Myrtes et Cyprès/Lassitude

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LASSITUDE


Hélas ! ainsi que vous j’invoquai l’espérance
Mon esprit abusé but avec complaisance
Son philtre empoisonneur…

Lamartine.

Je dois mourir un jour… Il vaudrait mieux peut-être
De ce monde cruel brusquement disparaître,
S’affaisser et tomber pour ne plus se lever !
Plutôt que de passer le reste de ma vie
Dans les spasmes affreux d’une lente agonie,
Il vaudrait mieux qu’un coup fatal vînt m’achever :

Car je suis mûr déjà pour l’oubli dans la tombe ;
Rien ne rattache plus mon esprit, qui succombe,
À ce qui fait le but des autres ici-bas ;
Je me sens isolé dans la foule bruyante,
Lampe qu’aucun rayon n’échauffe et n’alimente.
Il vaudrait mieux pour toi consommer ton trépas.

Peut-être est-il encore une âme qui comprenne
Ce qui fait le supplice inouï de la mienne,
Et qui pourrait m’aimer et saigner avec moi ;
Mais je la cherche en vain, rien ne me la révèle.
Cet être désiré, cet ami que j’appelle,
Devant ma soif d’amour recule avec effroi.

Si je partais pourtant, cette petite place
Que j’occupe au soleil, ce sentier où je passe,
Ces hommes que j’effleure au courant de mes jours.
Se ressentiraient-ils longtemps de mon absence ?
Me regretterait-on ? aurais-je quelque chance
De n’être pas de suite oublié pour toujours ?

Ce cercueil qui devra contenir ma dépouille,
Puis-je espérer, hélas ! qu’une larme le mouille ?
Au cortège banal, morne accompagnement,
Mise en scène sans prix, deuil bâti sur commande,
Se trouvera-t-il bien un ami qui répande
Des pleurs qui ne sont pas séchés en un moment ?

Attendront-ils que la dernière pelletée
Sur la fosse sinistre ait été rejetée
Pour pousser un soupir de doux soulagement.
Pour se dire, au retour de la cérémonie,
Qu’elle a duré longtemps, qu’enfin elle est finie,
Et que ces choses-là se font trop lentement ?

Que me prometriez-vous, ma muse ?
Idéal, que me disiez-vous ?
Chimère, n’es-tu point confuse
Que tant de pleurs et de dégoûts
Remplacent les tableaux si doux
Que tu présentais à ma vue,

Et de ma pauvre âme éperdue
Comprends-tu le juste courroux ?

Combien tu m’apparaissais belle,
Ô muse, mon ange adoré,
Avec l’azur baignant ton aile,
Ton sein pur de gloire enivré,
Un feu chaste dans ta prunelle,
Ton air de jeunesse éternelle,
Et cette voix aux doux accents
Comme les zéphyrs caressants !

Aussi, quand d’une main tremblante
Tu me tendis ta lyre d’or,
Je l’acceptai, ma douce amante,
Et vois… je la possède encor.
Seulement, si mon doigt l’effleure,
Il est rare qu’elle ne pleure,
Et tes accords mélodieux
Sont devenus plaintes amères !

C’est le triste écho des misères
De l’homme, et non le chant des deux.

Tu m’avais dit pourtant, mignonne,
Muse à qui mon âme pardonne,
Que ton souffle suivrait mes pas,
Que tu ne me quitterais pas,
Qu’en bravant le bruit de la foule,
Porté par sa vague et sa houle,
L’illusion de mes vingt ans,
Mes rêves bleus et souriants,
Sortiraient intacts de la fange.
Ainsi que les ailes d’un ange
Frôlent bien les enfers maudits
Sans y perdre du paradis
Le parfum, la clarté sacrée
Et la blancheur inaltérée.

Mais connais-tu ce siècle ? Dis.
Sais-tu que l’artiste y végète

Et que ton enfant le poète
Expire avant d’être compris ?
Sais-tu que le cœur se dessèche
À toujours rester sur la brèche,
Par amour du bien et du beau,
Quand la foule rit de vos peines
Ou vous accable de ses haines
Qui vous couchent dans le tombeau ?

Le culte affreux de la matière
Écarte la pure lumière
Que l’art jetait sur les mortels.
L’or est le seul dieu qu’on adore.
S’il nous fallait chanter encore,
Ce serait devant ses autels
Que nous conduiraient ses apôtres,
Tandis que je n’en ai point d’autres
Que le vrai, le beau, l’idéal,
Et que l’amour est mon fanal.

Tu ne sais point que la jeunesse
N’a plus cette même tendresse,
Ces élans purs et généreux,
Cette ardeur pour les belles choses…
Non, à vingt ans leurs cœurs sont vieux.
À l’âge où les rêves sont roses,
Où l’on ne songe au lendemain,
Eux aussi longent le chemin
Qui doit conduire à la richesse.
À peine ont-ils une maîtresse !
La soif de l’or prend tout le jour :
On n’a plus jamais soif d’amour.


Au printemps, pas plus qu’en automne,
Que l’arbre verdisse et bourgeonne,
Ou que sa feuille au gré du vent
Ballotte et tombe tristement,
C’est à peine si dans la plaine.
Respirant l’odorante haleine

Des fleurs qu’apporte le zéphyr,
C’est à peine si dans les drèves
Où montent d’enivrantes sèves,
Où l’oiseau gazouille à plaisir,
Sous les sapins et les vieux chênes,
Se glisse un couple vaporeux,
Beau de ces lueurs souveraines
Que l’amour répand dans ses yeux,
Rêveur, enlacé, sans parole,
Oubliant l’heure qui s’envole,
Et les hommes, et tout souci,
Et la ville, et toi-même aussi,
Mon Dieu, qui le suis du sourire,
Qui te mets dans l’air qu’il respire,
Dans la chaleur, les feux du jour !
Mais non, — car Dieu, c’est bien l’amour.

Que diriez-vous, hélas ! jeunesse romantique,
Exaltés entraînés dans le courant sceptique,
René, pauvre âme en peine, et toi, tendre Werther,

Cari Moor, noble bandit, Byron, rieur amer,
Si c’était aujourd’hui qu’il vous fallait revivre,
Que diriez-vous du siècle où tout se vend, se livre,
Où l’on a retiré son trône à la beauté,
Où plus rien n’est honteux sinon la pauvreté,
Où l’on offre au marché la pudeur de la femme,
Où l’égoïsme éteint la passion dans l’âme,
Où les grands sentiments ne font plus de martyr,
Où nous pouvons aimer sans jamais en mourir ?
Certes vous auriez plaint, dans une ère ainsi faite,
Celui que la nature avait créé poète,
Hélas ! car celui-là, rêveurs tendres et doux,
Est plus désespéré, plus tourmenté que vous !


Heidelberg, 8 décembre 1875.