit à vendre pour deux ducats ses deux concertos en sol mineur et en mi-bémol majeur !

Son père nous apprend, dans une lettre adressée à sa fille, le 11 novembre 1785, que pressé d’en finir avec les Noces, son illustre fils « travaille toute la matinée et donne ses leçons dans l’après-midi ! » Au mois d’avril 1786, il écrit de nouveau à sa fille : « Le Nozze di Figaro seront jouées le 28 avril. Malgré les intrigues, la pièce réussira, et ce sera un succès merveilleux qui fera taire la coterie Salieri. Au dire de Dussek, ton frère triomphera de toute la cabale par son rare talent »[1].

En effet les Noces furent représentées à Vienne, ce jour-là, et avec un succès qui grandissait à chaque représentation. Dès la seconde on fit bisser cinq morceaux, et à la troisième on en redemanda sept. Le petit duo : Il soave zeffiretto fut répété trois fois.

Cependant Mozart, qui savait que les maëstri et les chanteurs italiens voulaient faire tomber sa pièce, se présenta dans la loge de l’empereur pour lui demander de faire exécuter l’ouvrage jusqu’à la fin, dans le cas où l’on voudrait y mettre obstacle.

Le succès fut tel que les Noces furent représentées à Prague la même année. On les joua tout l’hiver presque sans interruption. L’enthousiasme des habitants de Prague l’emporta sur celui des Viennois ; aussi Mozart disait-il souvent : « Les Bohêmes seuls me comprennent bien. » Partout on chantait et jouait ses mélodies, et les grands seigneurs se disputaient l’honneur de l’héberger. Ce fut chez le comte de Thun, qui entretenait chez lui un petit orchestre, que Mozart descendit lorsqu’il vint à Prague. Le jour de son arrivée on jouait les Noces ; il se rendit au théâtre dans la loge de son hôte. Le bruit de sa présence s’étant répandu, il fut acclamé par le public.

Bientôt on joua la nouvelle partition sur tous les pianos. Aussi Mozart écrivait-il, le 10 janvier 1787, à l’un de ses amis de Vienne : « Mon opéra a un véritable succès ici et c’est une grande satisfaction pour son auteur que d’entendre jouer, chanter et siffler partout les motifs de Figaro. » Un soir, dans un concert on pria Mozart d’improviser des variations sur son opéra. Il se mit au piano et improvisa sur l’air : Non piû andraï avec un tel talent d’exécution et un tel sentiment, que l’enthousiasme et l’émotion gagnaient les moins sensibles.


Après avoir fait le tour de l’Allemagne, les Noces de Figaro furent traduites en français est jouées à l’Opéra le 1er avril 1793.

Laïs faisait Figaro Mme Gavaudan, Suzanne. Le Moniteur universel d’alors en donnait un régulier compte rendu. Le voici :


« L’administration de l’Opéra vient de faire à la fois un double essai ; celui de faire jouer par ses acteurs un opéra-comique en dialogue parlé, et celui d’une pièce faite sur musique parodiée. C’est le Mariage de Figaro, traduit d’abord à Vienne en italien, mis alors en musique par Mozzart, (sic), compositeurs célèbre pour la symphonie, et que la scène compte déjà au nombre des maîtres les plus distingués parmi les Allemands, et traduit depuis en français pour la partie musicale qu’on a jointe au drame connu. La musique a paru belle, riche d’harmonie, et travaillée avec beaucoup d’art. La mélodie est très-agréable sans être pourtant piquante. Il y a plusieurs morceaux d’ensemble d’une grande beauté : mais certains airs n’ont pas eu tout l’effet dont ils seraient susceptibles s’ils étaient exécutés dans leur véritable mouvement. Ceux qui connaissent la partition assurent qu’ils ont presque tous été fort ralentis.

« L’exécution des acteurs est telle qu’on devait l’attendre de leurs talents en accordant une juste indulgence au peu d’habitude qu’ils ont en ce genre. Mme Ponteuil, qui est plus exercée, a montré dans le rôle de la comtesse beaucoup d’intelligence et d’habileté. Mlle Gavaudan a senti le véritable caractère de celui de Suzanne, qu’elle a fort bien rendu. Laïs n’a pas paru saisir d’une manière aussi juste celui du rôle de Figaro, qui est la légèreté, la gaieté, la prestesse. Adrien, dans le rôle du comte, n’a besoin que de s’animer un peu plus. Tous les autres rôles accessoires méritent des éloges. En somme, cet ouvrage, d’une excessive longueur, avec beaucoup de chements, peut espérer du succès. Celui de la première représentation a été aussi complet que l’attention fatiguée des spectateurs a pu le permettre. »

Le mariage de Figaro ne fut jouée que cinq fois ; on l’avait peu compris.

Sur la fin de 1802, une troupe allemande qui vint donner des représentations au théâtre de la Cité, décoré du nom de Théâtre-Mozart y joua les Noces en allemand. Les prime-donne de la troupe étaient Mmes Ludgers et la belle-sœur de Mozart, Aloïse de Weber, Mme Lange.

