Mémoires de Louise Michel/Chapitre 2VIII

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 323-342).
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VIII


Il y a, entre la forêt Ouest et la mer, une bande de rochers volcaniques ; les uns debout pareils aux menhirs de Carnak, les autres affectant des formes monstrueuses ; un, même, semble couché près des menhirs ; d’autres rochers sont couchés, pareils à des tombes ; l’un a la forme étrange d’une rose énorme avec quelques pétales brisés.

À la haute mer, le flot empêche ceux qui craignent la fraîcheur de l’eau de rôder de ce côté.

Le mât des signaux domine la forêt Ouest, il est fleuri d’hirondelles et, de loin, on dirait des branches d’un joli bois gigantesque.

De ce lieu de repos on entend les hirondelles bavardes se raconter, en se fendant le bec jusqu’aux yeux, une foule de choses.

La forêt, deux fois par an, se couvre de lianes ; presque toutes aux fleurs blanches ou jaunes. Les feuilles ont toutes les formes possibles, elles sont en fers de flèche comme le tarot, en fers de lance, en forme de feuilles de vigne. La liane à pomme d’or fleurit comme l’oranger ; la liane fuchsia couvre les arbres environnants d’une neige de bouquets blancs pareils à des fuchsias, si serrés qu’on voit à peine les feuilles.

Une liane à feuilles de trèfle, petites, épaisses et transparentes qu’on dirait taillées dans du verre, fleurit en corbeilles suspendues à un fil et pareilles à la fleur vivante du corail.

Sur la forêt entière, flottent dans les airs, balancées au vent ou jetées en folles arabesques, des lianes pareilles à des houblons, à des clématites aux fleurs d’or.

D’autres, aux feuilles de ciguë, accrochent partout leurs vrilles d’un vert tendre.

Une liane aux feuilles de vigne, fragiles, transparentes et couvertes d’une sorte de duvet pareil à la fleur qu’on voit sur nos prunes, a des graines guillochées dans des fruits pareils à des pastèques, jaunes, petits et guillochés eux-mêmes. La graine plate est recouverte d’une chair vermeille semblable à la gelée animée que les cyclones, raclant le fond de la mer, jettent sur le rivage, et qui, sans autre forme qu’un tas de chair, sans organes, sans rien au monde, s’allonge comme si elle se faisait des tubercules pour retourner dans les flots.

Une autre liane a pour baies des milliers de pendants d’oreilles rouges. La fleur, petite, d’un blanc verdâtre, forme des bouquets d’étoiles.

Il y a des arbustes couverts de minuscules œillets blancs ; d’autres ont la fleur de la pomme de terre avec de petits tubercules à la racine ; on dirait des euphorbes arborescents.

Les pois arborescents, aux gousses poilues, poissées de gomme, ont des fleurs jaunes ombrées de rouge, de la couleur de nos giroflées.

Le haricot arborescent, petit et d’un noir bleu, a, par extraordinaire, une fleur bleue ombrée de noir ; c’est peut-être la seule fleur du pays qui ne soit pas jaune, blanche, ou rouge. Cette dernière couleur est rare ; à part le flamboyant, il y a peu d’arbres aux fleurs empourprées.

Les fleurs blanches dominent.

Ensuite les jaunes.

En troisième lieu, viennent quelques rouges ; je n’ai vu que la bleue dont j’ai parlé.

La couleur violette est représentée par de toutes petites pensées sauvages, qui croissent en grand nombre avec des liserons roses également fort petits et de grands résédas sans odeur, aux endroits de sable et d’herbe courte.

Les bois sont rouges de tomates indigènes, grosses comme nos cerises, montant haut à l’ombre et cachées comme des fraises aux endroits où le soleil parvient.

Les lauriers roses ont des bouquets de fleurs disposées comme celles de l’hortensia, quelques-unes d’un rose pâle, le plus grand nombre blanches, ayant une fraîcheur de papier de riz.

