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Musique et chants populaires de l’Italie

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MUSIQUE
ET
CHANTS POPULAIRES

DE L’ITALIE.


La nature a voulu que l’homme chantât ses plaisirs et ses souffrances ; dans ses chants, il peint sa pensée, ses mœurs, ses actions, tout son être ; ses chants sont le reflet de son ame. Mais il y a sur le globe tant de peuples différens, que le travail assidu de plusieurs générations serait insuffisant pour former un recueil complet de chants populaires, et pour épuiser les richesses que présente cette curieuse étude.

De même que, dans notre Europe civilisée, les habitans d’une montagne n’ont ni la même langue ni les mêmes usages que ceux de la vallée voisine, et que, dans chaque village, il se trouve quelques traits de physionomie qui n’appartiennent qu’à lui seul, de même chaque pays a ses chants, dont la musique et la poésie lui sont propres comme son genre de vie, la nature de son sol et le caractère de ses habitans.

La musique populaire est le livre de la vie intime d’un peuple, comme la musique nationale en est le livre d’histoire : la première reproduisant les occupations, les mœurs, les habitudes populaires ; la seconde, obéissant, dans ses modifications, à l’influence des événemens politiques d’une nation ; celle-ci, transmise de génération en génération par tout un peuple ; celle-là, passant de bouche en bouche, et léguée par les pères à leurs enfans comme une propriété de famille.

Nous nommons enfin chant populaire un chant qui, chez un peuple quelconque, a pris naissance hors de toute influence de l’art, et dont le peuple est lui-même le poète et le musicien.

Dans les pays froids, où l’homme use sa vie dans un combat perpétuel contre la nature, il a besoin de réunir toutes ses forces pour braver les rigueurs de sa condition. Menacé sans cesse par le climat, environné de montagnes de glaces, il est forcé de chercher une habitation dans le sein de la terre ; là, il vit, loin de toute relation sociale, solitaire et silencieux, jusqu’à ce que la nécessité le contraigne à sortir pour chercher sa nourriture, semblable aux animaux dont il mange la chair, dont les fourrures lui servent de vêtemens, n’ayant d’autres moyens d’action que la force brutale, incapable d’aucun sentiment épuré ou délicat, comprimant enfin dans un lourd engourdissement toutes les facultés de son ame. Dans ces régions où l’homme est soumis à la verge de fer de l’impitoyable nécessité, point de chant, point d’expression d’un sentiment animé, car tout est morne dans un état de vie qui ne diffère de la mort que par un mouvement purement mécanique.

Dans les climats tempérés, au contraire, chaque nouveau jour est paré de nouveaux charmes et semble apporter avec lui une vie nouvelle. La circulation du sang, rendue plus rapide par la chaleur du soleil, est une cause incessante d’entraînement vers le plaisir. Plus un peuple est voisin du midi, et plus cette excitation devient vive et puissante. La nature riche et prodigue a pourvu à tous les besoins de l’homme ; la fleur et le fruit se trouvent ensemble sur le même arbre. À de beaux jours succèdent des nuits plus belles encore ; ce n’est plus le temps, mais le plaisir, qui mesure les heures. De là cet éloignement pour le travail et la fatigue, en même temps que ce penchant si vif pour le jeu, le chant, la danse et les plaisirs des sens ; de là cette gaieté qui, chez les habitans du midi, ne craint point l’atteinte des années, et cet air de jeunesse et de verdeur répandu même chez les vieillards. Ce sont de tels pays qu’on peut véritablement appeler la patrie de la musique, du chant et de la danse.

De toutes les contrées de l’Europe, c’est l’Italie qui, par sa position géographique comme par son climat, nous offre le peuple le plus naturellement organisé pour la musique ; on y rencontre les chants populaires en si grande quantité, et riches de mélodies si belles, qu’aucun autre pays ne lui saurait être comparé. En Italie, le sol est fertile, le ciel serein, les jours brûlans ; mais la nuit, ce temps des chansons, y est fraîche : aussi le chant y porte-t-il le cachet d’une tendre mélancolie, d’une imagination à la fois vive et rêveuse.

Cerné par les Alpes au nord, et sur les trois autres points par la mer, dépourvu de communications avec l’étranger, l’Italien, surtout le montagnard et l’habitant des côtes, conserve dans toute sa pureté, dans toute sa naïveté, le caractère que lui a imprimé la nature qui l’environne. On ne peut, en effet, rencontrer de chants vraiment populaires que là où cesse toute relation étrangère, que là où ne s’est faite encore aucune fusion avec la langue ni la musique d’un autre pays. C’est pourquoi les insulaires, les habitans des côtes et les montagnards, dont la vie est isolée et par conséquent uniforme, conservent si bien ces chants primitifs dans lesquels un peuple, soumis uniquement aux influences locales, exprime, par des paroles et des tons qu’il a lui-même inventés, ses émotions et son amour, ses douleurs et ses prières, les actions de ses pères et les révolutions de la nature.

Mais que le caractère primitif d’un peuple s’efface et disparaisse dans un contact journalier avec l’étranger, alors s’effacent et disparaissent aussi chez lui les véritables chants populaires, bientôt remplacés par des mélodies étrangères et par des chants qui, renfermés jusque-là dans l’enceinte des salons et des théâtres, descendent dès lors dans la rue. C’est pour cela que la Lombardie et les États-Vénitiens, Venise exceptée, sont moins riches en chants populaires que les montagnes Tiburtines, Sabines et Albanaises, que les côtes de Salerne et de Sorrente, les îles qui les avoisinent, et tout le pays qui s’étend depuis Terracine, par Bénévent et les montagnes d’Apulie, jusqu’aux côtes de la mer Adriatique.

Dans presque toutes ces contrées, le peuple est resté à l’abri de l’influence étrangère, et l’éducation théâtrale, dont l’effet est si pernicieux pour la musique et la poésie populaires, n’y a exercé que peu d’empire. Une salle d’opéra s’était établie à Sorrente, et dans ce pays si abondamment pourvu de chants du peuple, je cherchai long-temps avant d’en pouvoir rencontrer, parce que, là où viennent s’ouvrir les portes d’un théâtre, le naturel est aussitôt sacrifié à ce qui est de convention ; la musique populaire se tait devant la musique savante.

