Myrtes et Cyprès/Je me suis dit souvent

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Librairie des Bibliophiles (p. 173-176).


Je me suis dit souvent…


Je me suis dit souvent : « À quoi sert de lutter,
Si la gloire est un bien qu’on peut nous contester,
S’il en est de l’amour comme de toutes choses,
Si les lauriers jaunis vont rejoindre les roses,
Et si de nos souhaits le mirage enchanteur
Se dissipe en brouillard au fond de notre cœur ? »

Et je vis, torturé par cette âpre pensée :
L’âme perd son espoir et la fleur sa rosée ;
Je marche et vois tomber sous mes pas languissants
Toute l’illusion que j’avais à quinze ans,
Et, lors même qu’il reste à ma triste couronne
Quelque feuille échappée à ce souffle d’automne,

Je l’arrache, prenant plaisir à torturer
Mon propre cœur… et puis je me mets à pleurer.

Aux bords de ces étangs aux ondes toujours pures,
Que les saules pleureurs couvrent de leurs ramures,
N’y laissant pénétrer de la clarté des cieux
Qu’un rayon qui s’y perd vague et mystérieux,
Je marche solitaire et me voile la face ;
Mon regard affaibli ne voit plus dans l’espace,
Comme un miroir confus reflétant mon esprit,
Que brumes au matin et ténèbres la nuit.
— On dirait que parfois le mal qui me torture
Imprime le dégoût sur ton front, ô nature ! —
Et, si de ce linceul humide et malfaisant
Se dégage soudain l’astre resplendissant,
Je détourne les yeux, car mon pâle visage
Aux rayons réchauffants préfère le nuage.

Enfant, dans la forêt j’allais souvent m’asseoir,
Afin d’y respirer l’air parfumé du soir,

Pour me bercer à cette ineffable harmonie
Que la brise chante à la nature assoupie.
Les feux du crépuscule empourpraient les coteaux,
Les talus se miraient dans la nappe des eaux.
Ici, l’ombre, mêlée à des flots de lumière,
Semblait faire mouvoir le sentier solitaire ;
Là, le gazon penchait les urnes de ses fleurs,
Confondant leurs parfums ainsi que leurs couleurs.

Qu’elle est grave cette heure où règne le silence,
Où sur l’arbre muet l’oiseau qui se balance
A cessé tout le bruit que faisaient à la fois
Son aile palpitante et les chants de sa voix !

Qu’elle est douce cette heure où la mère pieuse
Se penche sur le front de sa fille rieuse
Et veille avec amour ce doux ange endormi,
Dont elle est le soutien comme l’unique ami !

Qu’elle est sainte cette heure où le pécheur rebelle,
Se sentant ressaisi par l’angoisse cruelle,

S’agenouillait aussi sous la voûte du ciel
Et murmurait tout bas le nom de l’Éternel !

Alors ma voix d’enfant se mêlait au cantique.
Le chant de l’innocence au ciel est sympathique.

Aujourd’hui je suis seul ; mais c’est l’isolement…
Je n’ai personne à qui confier mon tourment ;
Jamais personne, hélas ! accourant à ma plainte,
Ne viendra caresser ma main dans son étreinte !
Jamais un œil ami, sur le mien arrêté,
Ne s’est devant mes pleurs aussitôt humecté !
Je n’entendrai jamais une bouche ravie
Me dire : « Viens, suis-moi : le chemin de la vie
Est plus rose et plus gai lorsqu’on le longe à deux. »
Combien de fois, hélas ! n’ai-je pas fait de vœux,
Ô mon Dieu (tu semblais ne pas vouloir m’entendre),
Pour rencontrer un jour l’être qui pût comprendre
Tout ce qui chante, espère, ou se lamente en moi.
Alors, avec l’amour, j’aurais trouvé la foi.


Lausanne, 1871.