Myrtes et Cyprès/Élégie sur la tombe de mes parents

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Librairie des Bibliophiles (p. 109-113).


ÉLÉGIE

SUR LA TOMBE DE MES PARENTS


Quarante ans ont suffi pour finir sa carrière,
Qui lui sembla durer l’espace d’un seul jour ;
Il s’est éteint durant la saison printanière,
Il a pris son essor vers l’éternel séjour.

Pour vous plus de douleurs, ô mon bien-aimé père !
Plus de soucis dans l’âme et de pleurs dans les yeux ;
Mais moi, je reste seul… Depuis longtemps ma mère
Vous avait précédé pour vous ouvrir les cieux.

Éloignés maintenant du monde des misères,
Vous y laissez un fils, objet de vos amours.
À genoux près de Dieu, dans vos saintes prières,
N’oubliez pas celui qui vous aime toujours.

Vous nous abandonnez, âmes tendres et chères !
Et vous nous retirez vos soins si nécessaires,
    Pour suivre un Dieu jaloux !
Combien de blanches rieurs meurent à peine écloses !
Pourquoi tant de boutons voient-ils si peu de roses ?
    Seigneur, le savez-vous ?

Rien n’est certain ici, l’existence est un rêve ;
Le banquet souriant dans les regrets s’achève.
    Point de plaisir sans deuil !
Nous abandonnons tout pour le fatal voyage ;
On ne nous laisse rien, à l’enfant comme au sage,
    Que le bois d’un cercueil.


Soleure, juin 1866.


J’avais six ans… Pour moi la terre était joyeuse ;
Tout plaisait à mes sens, la nature amoureuse,
Son soleil, ses parfums, ses souffles et ses fleurs,
Et mes larmes n’étaient pas encore des pleurs.

C’est que je possédais ce trésor de tendresses,
Cet ange qui nous aime et vit de nos caresses,
Ce gardien du berceau, puis soutien de nos pas,
Qui nous donne toujours et qui ne compte pas.

J’avais ma mère enfin, cette mère chérie,
Esprit que Dieu créa pour embellir la vie,
Refuge où vont frapper chacun de nos secrets,
Partageant notre espoir ainsi que nos regrets.

Elle disait souvent, dans sa candeur de mère :
« Quand mon fils sera grand, de l’existence amère
À son cœur je ferai supporter le destin.
Ce qui doit l’accabler devra d’abord m’atteindre.

Tant que je serai là, mon fils n’a rien à craindre
De ses beaux jours je veux prolonger le matin.
« Je le précéderai sur sa route fleurie,
Et j’en écarterai les ronces et l’ortie,
Qui, déchirant notre âme, en détachent le bien.
Des plaisirs souriants la coupe tentatrice
S’épurera par moi de l’essence du vice,
Et je la poserai sans danger dans sa main.

« Il n’y trouvera rien qui ne soit noble et juste :
L’art, fruit délicieux que notre âme déguste ;
La science, à sa suite entraînant la raison,
Et par-dessus cela l’amour d’un Dieu suprême
Qui donne à tous le jour et m’accorde à moi-même
Un fils dont le bonheur devient ma mission.

« Oui, sois heureux, enfant, et mérite de l’être
Garde malgré celui qui l’ose méconnaître
Le sentiment du bien, notre plus cher trésor ;
Garde la charité, quelle que soit ta sphère…

Fortuné, laisse-toi toucher par la misère,
Et, pauvre, au mauvais riche, enfant, pardonne encor ! »
Oh ! jamais on n’eût dit, en la voyant sourire,
Penchant son front béni de ceux que l’on admire
Sur l’enfant que le ciel confiait à sa main,
Qu’elle rendrait sitôt à Dieu son âme aimante,
Que la mort pâlirait cette tête charmante,
Et qu’à six ans déjà je serais orphelin !


Bruxelles, 1870