Des milliers d’arbustes aux fleurs d’héliotrope, au bois blanc, creux et garni d’épines, croissent partout.

Les baies de la forme et de la couleur des cassis ont un goût parfumé ; à peine si chaque bouquet de fruit donne une demi-goutte de jus qui a le goût du madère très fort ; je crois qu’on pourrait, de ce jus fermenté, fabriquer une liqueur réconfortante pour les malades.

J’ai parlé de la graine guillochée d’une liane à fruits jaunes ; l’analogue de cette graine existe à l’état vivant : c’est une carapace blanche décorée des mêmes guillochures, affectant la même forme complètement fermée, si ce n’est à l’endroit où devait sortir la tête et à l’opposé.

Cette étrange tortue n’avait pas de pattes. Les cyclones arrachent ces carapaces des abris où elles gisent sous les flots, et les jettent sur le rivage.

Sur un morne naguère émergé, une algue aux raisins violets s’étend bien vivante, attendant le flot qui reviendra, ou se fait terrestre, cherchant à attacher ses racines au sol.

C’est bien ainsi que se forment ou se développent, de la plante à l’être, des organes nouveaux suivant les milieux.

Savons-nous nous servir de l’organe rudimentaire de la liberté, des organes rudimentaires des arts, plus ou même autant que ces fucus apprenant la vie de la terre ! Je ne le crois pas.

Vienne le cyclone révolutionnaire, le peuple apprendra aussi la vie nouvelle.

Une fois, deux fois par an quelquefois, une neige grise enveloppe la presqu’île, tourbillonnant par flocons ; on en a quelquefois plus haut que les chevilles : ce sont les sauterelles.

Quand elles commencent à tournoyer dans l’air, on peut éloigner par places ces abeilles des sables en faisant du bruit ; mais elles reviennent et des forêts aux cultures, tout n’en est pas moins dévoré, feuilles, légumes, herbe tendre ; quand il en a dans les vieilles brousses, tout est dévoré, à part les troncs des arbres.

Peut-être avec des fosses profondes où on balayerait les sauterelles et qu’on recouvrirait d’assez de terre pour éviter la mauvaise odeur, aurait-on un riche engrais.

La seconde apparition des sauterelles est due aux œufs de la première qui éclosent dans les brousses, y sautent longtemps, sans ailes comme des grillons, avant de prendre leur vol, de dévorer la seconde récolte et de s’en aller ailleurs détruire la végétation d’une autre contrée, pondre et mourir.

Rien de beau comme la neige grise et tournoyante des sauterelles ; tout le ciel est pris par cette teinte uniforme ; on voit au travers le soleil tamisé par les flocons d’insectes comme à travers un crible et les flocons gris tombent, tombent toujours dans des clairs-obscurs étrangement noyés.

Les sauterelles n’attaquent qu’en dernier lieu les ricins qui viennent partout et, souvent, elles ne les attaquent pas du tout ; on pourrait donc élever, en Nouvelle-Calédonie, les vers à soie de ricin presque aussi estimés dans les Indes que ceux du mûrier.

Pendant dix ans, j’ai demandé des œufs de ces vers ; mais (je demande pardon aux savants qui me les ont envoyés, de raconter ceci) comme les œufs étaient d’abord dirigés sur Paris, d’où ils retournaient sur l’océan avec les lettres du courrier, ils étaient toujours éclos dans ces pérégrinations.

Pourtant nous avons vu arriver des navires ayant fait relâche dans les parages d’où on m’envoyait les vers à soie.

Après avoir bien maudit les us et les coutumes des savants, qui ne font rien tout simplement, j’ai trouvé, la dernière année de mon séjour en Calédonie, des ricins couverts de vers, au corps nu, aux allures qui m’ont paru celles des bombyx ; me suis-je trompée ? Le ver à soie de ricin existe-t-il à l’état sauvage en Calédonie ? C’est ce que je vérifierai peut-être plus tard.