Dans ces parties de l’Italie que l’étranger ne visite qu’en passant et comme observateur, le peuple n’est point atteint par cette influence que nous avons signalée. C’est avec un orgueilleux sentiment de sa supériorité, que l’Italien voit des habitans de tous les pays du monde aborder sur ses côtes, rester saisis d’admiration devant la beauté du sol qui le nourrit, du ciel qui le couvre, se perdre en contemplation au milieu d’une foule d’objets d’art, de temples antiques et d’églises modernes, de palais, de galeries, de statues et de ruines. Oh ! qu’alors est loin de sa pensée le désir de visiter d’autres pays que le sien ! Comme tout le reste du monde doit lui apparaître désert et vide de sensations, à lui qui voit tant d’étrangers franchir les monts, traverser les mers pour venir saluer sa terre natale ! Aussi est-il plein de mépris pour toutes les autres contrées, que son ignorance géographique semble placer à un égal éloignement au-delà des monts, au-delà des mers, car il les désigne toutes sous un même nom générique, en les appelant ultramontaines ou ultramarines. Tout ce qu’il entend conter du dehors lui paraît une fable, fait à peine impression sur son esprit, et ne parvient jamais à le tirer de la sphère dans laquelle il a vécu jusqu’alors. Le sentiment de la curiosité ne saurait jamais être aussi puissant chez l’heureux habitant d’un pays fertile que chez l’enfant du Nord, souvent nomade par nécessité, et qui va chercher au loin ce que lui refuse sa terre natale. Goëthe a dit : « Offrez au lazzarone un royaume du Nord ; il ne voudra pas abandonner en échange sa vie oisive de Naples. » — Manger du macaroni, écouter les histoires des improvisateurs, dormir sur les quais, habiter le grand escalier ou le portique d’une église, n’avoir ni maison, ni lit, ni foyer, manquer même de chemise, voilà son existence, et il ne se trouve point malheureux.

Il y a différens genres de chants populaires : le chant guerrier qui célèbre les héros et décrit les batailles, le chant nuptial, le chant funèbre, la complainte ; le chant historique qui transmet la gloire des ancêtres ; le chant religieux, le chant d’amour, et plusieurs autres qui sont en rapport avec les divers évènemens heureux ou malheureux de la vie.

Quant au chant guerrier et patriotique, on en trouverait difficilement quelque trace chez une nation qui a vu succomber son indépendance et sa liberté tantôt dans les invasions des peuplades asiatiques, des empereurs d’Allemagne, des armées françaises, tantôt dans les luttes intérieures des princes, des ducs et des doges. Le morcellement d’un pays tue le patriotisme de ses habitans ; avec le patriotisme doit nécessairement mourir la poésie, qui en est le langage. Mais la naïveté, la finesse, l’esprit satirique du peuple italien, sa vive imagination, ses brûlantes amours, ses superstitions, son scrupuleux attachement à toutes les cérémonies du culte catholique, tous ces traits caractéristiques sont restés une source inépuisable de poésies populaires.

Comme ce fut toujours un des principes du gouvernement pontifical de marier le culte catholique à la vie ordinaire du peuple, afin d’arriver à former un état purement théocratique, il en est résulté qu’il n’est point de fêtes ni de pratiques de religion qu’il n’ait su rattacher aux plaisirs populaires, ayant soin chaque fois de les entremêler de processions, d’illuminations, de feux d’artifice, et surtout de bon nombre d’indulgences et de lettres de grâce pour vingt-cinq et cinquante ans, ou même pour des siècles entiers. Parmi ces fêtes, il faut remarquer la merveilleuse illumination de l’église Saint-Pierre, qui paraît prendre feu tout à coup depuis les colonnes les plus rapprochées du sol jusqu’au faîte de la croix qui décore la coupole. Une autre solennité qui n’est pas moins remarquable, et qui se rattache à la première, c’est le magnifique feu d’artifice que l’on tire sur le château Saint-Ange. L’incendie, reflété par les eaux du Tibre, semble envelopper dans un vaste rideau de feu le pont Saint-Ange, ainsi que toutes les maisons situées sur la rive opposée, et l’on peut jouir alors du plus sublime spectacle en ce genre. Une autre fête populaire, fête tout aussi peu musicale, il est vrai, mais qui ne présente pas moins d’intérêt, est celle qui a lieu le dernier jour de jeûne, le samedi saint. Aussitôt que, du Vatican, le pape, après la Passion, entonne le Gloria in excelsis, signal de la résurrection, toutes les cloches retentissent dans les trois cents clochers qui dominent la capitale du monde chrétien, et à ce concert-monstre viennent encore se mêler les canonnades du château Saint-Ange et les acclamations bruyantes d’une foule immense. Dans toutes les rues, ce n’est que feux allumés, que fusées s’élevant et mourant dans les airs, que détonations devant les portes ; et de toutes les fenêtres jaillit une mitraillade de pots de terre qui ont servi pendant la durée du jeûne, et dont on se défait pour la plus grande gloire de Dieu, souvent aussi au grand dommage des têtes des passans. Les madones placées au coin des rues, dans les maisons et dans les boutiques, sont dépouillées de leurs habits de deuil pour revêtir le costume des dimanches ; on les entoure d’un nombre infini de fleurs et de bougies. Les marchands de boudin, de jambon et de parmesan, parent leurs boutiques comme des chapelles de village au jour de la Fête-Dieu. Dans les rues, c’est une agitation incroyable, ce sont des cris sans fin, et la licence devient telle, qu’on pourrait croire avoir tout à coup rétrogradé jusqu’au temps des anciennes bacchanales. Le soir, les feux sont rallumés dans les rues ; on illumine les maisons du haut en bas. Les Juifs eux-mêmes, qu’une prévoyance toute paternelle du Saint-Père a parqués derrière une muraille pour prévenir leur trop grande multiplication, et qui, néanmoins, croissent et multiplient d’une manière prodigieuse, les Juifs, dans leur prison, allument des feux de joie, pour témoigner au serviteur des serviteurs de Dieu qu’ils sont ses humbles et pacifiques sujets.

Mais une circonstance qui, dans chaque fête, ajoute encore aux plaisirs des Romains, c’est la concession des indulgences que le pape laisse libéralement tomber sur la tête du peuple élu. À peine, du haut de sa loge, à l’église Saint-Pierre, le Saint-Père a-t-il donné sa bénédiction solennelle, on annonce le moment des indulgences, et presque aussitôt il lance sur le peuple sa lettre de grâce. Des milliers de mains s’élèvent soudain pour saisir au passage le bienheureux papier qui voltige lentement dans l’air, comme s’il voulait choisir le groupe au milieu duquel il doit tomber. C’est alors un hourra universel. Les fidèles se poussent, se battent, se déchirent ; et quand, après une longue lutte et bien des blessures, un certain nombre s’est emparé des lambeaux du papier bénit, on peut voir les vainqueurs se servir gravement de leur conquête pour envelopper leur parmesan ou allumer leur cigare.

Revenant à la partie musicale de mon sujet, j’ajouterai que les cérémonies religieuses et les pratiques de dévotion fournissent aux Italiens une grande partie de leurs chants.

