Myrtes et Cyprès/Chanson de gondolier

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Librairie des Bibliophiles (p. 37-43).


CHANSON DE GONDOLIER


Mers brunes,
Lagunes,
Tout s’agite au vent,
Et l’onde
Profonde
Mugit en rêvant.

Venise,
La brise

Enfle et veut ployer
La tente
Où chante
L’humble gondolier.

Nuit sereine,
L’âme est pleine
De tes sons mystérieux,
Et l’étoile
Sur la voile
Fixe son œil curieux.

Dans la brume,
Où s’allume
Le phare aux mille couleurs.
Ma gondole,
Leste et folle,
Glisse à côté des rameurs.

Venise, ville féerique,
Reine de l’Adriatique,

Oh ! qu’il me plaît de te voir
Te mirer dans l’ombre grise,
Tressaillir comme indécise
Sous les caresses du soir !

Quand de mille girandoles
Tu formes des auréoles
Pour surmonter tes palais ;
Quand, légère et parfumée,
La vague, ta sœur aimée,
Bat la rive où tu dormais,

Je préfère ma bassesse
Aux honneurs, à la richesse,
Libre dans ma pauvreté ;
Et, debout sur ma gondole,
Fredonnant la barcarole,
Je me dis avec fierté :

« Vogue et rame,
Fends la lame,

Glisse à travers les canaux
Dans l’ivresse
Qui sans cesse
Te fait séparer les flots. »

Je passe…
Ma trace
Ride un instant l’eau.
Où vais-je ?
En sais-je
Plus qu’un frêle oiseau  ?

Toute
Route
S’arrêtera,
Telle
Qu’elle
Est, changera.

Joie
Noie

Le malheur ;
Reste
Leste
Dans mon cœur.

Car moi j’aime et j’espère… Et demain, dès l’aurore,
Avant que le soleil ait fait revivre encore
Les fleurs de l’oranger ;
Avant que l’alcyon, inconstant et volage,
Ait essuyé son aile aux arbres du rivage,
Quittant l’esquif léger,

Moi, j’irai retrouver cette ardente sirène
Dont les cheveux feraient l’ornement d’une reine,
Le désespoir des dieux…
Cette enfant que la Grèce offrit à l’Italie,
Chaste avant de me voir, mais que son amour lie
À mon amour fiévreux…

Nous nous reposerons aux doux sons de sa lyre,
Et j’appuierai mon front, où brûle le délire,

Sur son sein découvert,
Tandis qu’elle prendra ma main rude et brunie
Va, joyeux gondolier, vers la rive bénie
Que ronge le flot vert…

Lune pâle
Sur l’opale
Du ciel, oh ! dissipe-toi,
Car, trop lente,
Tu tourmente
Mon être, tout en émoi.

Aurore
Colore
Bientôt
L’îlot…
Bruits vagues
Des vagues,
Du flot ;


Mers brunes,
Lagunes,
Tout ce que le vent
Soulève,
Sans trêve,
Fait rêver l’amant.


1869.