Au milieu de la forêt Ouest, dans une gorge formée de petits mamelons encore imprégnés de l’âcre odeur des flots, est un olivier immense dont les branches s’étendent horizontalement comme celles des mélèzes ; jamais aucun insecte ne vole sur ses feuilles noirâtres au goût amer. Quelle que soit l’heure et la saison, une fraîcheur de grotte est sous son ombre, la pensée y éprouve, comme le corps, un rafraîchissement soudain.

Les fruits de cet arbre sont de petites olives vernissées, d’un rouge sombre. Est-ce un olivier ? Je ne le crois pas.

Au-dessus, enveloppant tout un rocher de ses arcades, était un figuier banian, coupé la dernière année de notre séjour.

Jamais je ne vis insectes plus étranges que ceux qui habitaient à l’ombre de ce banian, dans les fentes du rocher émietté par places.

Dans cette poussière blanche sont de gros vers blancs, à cornes pareilles à celles du renne et une sorte de bourgeons noirs ; j’en ai vu de tout enveloppés comme des cercueils, j’en ai vu de plus ou moins ouverts, sans pouvoir surprendre si c’est la première étape de la mouche-feuille, la phyllis des naturalistes. Une seule fois j’ai vu la mouche-fleur, je ne crois pas qu’elle ait été encore signalée.

Si l’alcool ne nous eût été interdit, j’aurais pu conserver des insectes ; il y en a de curieux, d’uniques peut-être, surtout dans les fentes du rocher dont je viens de parler, et dans les tas de poussière formés soudainement par l’effondrement d’un niaouli séculaire. On a quelquefois cette chance à la forêt Nord.

Dans celle de l’Ouest, les niaoulis sont moins communs ; c’est sur les pentes des hauteurs qui couronnent Numbo qu’on en voit le plus à la presqu’île de Ducos. Leurs branches, éplorées sous le grand clair de lune, se lèvent comme des bras de géants, pleurant sur l’asservissement de la terre natale.

Par les nuits obscures, les niaoulis dégagent une phosphorescence.

La Calédonie est la terre des bois précieux : le bois de rose, l’acajou aux fruits jaunes ou rouges, le bois ferde, les faux ébéniers, le dragonnier à la sève sanglante, et tant d’autres.

Certains arbres sont en train de s’en aller, ou viennent avec les Européens. Comme il arrive avec chaque émigration, des tribus de petits chênes s’acclimatent ou périssent.

Ceux-là s’en vont, car nul chêne n’a donné là-bas les glands d’où ils auraient germé.

Là-bas, chaque plante, chaque arbre a son insecte, son insecte de la couleur de son bois quand il est chenille, de la couleur de ses fleurs quand il est ailé.

La chenille de l’herbe porte deux bandes vertes, celle du niaouli est un ver qu’on peut confondre avec la branche qu’il ronge, et il se métamorphose en une sorte de demoiselle, dont les ailes et le corps imitent le bois et les feuilles du niaouli.

Sur chaque arbre vit une punaise qui n’appartient qu’à cet arbre-là. Toutes sont de véritables pierres précieuses, des rubis, des émeraudes, décorés d’ornements finement dessinés ; quelques-unes sont transparentes comme du cristal. Elles ne sentent pas mauvais, privilège qu’on ne peut accorder aux Canaques, lesquels s’enduisent d’huile rance de coco, dont la mauvaise odeur éloigne les moustiques.

La Nouvelle-Calédonie est le paradis des araignées ; on les respecte parce qu’elles détruisent, dit-on, les cancrelats. Celles qu’on laisse à cet effet dans les cases appartiennent à une énorme espèce noire, aux pattes énormes et poilues ; on dirait des mygales.

L’araignée à soie tisse dans les bois sa toile attachée à de gros câbles tendus souvent d’un arbre à l’autre et dont elle confie au vent le soin d’attacher les premiers ; quand elle les juge assez solidement noués, elle s’en sert comme d’une arche de pont, pour les doubler, tripler un million de fois et tendre une route de gaze, ou bien elle barre un chemin, ne comptant pas, dans ces solitudes, sur l’homme ni la bête pour détruire son travail.