Pendant le carême, on voit des jésuites parcourir les rues des villes, suivis de quelques jeunes garçons, et par leurs chants inviter les enfans à venir assister aux leçons de l’école et du catéchisme.

La Vierge surtout est en grande vénération en Italie, et son culte y tient le premier rang ; elle fait la joie et l’espérance de toutes les classes, depuis le cardinal à la robe de pourpre jusqu’au pâle gardeur de buffles des Marais-Pontins ; elle a ses autels sur les côtes de la mer Adriatique, à Lorette, où les peuples font des pélerinages, où les rois venaient déposer leur couronne ; elle a son autel dans chaque cellule de religieuse, comme dans chaque boudoir, même dans celui de la plus jolie et de la plus voluptueuse Italienne ; elle est le palladium du pouvoir militaire du pape, comme elle est l’égide et la bannière des brigands de la Calabre. Aussi les chants que le peuple consacre à sa madone sont-ils innombrables.

À peine les cloches de l’église ont-elles annoncé l’Ave Maria, qu’au même instant, dans les maisons et dans les rues, chacun ôte son chapeau, fait de grands signes de croix, et récite la Salutation angélique. C’est en ce moment que, dans les rues de Rome, des confréries marchant processionnellement, s’arrêtent devant les niches des madones, et entonnent ce chant devenu si vulgaire dans les États Romains et dans presque toute l’Italie :


Cantiamo fideli

In dolce armonia
E viva Maria
E chi la creò.
Per far la sua madre
Pria d’esser fanciulla
In fin dalla culla
Iddio la mirò.


Alors les passans et les ouvriers, dont le travail a cessé, s’arrêtent au signal de l’Ave Maria ; les femmes sortent avec leurs enfans devant la porte de leurs maisons, se jettent à genoux d’aussi loin qu’elles entendent le chant, et mêlent leurs voix à celles du chœur, adressant leur salutation et leur prière à la mère du Seigneur. Lorsqu’un des chanteurs a cessé de chanter ce solo :


Affetti e pensieri
Dell’ anima mia,
Lodate Maria
E chi la creò.


Il n’est pas une voix, de près ou de loin, qui n’éclate en répondant le refrain :


E viva Maria,
Maria viva,
E viva Maria
E chi la creò


Point d’église, point de chapelle de village, si petite qu’elle soit, qui, pendant la veille de la fête de la madone, ou la soirée des samedis, jours qui lui sont spécialement consacrés, ne retentisse de chants populaires composés en son honneur.

J’ai vu dans Rome, à l’un des coins de rues qui avoisinent le Panthéon, une petite chapelle qui, presque chaque samedi, dimanche ou jour de fête, offrait le soir le spectacle de cette simple et pieuse cérémonie populaire ; le Viva Maria retentissait jusqu’aux rues les plus éloignées.

Dans toutes les contrées de l’Italie, même vénération pour la Vierge, à Naples comme à Venise, sur les montagnes comme sur les côtes et dans les îles. J’ai assisté, dans l’île de Caprée, à un office de madone, devant une petite chapelle ; le rosaire précédait le chant comme à Rome ; seulement le chant des insulaires ne ressemblait à celui des Romains, ni sous le rapport de la mélodie, ni sous celui du rhythme ; c’était plutôt une psalmodie accompagnée de ces modulations étranges qui mettent tant de différence entre les mélodies du nord et celles du midi de l’Italie, et dont il faut chercher l’origine, tantôt chez les Grecs, comme pour le chant grégorien, tantôt chez les Maures et les Sarrasins.

Lorsque je débarquai dans l’île de Procida, des femmes qui, par leur costume, semblaient appartenir à une colonie grecque, filaient, assises sur deux parapets conduisant à une petite chapelle ; et tout en faisant tourner leurs fuseaux, elles chantaient le rosaire en langue latine, reprenant alternativement, les unes, la salutation angélique Ave Maria, les autres, la prière Sancta Maria, mater Dei. Il y avait dans la mélodie, ainsi que dans l’exécution musicale, beaucoup de ressemblance avec la manière dont on psalmodie les versets des psaumes dans les chapitres et les couvens. Dans l’Apulie, le rosaire se chante de la même manière en latin et avec le même genre de psalmodie.

Une époque de l’année vraiment solennelle en Italie est l’Avent : là, comme dans tous les pays catholiques, des coutumes populaires toutes spéciales annoncent un temps si respecté des fidèles. À Rome, ce point central du monde chrétien, arrivent, dès les premiers jours de l’Avent, des pasteurs des Abruzzes et de la Calabre, jouant de la cornemuse ou du chalumeau, chantant l’enfant de Bethléem, et annonçant l’arrivée du Christ. Ils marchent ordinairement deux à deux, leur chapeau pointu penché sur une oreille, les épaules couvertes d’un manteau brun qui descend jusqu’aux genoux, les hanches entourées d’une peau de mouton, et pour compléter la physionomie originale et antique de leur costume, des sandales aux pieds et des bandelettes qu’ils tournent autour de la jambe de manière à en faire valoir toute la beauté.

Cette arrivée des pasteurs est pour les Romains d’un heureux augure ; c’est le signal d’une série de fêtes, le présage d’un temps de grâces pour l’âme, de jouissances et de récréations pour le corps. Aussi les pasteurs, que l’on désigne sous le nom de pifferari, sont-ils invités avec empressement à jouer et à chanter devant les madones de la ville ; car chaque demeure a sa madone, éclairée par une lampe, qui est entretenue, du commencement à la fin de l’année, avec le même scrupule que l’était le feu sacré dans le temple de Vesta. Devant chaque madone, on voit, tous les jours de l’Avent, deux pifferari jouant et chantant les airs montagnards transmis chez eux, depuis des siècles, d’une génération à l’autre, par tradition orale.

La composition originale de leur chalumeau mérite une description particulière. Cet instrument a quatre tuyaux de différentes longueurs, dont trois donnent un ton invariable, le second l’octave du premier, et le troisième la quinte intermédiaire, comme cela a lieu pour certaines cordes de la vielle, ou pour la pédale dans les compositions artistiques. Le quatrième roseau est le seul qui donne des tons variables, comme un hautbois ou une clarinette. La mélodie, produite par ce dernier tuyau, forme souvent avec les tons invariables des trois autres une discordance assez choquante pour les personnes qui n’en ont point quelque habitude. Mais d’ordinaire, la mélodie se trouve renforcée par la clarinette du second pifferari, et couvre les autres tons en dissimulant ainsi ce qu’ils ont de trop dur ; car, à Rome, les pifferari jouent toujours à deux, produisant ainsi sur leurs deux instrumens cinq tons à la fois. Lorsque ce singulier mélange de trois tons invariables avec une mélodie variée se fait entendre dans les montagnes, on dirait plutôt des cloches résonnant dans le lointain, qu’un instrument de musique.