En 1807 enfin, la troupe d’opéra italien qui donnait des représentations au théâtre de l’Impératrice, rue de Louvois, y joua le 2 décembre le Nozze di Figaro. Bianchi représentait le comte ; Barilli, Figaro ; Tarulli, Bartholo, et Carmanini, Antonio. Mme Barilli tenait le rôle de la comtesse, et Mme Bianchi celui de Suzanne. Je ne sais qui faisait Chérubin : il est vrai que ce rôle était réduit à rien. Suzanne chantait l’air « Non so piû cosason » et la comtesse disait elle-même celui où le jeune page exprime son embarras et son désir, son ivresse et sa timidité aux pieds de sa marraine.

Cette fois le chef-d’œuvre de Mozart obtint un vif succès.

Depuis lors on la repris au Théâtre Lyrique, en 1858, sous l’intelligente et artistique direction de M. Carvalho, puis au Théâtre-Italien.

Les plus grands artistes y parurent à tour de rôle : Garcia, Pellegrini, Levasseur, Lablache, Tamburini, Mmes Mainvielle-Fodor, Morandi, Catalini, Bertinotti, Naldi, Ginti, Malibran, Persiani, Grisi. La dernière reprise eut lieu en mars 1861. Badiali jouait le comte ; Angelini, Figaro ; Zucchini, Bartholo ; Mme Penco, Suzanne ; Mlle Battu, la comtesse, et Mme Dalmondi, Chérubin.

Il n’a pas été possible depuis cette époque de monter convenablement les Nozze à la salle Vantadour. Mlle Krauss désirait beaucoup se montrer dans le rôle de la comtesse ; mais Mlle Patti à laquelle revenait celui de Chérubin ne se souciait pas de paraître dans des opéras où l’attention pouvait se partager ; aussi ne donna-t-on point celui de Mozart. Aujourd’hui il n’y faut plus songer : le Théâtre-Italien est mort, du moins au point de vue du répertoire classique. Pergolèse, Paësiello, Cimarosa, Rossini sont abondonnés, faute d’interprètes. Les opéras et les chanteurs modernes n’ont qu’une valeur relative et s’éloignent de plus en plus des belles traditions du passé.

Parlons maintenant de l’interprétation de l’Opéra-Comique, qui répondait, samedi dernier, à ce qu’on en attendait. Mme Carvalho, s’est chargée de nouveau du rôle de Chérubin ; elle l’a chanté avec une rare perfection. L’air : Voi che sapete che cosa è amor a été bissé, et j’ai vu le moment où la salle ravie allait le lui redemander une troisième fois. Quand à l’air : Non so più œsa son, cosa faccio, Mme Carvalho nous permettra de lui dire qu’elle le dit froidement : Nous l’avons entendu autrefois en Allemagne, et il nous frappait par son emportement. Il est, d’ailleurs indiqué dans la partition comme allegro vlvace. On sent que Mozart a voulu rendre la précipitation de la tirade dont l’expression se pressesurles lèvres et dans laquelle Chérubin exalté, dépeint à Suzanne l’amour naissant qui déborde de son cœur :

« Cela est vrai d’honneur ! Je ne sais plus ce que je suis, mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée, mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et voluptés, le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un : je vous aime, est devenu pour moi si pressant que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. ».

C’est cette fougue dans le débit de Chérubin que nous n’avons pas retrouvée dans le chant de Mme Carvalho.

À côté d’elle, Mlle Battu, qui paraissait pour la première fois à rOpéra-Gomique, a remporté une victoire aussi éclatante que celle de son page. Un peu étonnée au début, dans le dialogue, dont elle n’a pas l’habitude, elle s’est montrée grande cantatrice, cantatrice de style et d’expression dans ses deux beaux airs. Elle a du recommencer l’air Dove son du quatrième acte, ainsi que le duetto suivant avec Mme Carvalho. La salle entière s’en est montrée ravie.

Il faut savoir gré à Mlle Cico de ses efforts ; mais le rôle de Suzanne demande trop de vivacité pour qu’elle puisse le bien rendre. Elle y a cependant, parfois, fait preuve de talent.

M. Melchissédech tient avec distinction le rôle de comte ; celui de Figaro est généralement écrit trop bas pour M. Bouhy. Il avait à lutter contre cette difficulté et il en a presque triomphé. Sa diction est intelligente et sa voix bien posée mais un peu sourde.

Dans les petits rôles, il faut signaler le talent de comédienne de Mlle Decroix et la grâce de Mlle Ducasse, qui a chanté avec une simplicité charmante son ariette : « J’ai perdu ma mantille. »

Adressons aussi toutes nos félicitations à l’orchestre et à son chef habile. M. Deloffre.

27 fécrier 1872.

  1. Histoire de Mozart, d’après G. N de Nissen, traduite par M. Albert Sowinski.