Peut-être pourrait-on utiliser l’araignée à soie.

Une autre, véritable monstre, exploite le travail ou la vie de pauvres petites araignées qui vivent dans sa toile et la raccommodent ; les mange-t-elle ? c’est probable, à moins que leur travail ne lui soit plus profitable que leur peau. Nous ne l’avons pas vu, cependant.

Une petite araignée transparente a l’air d’une goutte de rosée rouge ; une grosse blanche, pareille à une énorme noisette, est aussi estimée pour son goût fin par les Canaques, que les sauterelles dont ils se font des crevettes.

La soie de plusieurs insectes est forte et lisse ; les feuilles même, dont quelques-unes sont enduites de vernis, pourraient fournir de la soie, peut-être aussi bonne que celle des vers ; une liane donne une soie fine et longue comme des chevelures. Plusieurs espèces de cotonniers sauvages, les uns arbres, les autres plantes, pourraient être utilisés, ainsi qu’un sorgho sauvage, aux grains énormes.

À de rares endroits, on n’a pas encore entaillé la forêt pour bâtir, avec du bois de rose ou de l’ébénier, la charpente des maisons de Numbo ou de Tendu faites de briques crues comme l’ancienne Troie et recouvertes de l’herbe des brousses. Dans ces endroits des forêts vierges, des centaines de roussettes pendues par les pieds aux arbres comme de grosses poires soulèvent leur fine tête de renard et regardent curieusement de leurs petits yeux noirs.

De rares oiseaux à lunettes s’envolent tout à coup en froissant de leurs ailes les branches entrelacées. Est-ce la faute des roussettes si les oiseaux sont rares ? On prétend qu’elles se nourrissent au contraire de fruits sauvages.

Les fruits calédoniens, figues sentant la cendre, pommes âpres de l’acajou, grosses mûres couvertes d’une couche blanche qui ressemble au sucre mais qui ne sent rien, prunes jaunes à l’énorme noyau rond, ne sont pas bons dit-on ; moi, je les aime tels, bien mieux que ceux d’Europe.

Je les aimais surtout dans le silence profond de la forêt, quand je les cueillais aux buissons entre les rochers et le chemin de laves ; que le vent de mer soufflait en foudre, et que j’avais dans ma poche, pour jusqu’au prochain courrier, quelque bonne lettre de ma mère et de Marie.

Les insectes calédoniens n’ont pas encore de venin, ils connaissent l’homme depuis trop peu de temps, sans doute, pour que la nécessité ait distillé le venin. Les serpents d’eau ont les crochets trop courts et leur espèce (qui s’éteint partout) le sera là comme ailleurs avant que les crochets n’aient crû.

Ces serpents sont grands et très beaux : les uns rayés blanc et noir par anneaux ; les autres noir et blanc. Quelques-uns d’entre nous en ont apprivoisé. J’en ai eu un pendant longtemps dans un trou d’eau que j’avais creusé à cet effet dans la baraque dont j’avais fait une serre, mais je l’ai laissé partir à cause de ma vieille chatte qui l’avait en horreur et le provoquait tellement en lui crachant au visage qu’il aurait peut-être fini par l’étouffer dans ses replis. Il la suivait de ses petits yeux de reptile avec une expression peu sympathique.

Entre eux, les animaux calédoniens emploient les poisons dont ils ne peuvent atteindre l’homme : la mouche bleue, de la taille d’une guêpe, qui emmène pour le sucer le cancrelat dans son repaire, le pique avant de lui crever les yeux ; il est probable qu’elle lui injecte une sorte de curare.

Une autre mouche, grosse comme un frelon, mure dans son nid, sans doute pour la nourriture de ses larves, d’autres mouches qu’elle doit anesthésier comme celles d’Europe le font aux chenilles qu’elles murent également dans les alvéoles de leurs nids. Un scorpion, inoffensif pour l’homme, attire, en les fascinant, les insectes dont il fait sa proie.