Le jour de Noël arrive, et les pifferari ont disparu ; ils se sont mis en route pour retourner dans leurs montagnes. Des troupes nouvelles les remplacent ; ce sont des hommes et des femmes aveugles, chantant avec accompagnement de mandoline, de guitare, de flûte et de triangle, des chansons sur la naissance de l’enfant Jésus. Voici une de ces chansons :


Dormi, dormi nel mio seno
Dormi, o mio fior nazareno ;
Il mio cuor culla sara
Fa la ninna nanna na.


Il serait impossible d’énumérer tous les chants populaires qui tirent leur origine de fêtes ou de cérémonies religieuses. Chaque saint, dans l’endroit où on lui a voué un culte particulier, où sa force spirituelle et son influence céleste, supérieures à celles de tout autre saint, lui ont fait donner par excellence le nom de il santo, a ses chansons à lui dédiées spécialement. Il n’est pas rare de voir figurer saint Marc dans les chants vénitiens, et san Gennaro, qui fait le beau temps et l’orage, ne joue pas à Naples un rôle moins important. Une mendiante de Padoue me chanta même à Rome le cantique si original Tredizi grazie, etc., sur le saint Antoine de son pays.

Dans toute l’Italie, il y a des chants consacrés à chacune des fêtes de l’église ; mais c’est surtout pendant le carême qu’ils sont plus fréquens, et que leur couleur mélodique est le plus en harmonie avec le sujet. Je citerai, entre autres, la chanson suivante que l’on chante en Apulie, pendant la semaine sainte, et dont la mélodie, intimement liée au texte, rend, avec une naïveté et une vérité dignes d’admiration, le sentiment de la douleur et de la contrition.


Jesù mio, con duri funi
Chi fù il reo chi te legò ?
Sono stato
Io l’ingrato,
Jesù mio,
Pardon, pietà !


Il est encore un acte de religion commun à tous les peuples de l’Italie, qui a donné naissance à un grand nombre de chants populaires, tant dans le midi que dans le nord ; c’est celui qui consiste à porter le viatique à un mourant. Les Italiens apportent à cette touchante cérémonie une attention toute particulière, une dévotion qui ne ressemble en rien à celle qu’ils montrent dans les autres pratiques religieuses, où ils suivent les préceptes de l’église plutôt par devoir et par habitude que par un véritable esprit de religion et de foi. On ne peut qu’admirer la résignation, l’abnégation merveilleuse, avec lesquelles ce peuple soumet sa raison, suspend son jugement, et laisse imposer à son intelligence des choses si étranges, que sa foi dans le mystère paraît aussi incroyable que le mystère lui-même.

À Rome, lorsque le prêtre porte la nuit les derniers sacremens à un moribond avec son escorte de bedeau, d’enfans de chœur armés de sonnettes et de flambeaux, de pénitens gris couverts de leur capuchon, toute cette troupe marche d’un pas lent et grave, psalmodiant un chant populaire composé pour la circonstance. À la vue de cette procession, chaque passant s’arrête, tombe à genoux devant la sainte eucharistie, se frappe la poitrine, puis se relève pour se joindre à l’escorte et ajouter sa voix à celle des fidèles. En quelques minutes, l’affluence devient considérable, et le chœur général. Avertis par ce chant, tous les habitans, maîtres et domestiques, accourent de l’intérieur de leurs demeures et se placent aux fenêtres avec des bougies allumées, en sorte que toutes les maisons d’une rue se trouvent en un clin d’œil illuminées jusqu’au toit. Le prêtre a passé, avec lui la procession et le chœur ; et cette subite clarté, qui a un moment fait pâlir les ténèbres de la nuit, disparaît bientôt, laissant, comme avant, la rue obscure et silencieuse. Toute cette foule, qui oublie son chemin et ses occupations, pour aller, avec des chants et des prières, saluer d’un dernier adieu l’âme d’un inconnu qui va s’élancer vers un autre monde, certes c’est là un spectacle touchant et solennel : le chant se perd dans le lointain comme s’exhale le dernier soupir de l’agonisant, les lumières s’éteignent comme s’éteint l’œil du mourant.

Si nous laissons le chant religieux du peuple, pour nous occuper de celui qui a pour objet les choses de ce monde, nous verrons qu’il n’y a point d’événement, grave ou puéril, point de solennité de famille, depuis le baptême jusqu’aux funérailles, qui ne fournisse aux Italiens des sujets de chansons nouvelles. La vogue de ces chansons dure plus ou moins long-temps, suivant que les paroles en sont plus ou moins belles ou piquantes, la mélodie plus originale, et que le sujet se prête à de plus faciles applications.

Les chansons les plus répandues en Italie sont celles de mendians et de brigands ; les mérites de ces nobles professions y sont exposés avec des couleurs si pittoresques et si attrayantes, que ces chansons seules sont capables de nourrir chez un peuple incivilisé, comme l’est surtout celui des montagnes, le goût de la paresse, ou la prédilection pour la vie aventureuse et les exploits de grand chemin. C’est au midi de l’Italie qu’appartiennent surtout les chansons de brigands. Les chansons de mendians, au contraire, sont plus communes dans le nord.

Pendant la chaleur du jour, tous les habitans se tiennent enfermés dans leurs maisons ; mais à peine la nuit est-elle venue tempérer par quelque fraîcheur l’atmosphère embrasée, que de tous côtés l’amour et la mélancolie s’exhalent dans des chants qu’accompagne la guitare ou la mandoline ; et souvent il s’est écoulé plus de la moitié de la nuit avant que le silence succède à ces concerts nombreux et simultanés. Il en est ainsi dans toutes les villes, dans tous les villages de l’Italie ; car c’est toujours publiquement et à haute voix que se manifeste le contentement intérieur ; le peuple en général ne croirait pas à son propre bonheur, s’il n’en faisait retentir d’une manière expressive les rues de ses villes et les vallées de ses campagnes. De là, dans toutes les rues des villes d’Italie, ce mélange de clameurs, de sifflets et de chants ; pendant les nuits, pas une voix n’y garde le silence. À Rome surtout, cette vieille métropole du monde, qui, pendant le jour, ressemble à un désert, le peuple se promène dans les rues, chantant, jusque bien avant dans la nuit, des chansons où il décrit les jouissances de la vie, les charmes et les tourmens de l’amour.

