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Musique et Musiciens/Manfred

La bibliothèque libre.
P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 217-220).


LE MANFRED

De Robert Schumann à la Société des Concerts


La Société des Concerts, le 29 décembre et 5 janvier, a fait entendre à ses abonnés et pour la première fois, le Manfred de R. Schumann. Le musicien allemand a pris pour texte le poëme de lord Byron, traduit par M. Wilder. L’œuvre tout entière a été exécutée, et c’est là un honneur que la Société n’accorde guère qu’aux morts. Pourquoi ? Il y a cependant des œuvres de compositeurs vivants qui mériteraient une égale faveur ; nous souhaiterions que le Comité de l’illustre Société fût de cette avis, et qu’il n’attendît pas la mort d’un artiste pour lui exprimer son estime.

Nous nous rappelons avec tristesse que, dans la dernière année de sa vie, Léon Kreutzer présenta au Comité sa belle symphonie en si bémol, et qu’il dut renoncer à la satisfaction bien légitime de l’entendre exécuter, parce que la Société ne voulait en jouer que des fragments, prétextant le travail trop considérable qu’elle exigeait. Eh bien, j’apprends que le Comité a décidé que cette même symphonie serait jouée cette année tout entière. Ne réclamera-t-elle donc pas le même nombre de répétitions que du vivant de son auteur ?

Cela dit, arrivons au Manfred, de R. Schumann. Je ne sais, en vérité, à quel genre appartient la singulière musique de cette singulière composition. Elle n’est à proprement parler ni dramatique, ni symphonique, et ne peut être acceptée que comme une fantaisie. Sauf l’Ouverture, très développée, sans grande originalité, mais conçue dans d’assez belles proportions, Manfred ne présente qu’une succession de petits morceaux, de petites mélopées, de petits chœurs, de petits intermèdes d’orchestre. Le tout est écrit dans une manière qui ne mérite pas le nom de style, sous une inspiration aussi courte que vague.

Un « Ranz des Vaches », sans accompagnement et exécuté en perfection sur le cor anglais, par M. Crass, et « l’Apparition de la fée des Alpes », intermède pour orchestre con sordina (quarante mesures) ont un instant réveillé le public de son indifférence.

On peut citer encore l’« Hymne des génies d’Arimane ». morceau sans développement, mais qui ne manque pas d’éclat.

L’orchestration de cette œuvre me confirme dans cette opinion que R. Schumann, en grand pianiste qu’il était, transformait pour l’orchestre ce qu’il avait d’abord conçu au piano. Cette méthode entraîne nécessairement bien des mécomptes, bien des effets manqués, bien des non-valeurs, et ce n’est certes pas un exemple à imiter. Le véritable symphoniste n’a pas besoin de s’aider d’un piano, il pense orchestre, si je puis m’exprimer de la sorte. En agissant ainsi, il agrandit son cadre et se préserve des virtuosités de cet instrument trompeur — le piano

Je demande bien pardon à l’illustre Société, mais elle aurait pu employer son temps plus utilement qu’en se livrant aux laborieuses études nécessitées par cette médiocrité donnée tout entière. Elle a certainement dû y consacrer plusieurs répétitions, à en juger, du moins, par le fini de l’exécution.

Plus j’entends la musique de R. Schumann, plus aussi je demeure convaincu que le musicien saxon manquait de souffle. Et ce serait se tromper étrangement que de le prendre pour un homme de génie. C’était un talent, servi par une imagination distinguée sans doute, mais surtout rêveuse.

Si la langue de Schumann est ornée de douces sonorités, elle est pleine aussi de préciosités et d’obscurités. Il a écrit quelques rares beaux fragments, et un grand nombre de pièces pour la voix et pour le piano, dont les meilleures restent bien loin de celles de Schubert. Ces petites compositions de Schumann obtiennent le succès en empestant le goût. Que nos musiciens y prennent garde, en l’imitant ils pourraient bien ne rencontrer que des déboires. Ceux qui voudraient transporter au théâtre les fadeurs de Schumann doivent tenir pour certain qu’ils n’arriveront pas jusqu’à l’oreille du public. Ils tomberont dans le trou du souffleur pour ne plus se relever. D’ailleurs, on ne forme pas plus de bons cerveaux de musiciens avec toutes ces fadeurs qu’on ne fait de bons estomacs avec les friandises de Boissier.

1873.