Il y a parmi les bruyères roses, au sommet des hauts mamelons de la forêt Ouest, d’énormes rochers écroulés comme des ruines de forteresses, des lianes aux feuilles fragiles, aux fleurs embaumées, voilant d’énormes mille-pieds qui s’enlacent comme des serpents autour d’une foule d’autres insectes ; je ne les ai pas vus les manger, mais j’en ai vu étouffer leurs victimes. Est-ce par appétit ? est-ce par plaisir ? Je n’en sais rien.

Dans les mêmes ruines, pleines de grandes bruyères roses, une araignée brune, velue comme un ours, cache ses amours ; la femelle surprend le mâle et le dévore sitôt qu’il ne lui plaît plus, à la place même où elle l’a attaché dans sa toile.

Ceci est le contraire de l’espèce humaine.

La troisième année seulement, de notre séjour à la presqu’île Ducos, nous avons vu des papillons blancs ; ces insectes sont-ils triannuels ou est-ce une nouvelle variété créée par la nouvelle nourriture apportée aux insectes par les plantes d’Europe semées à la presqu’île ? On pourra le vérifier.

Souvent je revois ces plages silencieuses, le bord de la mer ou, tout à coup, sous les palétuviers, on entend clapoter l’eau battue par une lutte de crabes ; où l’on ne voit que la nature sauvage et les flots déserts.

Et les cyclones ? quand on les a vus on est blasé sur les terribles splendeurs de la fureur des éléments.

C’est le vent, les flots, la mer qui, ces jours-là, chantent les bardits de la tempête ! Il semble, par moments, qu’on s’en aille avec eux hurlant dans le chœur terrible. On se sent porté sur les ailes qui battent dans le noir du ciel sur le noir des flots.

Parfois un éclair immense et rouge déchire l’ombre ou fait voir une seule lueur de pourpre sur laquelle flotte, comme un crêpe, le noir des flots.

Le tonnerre, les rauquements des flots, le canon d’alarme dans la rade, le bruit de l’eau versée par torrents, les énormes souffles du vent, tout cela n’est plus qu’un seul bruit, immense, superbe : l’orchestre de la nature sauvage.

La nuit est profonde mais les éclairs presque continuels ; l’œil, l’oreille sont charmés.

Notre premier cyclone eut lieu la nuit ; ce sont les plus beaux.

C’était à la presqu’île Ducos ; le baromètre était descendu au plus bas ; l’air, que pas un souffle ne rafraîchissait, l’avait annoncé dès le matin.

L’inquiétude prit les animaux, chacun prit ses bêtes dans sa case.

Ayant enfermé dans la mienne ma chèvre et mes chats, il me vint une idée que je voulus communiquer de suite à Pérusset (c’était un ancien capitaine au long cours) ; il n’y avait pas de temps à perdre.

Suivant avec assez de difficulté le chemin de Numbo, car la soirée s’avançait et la tempête commençait, je parvins jusqu’à sa case qui était une des premières du côté de la forêt Ouest où nous habitions.

Je frappe.

— Qui est là, par ce temps ? Sacré bougre ! Voilà ! voilà !

Et, toujours grommelant, Pérusset ouvrit sa porte.

— Je viens vous chercher.

— Pourquoi faire ?

— Le bateau qui nous garde ne garde plus rien ; il ne sera pas en rade de la nuit ; avec un radeau nous pouvons nous confier au cyclone, il nous portera jusqu’à la prochaine terre, Sydney, sans doute, et à vous, un vieux loup de mer, on donnera un brick pour revenir chercher les autres.

Mais je le flatte en vain : l’appelant vieux loup de mer, vieux pirate, corsaire, etc. ; mon vocabulaire s’épuise, Pérusset me regarde en silence. Il est savant, et quand la science fait réfléchir on ne se livre pas volontiers à l’inconnu. Enfin, bien gravement il me dit :

— D’abord, nous n’avons pas de quoi faire un radeau.