J’ai souvent, dans de belles nuits d’été, suivi les chanteurs allemands au Colosseo, tant pour voir ce monument gigantesque éclairé par la lumière si pittoresque de la lune, que pour entendre retentir dans ces chants les sons harmonieux de ma langue maternelle. Entre les arcs de triomphe, auprès des temples de la Paix, de Romulus et de Remus, chantaient mille voix du peuple, qui toutes se taisaient lorsque les Allemands descendaient du Capitole pour traverser le Forum, et faisaient entendre leurs chants et leurs chœurs si cadencés, et rhythmés d’une manière si précise ; mais à peine ceux-ci avaient-ils cessé, que, de tous côtés, recommençaient les chansons du peuple, belles sans art, justes sans règles, puisées dans la nature. Les Allemands, suivis d’une foule de jeunes gens, étaient ainsi accompagnés jusqu’au Colosseo. Là, sous les voûtes ruinées de ce monument colossal de la force et de la grandeur romaines, s’engageait la lutte entre la nature et l’art. Après ce chant, exécuté par les artistes allemands : « Salut, belle Italie, pays de merveilles, etc.,» des Anglais, placés à l’extrémité opposée, commençaient l’hymne si simple, si admirable, si sublime des pêcheurs siciliens en l’honneur de la Vierge : O sanctissima, ô piissima dulcis Virgo, etc. Si, d’un côté, la combinaison harmonique et le nombre des voix paraissaient devoir enlever les suffrages, de l’autre la palme était vivement disputée par la simplicité et la naïveté des tons, par une expression toute naturelle d’un véritable et pieux amour. Mais bientôt l’hymne de la Vierge était repris à quatre parties et en chœur par les Allemands eux-mêmes ; et quel triomphe alors pour l’art venant prêter son secours à la nature ! C’était tout ce qu’il est possible de rêver de plus beau et de plus parfait. Heureux, me disais-je, mille fois heureux l’artiste qui trouve ainsi ses inspirations dans les émotions même de son âme, et qui sait les exprimer avec tant d’art que, pour celui qui en écoute l’expression, l’art disparaît, et la nature seule semble avoir prêté son langage. Telle est l’origine de toute musique qui se grave dans le souvenir du peuple, en même temps qu’elle obtient l’admiration des connaisseurs et des vrais artistes.

Ainsi les chants du peuple, qui n’osaient entrer en lice avec ceux des étrangers, trouvaient dans les étrangers eux-mêmes des défenseurs. Après ces luttes si originales, on se séparait en s’applaudissant avec franchise et cordialité. Long-temps après minuit retentissaient encore les chants des Allemands dans les rues qui conduisent au mont Pingio, quartier voisin de la villa de Medicis, presque entièrement habité par les artistes étrangers.

Je fus acteur d’une scène pareille et non moins intéressante dans l’île de Caprée. C’était le soir ; nous étions assis sur le toit voûté de l’auberge de Don Giuseppe, admirant d’un côté, sur le sommet d’une montagne, les ruines du bourg de Barberousse, de l’autre celles du bourg de Tibère, séparés de l’Europe par le golfe, et de l’Afrique par la Méditerranée. Malgré toutes ces richesses étalées autour de nous par la nature, moins heureux et moins beau sans doute, mais aimé avec passion, notre pays natal apparaissait à notre pensée au milieu d’une foule de touchans souvenirs ; et comme les Hébreux captifs à Babylone, mêlant leurs pleurs à l’onde du fleuve, à l’ombre des saules où ils avaient suspendu leurs harpes, nous chantions dans la langue maternelle les chants de la patrie ; mais à peine nos voix et nos guitares avaient-elles cessé, qu’autour de nous se firent entendre de tous côtés d’autres voix et d’autres instrumens ; les habitans de la ville étaient assis sur leurs toits et sur les parapets qui les entourent en forme de galerie ; ils jouaient, les uns la flûte, les autres la mandoline ou le violon ; et comme ils ne s’étaient point concertés, c’était un singulier mélange dans lequel il était impossible de saisir aucune mélodie. Nous reprîmes nos chants élégiaques, et soudain toute cette musique fit silence.

La forme caractéristique adoptée le plus généralement pour les chansons populaires de l’Italie, est le ritornello qui se compose de trois vers, dont la mesure est arbitraire, ainsi que le nombre des syllabes qui les composent ; le premier vers est ordinairement le plus court et souvent n’a pas plus de deux pieds ; les deux autres en ont rarement moins de cinq. Lorsqu’à une ancienne mélodie de ritornello, on veut adapter des paroles nouvelles ou improvisées, il est permis, pour remplir la forme mélodique, de traîner ou de répéter la syllabe.

La mélodie des chansons à une voix est toute différente de celle des chants destinés à être exécutés par un chœur ; elle est telle dans ces derniers, que la seconde partie se trouve tout naturellement ; une seconde voix peut très bien les accompagner en chantant la mélodie dans la tierce inférieure ou la sixte supérieure. À Rome et dans tous les environs, on entend des chœurs composés de jeunes gens et de jeunes filles chanter de la même manière que les chanteurs du pape exécutent le plain-chant grégorien ; les voix de soprano et de tenor chantant la mélodie que l’alto et la basse taille exécutent une tierce plus bas, les premiers comme les seconds séparés entre eux par l’octave.

En traversant Siena par une nuit de dimanche avec un veturino, je trouvai toutes les rues remplies de jeunes gens qui chantaient en chœur de cette manière.

Ces chœurs, dont la mélodie est généralement belle et gracieuse, n’ont, au reste, rien de bien surprenant ; ils ont quelque ressemblance avec nos petites chansons à deux parties ; ils sont presque tous dans le ton majeur.

Quant aux chants destinés à être rendus par une seule voix, ils ont, pour la plupart, un caractère mélodique si extraordinaire, qu’il faudrait une grande habitude musicale pour leur improviser une seconde partie. C’est à peine si la nature riche et pittoresque de l’Italie fournirait autant d’exercice au pinceau d’un peintre, que ces chants, avec leurs modulations extraordinaires, en pourraient offrir à l’étude des musiciens, tant sous le rapport de la beauté de la mélodie et de la richesse harmonique, que sous celui de l’originalité du rhythme.