— Il y a de vieux tonneaux ; on les attache.

— Où en prendre ?

— Partout où il y en a, à la cantine, n’importe où.

— Et quand même, savons-nous où nous aborderons ?

— Dame ! c’est la chance. Il faut la tenter ; il y a mille chances contre aucune de périr.

— Eh bien, nous aurons celle que vous appelez aucune.

Nous nous disputons, l’orage se déchaîne, la pluie commence.

— Voulez-vous que je vous reconduise ? dit Pérusset inquiet du chemin que j’avais à faire ?

— Non, je n’ai pas besoin de vous.

Je lui jette sa porte au nez ; j’entends sa lampe qui tombe ; pauvre vieux ! il rouvre la porte, mais je lui crie de loin :

— Je suis en nombreuse compagnie.

Je lui dis cinq ou six noms ! — Rentrez, nous partons à huit.

— Est-ce bien sûr ?

— Mais, sans doute, je ne mentirais pas.

Ce n’est pas vrai, je suis toute seule et c’est meilleur quand on est en colère ; me tenant aux rochers je rentre à la baie de l’Ouest.

Que c’est beau ! que c’est beau ! Je ne pense plus ni à Pérusset ni à rien ; je regarde, je regarde de tous mes yeux et de tout mon cœur.

La mer, pareille à une nuit, élève jusqu’aux rochers où je suis, d’énormes grises d’écume toute blanche ; il y a dans les flots comme une poitrine qui râle.

En rentrant dans ma case je change de vêtements, les miens étant lourds comme du plomb, étant imbibés d’eau.

Voilà des visites, ce sont tous les jeunes gens mes élèves ; ils ont eu peur qu’il ne nous arrive quelque chose et les voilà.

— Nous avons manqué, disent-ils, être renversés par le vent.

— J’en sais quelque chose.

Ah ! si pour le radeau j’avais pensé plutôt à ces jeunes gens-là ; si le titre de capitaine au long cours ne m’avait pas éblouie ! comme s’il y avait à diriger quelque chose par le cyclone ! Il n’y a qu’à s’y livrer !

Ce sont ceux-là qui auraient bien trouvé ce qu’il fallait et nous aurions tenté le sort.

Maintenant il n’est plus temps ; bah ! qu’est-ce que cela fait ! Ce qu’on voit ici a son utilité et sa beauté et, égoïste que je suis, je me mets à regarder, regarder tant que j’ai des yeux, cette nuit où tout s’écroule, gémit, hurle et qu’à travers les torrents de la pluie comme à travers un voile de cristal, les éclairs se montrent splendides d’horreur.

Quel silence au lendemain ! Sur le rivage échancré, sont jetées ensemble les épaves arrachées aux entrailles de la mer et celles qui viennent de la presqu’île ou de l’île Nou.

Sur une branche arrachée à la forêt, une femelle d’oiseau à lunettes couve ses petits que le cyclone a emportés sans les briser. J’attache le mieux possible la branchette à un gommier ; elle sera toujours mieux qu’à terre.

Comment les oisillons ne sont-ils pas tombés du nid pendant leur terrible voyage ? Il a fallu que la mère les tînt pressés sous elle.

Dans la race humaine, par des incendies ou d’autres sinistres, quelques parents affolés oublient leurs enfants en s’enfuyant.

Le second cyclone, je l’ai vu de jour, à Nouméa ; c’était beau mais moins grand que le cyclone de nuit à la presqu’île Ducos.

Les toitures de tôle s’envolant comme d’immenses papillons faisaient un effet étrange ; la mer aboyait avec rage et nous trempions dans l’eau plus qu’elle ne tombait tant elle se versait comme un océan, et, pourtant, l’effet dramatique était moins terrible ; serais-je déjà blasée là-dessus comme sur le reste ?

L’aiguille de la boussole est affolée et cherche le nord avec angoisse ; les grands coups d’aile du vent frappent plus fort de temps à autre au milieu de tous ces bruits énormes.