Mais, je le sais, les musiciens en général ne sont pas hommes à daigner puiser leur science dans les inspirations populaires, heureux s’ils ont réussi à trouver le fil qui doit les guider dans le dédale d’un traité d’harmonie aussi obscur qu’embrouillé, et s’ils ont appris à tracer quelques exemples mathématiques du simple ou du double contre-point. Possesseur d’un tel savoir, comment en effet s’occuper encore de ce peuple si rustique, de cette poésie populaire dont la langue est si rude, de ces chants enfin, dont les paroles ne sont pas plus arrangées selon les règles de la prosodie, que la musique selon les règles prescrites par les savans traités d’harmonie ? Et comme elle leur paraît aride, l’ame humaine, à ces savans ! comme il leur paraît vide, le cœur d’un enfant ou d’un homme du peuple ! C’est qu’ils ignorent que, pour donner de la vie à de telles ames, il faut des chants qui y demeurent gravés, des chants qui les excitent à la vertu, qui les consolent dans la douleur, qui animent leurs plaisirs dans les jours de bonheur et de fête. Et ces chants ne sont-ils pas les véritables chants populaires, ceux que le peuple se compose lui-même, dans lesquels il conserve la mémoire des actions de ses pères, retrace ses habitudes, ses mœurs, ses penchans et ses sentimens, ceux enfin par lesquels il se révèle tout entier et laisse plonger dans sa vie intérieure le regard du philosophe ? Celui-ci y trouve à faire des observations qui ne sont pas moins intéressantes pour l’art que celles qui concernent l’origine, la langue ou l’histoire d’un peuple ; car il y découvre les formes aussi simples que vraies sous lesquelles ce peuple exprime sa crainte ou son espérance, sa tendresse ou sa haine, sa joie ou sa douleur, sa mélancolie, sa résignation ou ses jouissances, ses plaisirs et son ivresse. Celui-là est le véritable artiste, qui sait émouvoir les masses.

Outre les chants dans lesquels il peint sa vie, ses sentimens et ses passions, le peuple italien a, en différentes contrées, des chants historiques auxquels le caractère de son imagination a généralement donné une forme pittoresque. Telles sont, sur les côtes, les chansons qui ont transmis la mémoire du fameux Barberousse, dont le nom a conservé dans la bouche des nourrices tout ce que jadis il avait de terrible. Sur les îles que renferme le golfe de Naples, on trouve encore des traces des Grecs et des Sarrasins dans les chansons, dans les danses, et même dans le costume. À Venise, où la vie a gardé le caractère insulaire, où la puissance est demeurée ensevelie sous les ruines de la république, où la vie aisée et heureuse du peuple a disparu avec la vie politique, on entend encore sur les lagunes et sur les canaux, au milieu de la nuit, autour du silencieux palais de marbre du doge, s’élever du fond des noires gondoles des chants qui ont survécu à la gloire du pays, et qui se sont conservés dans la bouche des gondoliers et des pêcheurs, comme un écho parmi les tombeaux.

Si, en Italie, il n’y a ni ville, ni village, ni vallée, ni montagne, qui n’ait sa chanson propre, il en est de même des maisons, qui ont toutes leurs chants de nourrice, de naissance, de noces, de mort ; chants du foyer domestique et qui ne descendent jamais dans la rue.

Un genre de chant qui se rencontre souvent en Italie est celui des légendes, des histoires de couvens, des complaintes inspirées par quelque évènement malheureux, par l’exécution d’un criminel, et surtout par la vie héroïque et la mort d’un chef de brigands.

Telle est la légende, si souvent chantée par le peuple, de la Samaritaine et du Christ. Bien que la conversation de Jésus et de la belle enfant de Samarie y soit montée sur un ton de galanterie qui n’a rien de bien édifiant, le peuple italien ne s’offusque pas de si peu, habitué qu’il est aux idées matérielles de sa dévotion, et disposé toujours à poursuivre ses abbés et ses moines des satires les plus impitoyables. Ainsi rien de plus naturel pour lui que de faire dire à Jésus :

Dove vai bella donzella ?


Et de faire répondre par la Samaritaine :


Vado per acqua, per beve e cucina…


Telle est encore la chanson si connue que fit, la veille de son exécution, un prisonnier napolitain, condamné comme conspirateur :


Un piu a soffrir mi resta…


Après avoir parlé de l’invention des mélodies, et avant de m’arrêter aux livres, aux histoires et aux traditions du peuple qui se rattachent immédiatement à ses chants, il nous reste à jeter un coup d’œil sur la manière toute particulière dont il les exécute.

Les hommes, en Italie, chantent ordinairement avec la voix de fausset, et partagent, avec plusieurs habitans des contrées de l’Allemagne, l’habitude de chanter du nez. Mais ils ont en outre une singularité qui ne leur est commune avec aucun autre peuple ; c’est de prolonger le dernier ton, pendant trois, quatre, six mesures, quelquefois aussi long-temps que le ritornello lui-même. J’ai entendu dans les environs de Terracine et de Capoue des paysans occupés de leurs travaux, traîner ainsi le dernier ton d’une manière désespérante et jusqu’à perdre haleine. Il est inconcevable qu’un peuple qui montre tant de goût naturel dans l’invention de ses mélodies, puisse se plaire dans une pareille uniformité, et s’attacher avec tant de persévérance à une pareille monotonie, à moins toutefois que cela ne provienne de l’habitude qu’il a de soutenir ce ton, pendant que l’instrument qui l’accompagne d’habitude exécute une coda ou un ritornello.

Le caractère mélodique est quelquefois très difficile à saisir et se refuse tout-à-fait à la notation régulière. Autant de peuples, autant de caractères différens dans leurs mélodies. Il en est du chant comme des divers dialectes de la langue. Il faut quelque habitude pour savoir saisir les tons primitifs de la mélodie et les distinguer des tons accidentels qui varient suivant les chanteurs. C’est à cette cause qu’il faut attribuer les diverses opinions des voyageurs sur les chants populaires ; les uns en effet n’ont pu saisir aucune mélodie au milieu de toutes ces fioritures, de tous ces tons traînés ; les autres, au contraire, ont reconnu, à travers cette accumulation d’effets étrangers, une mélodie d’une simplicité et d’une beauté admirables. C’est qu’il faut savoir distinguer la mélodie primitive d’une mélodie altérée par la tradition orale, et saisir la différence qui existe entre la mélodie et l’exécution.

J’ai entendu chanter des Arabes ; le tremblement continuel de leur voix et leurs tons gutturaux ne permettent pas à une oreille accoutumée à la musique européenne de distinguer le moindre trait mélodique ; la langue orientale et la multitude des tons interjetés ont quelque chose de si étrange, qu’il ne nous serait en effet possible de reconnaître ni les tons de la mélodie primitive, ni son caractère rhythmique. Il n’en faut pas conclure pourtant que leur musique soit sans expression et sans caractère. Des Européens prendraient le chant des Arabes pour une plaisanterie, pour une charge destinée à exciter le rire ; et pourtant, à mesure que les uns chantent, on voit les autres courber la tête, tomber dans une méditation profonde et finir par répandre des larmes. Sans doute, si à ces oreilles, qui n’ont jamais entendu nos savantes compositions, on exécutait des morceaux de Beethoven et de Rossini, cette musique ne leur semblerait pas moins bizarre et moins incompréhensible que la leur pour nous.

Goëthe parle d’un chant romain exécuté souvent dans les rues par le peuple, et qui ne lui paraît pas pouvoir être saisi par la notation ordinaire. C’est probablement la chanson : Fior de limone, une des plus populaires à Rome. Elle est en effet rendue d’une manière si étrange, et la mélodie, en passant par la bouche du peuple, y subit tant d’altérations, que j’essayai en vain, à plusieurs reprises, de la noter d’une manière à peu près exacte ; je n’y pus parvenir qu’en l’entendant chanter d’une manière plus simple par un vigneron des environs de Rome.

Un autre chant avec lequel on endort les enfans, et qui porte, comme tous ceux du même genre, le nom de Ninna nanna, me présenta, quoique rendu avec assez de précision, de telles difficultés de notation, que je ne pus même parvenir à en comprendre la mélodie. J’aimerais autant, je crois, avoir à noter ce chant si incompréhensible des Arabes, dont j’ai parlé, que cette Ninna nanna si simple, si lente, et douée, dit-on, d’une vertu si narcotique, qu’elle ne manque jamais d’endormir l’enfant et la nourrice. Quant aux paroles, elles rendent bien cette extase d’une mère amoureuse, dont l’œil fixé sur ce nourrisson qui ne connaît d’autre univers que le sein maternel, croit voir se dérouler tout un ciel d’or, toutes les richesses d’un monde fantastique.

Peut-être un autre sera-t-il plus heureux que moi, et parviendra-t-il à noter la mélodie de ce cantique de mère, dont voici l’introduction ;


Testa d’argento e fronte di cristallo,
Occhi, che ci sì vede il paradiso.
Denti d’avorio e labro di corallo,
La bianca gola e l’incarnato ciglio.
Li vostri orecchi sono tanto belli,
Son fila d’oro i vostrì capelli.


L’Italie doit un grand nombre de chants populaires aux chanteurs et aux ménétriers ambulans, et surtout à cette classe d’hommes que l’on nomme improvisatori, et dont l’existence est un des traits caractéristiques de l’Italie. Ces improvisateurs sont ou poètes ou chanteurs, quelquefois l’un et l’autre, comme jadis les bardes, les scaldes et les troubadours. Je ne veux point parler ici de ces hommes qui font profession d’être savans, et exercent leur art dans les cercles et les salons, improvisant des discours ou des tragédies ; mais de ces improvisateurs hommes du peuple, vivant avec le peuple, qui parcourent, avec une guitare ou une mandoline, les villes et les villages, et chantent dans les cafés et dans les cabarets, ou sous le balcon des femmes, prenant à leur gré le son grave et mélancolique, ou gracieux et amoureux[1]. À peine l’improvisateur a-t-il commencé, que les voisins et les passans font cercle autour de lui, et si la chanson qu’il a inventée plaît au peuple, celui-ci la lui fait répéter plusieurs fois jusqu’à ce qu’il l’ait apprise lui-même.

Il y a encore une autre classe d’improvisateurs, ce sont les narrateurs. Ceux-ci racontent les histoires et traditions populaires, soit en improvisant, soit en commentant, amplifiant et ornant de figures poétiques les livres du peuple. Ces livres sont aussi durables en Italie que les chansons y sont éphémères ; le peuple regarde ce qui y est écrit comme sa propriété ; c’est le recueil, grossi de génération en génération, de toutes ses traditions fabuleuses, de ses aventures d’amour, de ses farces et de ses superstitions ; il se compose de narrations sur toutes les époques, et l’on y trouve décrits les temps anciens du paganisme, les héros romains, le commencement du christianisme, les croisades, les invasions des Sarrasins et des pirates, la vie chevaleresque et la vie des couvens ; c’est, en un mot, l’épopée du peuple italien. En vain dès le berceau l’a-t-on endormi ou réveillé avec les facéties de Bertoldo, l’Ésope de l’Italie ; en vain a-t-il entendu mille fois raconter ses chroniques et sa mythologie, la voix du narrateur est un appel tout puissant auquel il répond avec un empressement toujours nouveau.

A la Ripa grande, à Venise, on voit de ces narrateurs entourés d’un nombreux auditoire, qui, dans le style le plus emphatique, font des improvisations sur le héros qu’on leur a proposé, ou qu’ils se sont choisi eux-mêmes, n’omettant aucun détail, ni sur ses duels, ni sur ses amours, et restant là des demi-journées, aussi infatigables à parler, que le peuple à les entendre.

C’est surtout dans le port de Naples, sur le molo, qu’on les rencontre nombreux, féconds et inépuisables. Ils restent assis, des jours, des mois, des années, à la même place, sur un morceau de bois, un monticule de terre, ou une espèce de trône qu’ils se sont formé avec des pierres ; autour d’eux, et couchés à terre, sont les lazzaroni à moitié nus, les pêcheurs, les soldats, les matelots, tous, les yeux fixés sur la bouche qui improvise, contractant ou épanouissant les traits de leur physionomie, selon que l’évènement rapporté est triste ou gai, heureux ou malheureux ; puis, sortant tout à coup d’un silence de mort pour éclater en applaudissemens frénétiques, ou pour fondre en larmes et sanglotter, selon le sort qu’il a plu à l’historien de faire à son héros. — Plusieurs de ces narrateurs se contentent de lire, et, chose caractéristique, ils choisissent alors plus souvent le Roland de l’Arioste que la Jérusalem du Tasse.

Lorsqu’il a terminé un chant ou une histoire, le narrateur tend son chapeau, et tout assistant qui possède quelque chose partage avec lui. Si, dans le cours de sa narration, il s’aperçoit qu’un étranger est venu grossir le nombre de ses auditeurs, alors c’est vers lui qu’il se tient constamment tourné, c’est à lui qu’il semble adresser son histoire, tendant le chapeau dans la crainte qu’il ne déserte avant la conclusion, mais continuant à parler sans la moindre interruption, et sans que ses autres auditeurs, si curieux ordinairement, daignent détourner un seul de leurs regards pour le porter sur l’étranger.

Je ne terminerai pas sans dire quelques mots de la danse en Italie. La danse, qu’il est si difficile de séparer de la musique et de la poésie populaire, peut, comme le chant, donner une idée des mœurs d’un peuple ; elle révèle ses habitudes de guerre ou de chasse, de pêche ou de vie agricole. Le nègre de la Côte-d’Or, qui boit le sang et mange la chair de son prisonnier, ne danse qu’autour de sa victime, et sa danse a un caractère brusque et farouche. Chez le Congo-Sénégalien, au contraire, qui se livre aux travaux des champs, la danse est une récréation, et en offre toute la grâce et l’abandon.

La danse nationale de l’Italie est la tarentella, qui doit son nom à la tarentule, espèce d’araignée dont la piqûre ne peut être guérie, dit-on, que par la danse. On explique cette guérison par l’abondante transpiration que provoque cet exercice, et qui ferait ainsi sortir le venin. D’autres prétendent que le nom de tarentella vient de ce que la piqûre de la tarentule imprime aux pieds et aux mains un mouvement semblable à celui qui caractérise cette danse.

La tarentella se danse au son de tous les instrumens répandus parmi le peuple, comme la guitare, la mandoline, le chalumeau, et surtout le tambourin, qu’on ne rencontre jamais que dans les mains d’une femme, comme autrefois chez les Hébreux, comme aujourd’hui encore dans les harems des musulmans. Les danseurs, qui ont constamment le regard fixé l’un sur l’autre, exécutent, en se balançant, les mouvemens les plus vifs et les plus voluptueux.

Outre la tarentella, on remarque, dans les îles de la péninsule, plusieurs danses d’origine étrangère que le peuple a conservées. Telle est à Ischia celle des Sarrasins, que les jeunes gens de l’île dansent avec des lances. En Sardaigne, la danse populaire est le ballo tondo, remarquable par les mouvemens extraordinaires des exécutans. Les danseurs sont toujours séparés des danseuses ; il n’est permis qu’aux fiancés de se prendre la main, et malheur au jeune homme qui oserait toucher la main d’une femme ou d’une fiancée autre que la sienne ! Dans tous les cantons du midi de la Sardaigne, on danse au son d’un instrument, nommé launeda, qui date du temps des anciens Romains, et qui a survécu à toutes les révolutions. Il se compose, comme la cornemuse des pifferari napolitains, de quatre roseaux embouchés par le même exécutant.

Le son lointain du violon ou de tout autre instrument suffit, en Italie, surtout dans les provinces du midi, pour amener des danses parmi le peuple ; alors il n’est point de pêcheur ni de lazzarone qui ne se mette en mouvement, se tenant sur la pointe des pieds, et balançant ses bras et son corps. Nous partîmes un jour d’Ischia pour gravir l’Epomeo, si bien décrit dans le Titan de Jean Paul ; arrivés, après beaucoup de peines et de fatigues, à la dernière pointe de la montagne d’où l’île entière nous apparaissait comme une nacelle voguant sur une mer immense, notre première pensée fut une pensée d’enthousiasme à la vue de ce tableau magnifique qui déroulait à nos pieds Naples, Portici, Resina, le Vésuve, Pompeï, Sorrente, Salerne, les îles de Caprée et de Procida, puis le promontoire de Mysène, Gaëte, Terracine, le promontoire de l’enchanteresse Circé, puis encore, comme un nuage lointain, les rochers de la Corse et de la Sardaigne. À peine étions-nous revenus d’un premier mouvement d’admiration que nos conducteurs de mulets, profitant d’un violon amené par un soldat napolitain qui venait de célébrer ses noces chez l’ermite de la montagne, se mirent à danser sur l’étroite plate-forme où nous étions. Chaque instant que nous pouvions dérober à la nature si belle et si pittoresque qui étalait ses trésors devant nos yeux, nous le donnions à la danse de nos guides, et notre intérêt n’était pas moins vivement excité par la grâce de leur tenue et de leurs gestes, que par le long enivrement avec lequel ils se livraient, infatigables, au plaisir de la tarentella.

Dans presque toutes les villes de l’Italie, à Rome surtout, il y a des jours où des danses s’improvisent et s’emparent de rues entières. C’est alors un spectacle des plus animés, où la musique, le chant et la danse du peuple forment l’alliance la plus étroite.

Au-delà du Tibre habitent les Transteverins, qui se disent les vrais descendans des Romains, et ont gardé, tant dans leur costume que dans leur caractère, une teinte d’originalité qui, depuis des siècles, n’a subi aucune variation. Il est difficile de concevoir comment cette population, au milieu des invasions qui l’ont soumise à tant de jougs différens, malgré son contact journalier avec le reste des habitans de Rome et les étrangers, a réussi à se conserver pure de toute altération ; on dirait des montagnards ou des insulaires constamment séparés des autres peuples. C’est sans doute au noble ressouvenir d’une grandeur et d’une gloire antiques qu’il faut attribuer le soin religieux avec lequel les Transteverins ont gardé ce costume, ces mœurs et ces usages des temps passés. La fierté qu’ils ressentent de leur origine, et le dédain qu’ils témoignent aux autres habitans, ont souvent occasionné des rixes sanglantes, de véritables petites guerres, auxquelles l’intervention militaire peut à peine mettre fin.

Rien de plus pittoresque que le quartier des Transteverins les dimanches et les jours de fête. Les maisons sont désertes ; tout le monde est dans les rues, depuis les enfans jusqu’aux grand’mères, parmi lesquelles se trouvent souvent des centenaires. Devant la porte de chaque habitation, on dirait une fête ; il s’y forme des danses auxquelles prennent part non-seulement les enfans et les jeunes gens, mais les vieillards des deux sexes, qui se joignent à la tarentella jusque bien avant dans la nuit. Le seul accompagnement de ces danses est un tambourin frappé par une jeune fille ; ce tambourin ne manque dans aucun ménage : c’est un meuble indispensable. Ce n’est que vers deux heures après midi que commence la fête, et la cloche qui sonne l’Ave Maria a seule le pouvoir de l’interrompre. À peine le premier son se fait-il entendre, qu’aussitôt, comme par enchantement, les chanteurs s’arrêtent, la main qui frappait le tambourin retombe immobile, le pied qui s’élançait en l’air reprend gravement sa position accoutumée ; les danseurs se jettent à genoux, de nombreux signes de croix sillonnent toutes les poitrines. Au bruit de la fête a succédé le silence ; aux transports de joie, l’immobilité de la contemplation, ou le bruit d’un Ave machinalement récité.

Ce recueillement subit ne dure que quelques minutes, et la fête recommence, plus animée que jamais, jusqu’à minuit, heure à laquelle les Romains se mettent à souper. Alors vous ne rencontrez plus dans les rues que des jeunes gens chantant leurs tourmens d’amour sur un ton plaintif et mélancolique, qu’ils accompagnent des accords légers de la guitare ou de la mandoline. Enfin les rues deviennent tout-à-fait désertes ; la gaieté bruyante de la journée fait place à un calme profond, interrompu seulement par les prières du chapelet que murmure devant sa madone une famille qui va se séparer pour se livrer au repos. Alors, dans chaque rue, on pourrait se croire à la porte d’un temple où les fidèles se sont réunis pour prier.


J. Mainzer.
  1. Commanda qualche cosa di serio, di malinconico, o una canzone grazioza e dilettevole !