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Mémoires (Saint-Simon)/Tome 15/6

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CHAPITRE VI.


Saint-Albin coadjuteur de Saint-Martin des Champs. — Infamie de l’abbé d’Auvergne. — Dispute encore entre le grand et le premier écuyer. — Le duc de Noailles et Law, brouillés, se raccommodent en apparence. — Noailles obtient le gouvernement et capitainerie de Saint-Germain par la mort de Mornay. — Plénoeuf, relaissé à Turin de peur de la chambre de justice, imagine d’y traiter le mariage d’une fille de M. le duc d’Orléans avec le prince de Piémont, pour se faire de fête. — Je suis chargé de ce commerce malgré moi, et je m’en décharge sur l’abbé Dubois, à son retour d’Angleterre. — Querelle entre le maréchal de Villeroy et le duc de Mortemart, premier gentilhomme de la chambre en année, qui la perd. — Autres disputes des premiers gentilshommes de la chambre. — Le maréchal de Villeroy refuse la prolongation du don de cinquante mille livres de rente sur Lyon. — Son motif ; sa conduite ; explication de ce qu’il n’y perd rien. — Quatre-vingt mille livres au duc de Tresmes. — Le prince électoral de Saxe se déclare catholique à Vienne. — Abbé de Louvois refuse l’évêché de Clermont ; quel. — Rion gouverneur de Cognac. — Mort d’Oppède, mari secret de Mme d’Argenton, et de l’abbé de Langlée. — Mort et famille de la comtesse de Soissons. — Appel du cardinal de Noailles devenu public. — La Parisière, évêque de Nîmes, exilé dans son diocèse. — Affaire du pays de Lalleu, où je sers adroitement le duc de Boufflers. — Anecdote singulière de l’étrange indécision du chancelier. — Capacité singulière de d’Antin. — Reconnoissance des députés du pays de Lalleu. — Les ducs de La Force et de Noailles brouillés. — Mme d’Arpajon dame de Mme la duchesse de Berry, et Bonivet maître de sa garde-robe. — Mort du cardinal Arias, archevêque de Séville. — Mort de Mme de Monjeu et de Richard Hamilton. — Caractère de ce dernier. — Assassinats et vols. — Teneurs de jeux de hasard mis en prison. — États de Bretagne orageux et rompus. — Mme d’Alègre entre avec moi en mystérieux commerce qui dure plus d’un an. — Abbé Dubois revient pour peu de jours d’Angleterre à Paris ; y laisse sa correspondance à Nancré ; trouve le roi d’Angleterre et le prince de Galles fort brouillés. — Cause originelle de leur éloignement.


Rome venoit pourtant d’approuver, en faveur de M. le duc d’Orléans, la coadjutorerie du riche prieuré de Saint-Martin des Champs dans Paris, et qui a beaucoup de collations, pour l’abbé de Saint-Albin, bâtard non reconnu de ce prince et de la comédienne Florence. Le cardinal de Bouillon, comme abbé de Cluni, avoit donné autrefois ce prieuré à l’abbé de Lyonne, fils du célèbre ministre et secrétaire d’État des affaires étrangères. Cet abbé de Lyonne, dont j’ai parlé ailleurs, étoit un homme de mœurs, de vie, d’obscurité, de régime même, fort extraordinaires, gouverné par un fripon que lui avoient donné les jésuites, qui s’y enrichit au trafic de ses collations et à la régie de son bien, connu du feu roi pour si scélérat, et de tout le monde, que le P. Tellier et Pontchartrain, comme on l’a vu ailleurs, échouèrent à le faire évêque, et qui l’est, depuis ceci, devenu de Boulogne. L’abbé de Lyonne fut donc tonnelé pour cette coadjutorerie qui au fond ne lui faisoit aucun tort, et l’abbé d’Auvergne, comme abbé de Cluni, se fit un mérite auprès du régent, non seulement d’y consentir, mais d’y contribuer de tout son pouvoir. Il est vrai que ce prince n’eut pas plutôt les yeux fermés, que l’abbé d’Auvergne ne rougit point d’attaquer son bâtard, devenu archevêque de Cambrai, et qui, depuis deux ans, étoit en possession paisible du prieuré, sans réclamation quelconque, par la mort de l’abbé de Lyonne. L’abbé d’Auvergne, lors archevêque de Vienne, cria à la violence, contre la notoriété publique, intenta un procès et le perdit avec infamie. La vérité est qu’il n’y laissa point son honneur, parce qu’il y avoit longues années que, de ce côté-là, il n’avoit plus rien à perdre ; ce qui n’a pas empêché que le cardinal Fleury ne l’ait fait cardinal pour n’avoir point de similitude importune.

M. le Grand qui, comme on l’a vu en son lieu, avoit perdu contradictoirement toutes ses prétentions contre le premier écuyer, et à qui M. le duc d’Orléans avoit eu la faiblesse de permettre des protestations, n’avoit presque point cessé depuis de faire des tentatives et des entreprises de fait, qui devinrent si fortes qu’il fallut encore que M. le duc d’Orléans en fut importuné. Ce fut en vain. Les mezzo-termine lui plaisoient trop pour rien finir. Ce harcelage dura longtemps encore et abrégea la vie du premier écuyer par le chagrin et le dépit ; mais sa charge n’y perdit pas un pouce de terrain, jusqu’à ce que enfin le cardinal Fleury, qui avoit été de ses amis, se trouvant le maître, décida si nettement en faveur de son fils, que le grand écuyer cessa pour toujours de le troubler et d’entreprendre sur la petite écurie.

Le duc de Noailles, jaloux de la confiance du régent pour Law et du succès de sa banque, la troubloit tant qu’il pouvoit. Law couloit et quelquefois se plaignoit modestement. Noailles, qui le vouloit perdre pour être pleinement maître de toutes les parties des finances, redoubla de machines pour le culbuter. Cette banque étoit lors une des principales ressources pour rouler. Le régent voulut qu’ils se raccommodassent. Law s’y présenta de bonne foi, le duc de Noailles ne put reculer ; il fit le plus beau semblant du monde.

Précisément en ce moment heureux, Mornay mourut fort promptement. Il étoit lieutenant général, et il étoit aussi gouverneur et capitaine de Saint-Germain après Montchevreuil, son père. Le duc de Noailles, alerte sur tout, l’apprit à son réveil et courut sur-le-champ demander cet emploi à M. le duc d’Orléans, qui le lui donna à l’instant. Mon père l’avoit eu. Je ne sus la mort de Mornay que l’après-dînée et en même temps la diligence du duc de Noailles. Il n’étoit pas aisé de se lever plus matin que lui. Il y avoit cent mille francs de brevet de retenue à payer. M. de Noailles, grand politique et grand serviteur du parlement, demanda aussitôt la distraction de Maisons et de Poissy de la capitainerie de Saint-Germain, et s’en fit un grand mérite. La situation des lieux en montre l’absurdité. Aussi y ont-ils été remis, à l’instance du même duc de Noailles, à la mort du dernier président de Maisons.

Mme la duchesse d’Orléans me chargea vers ce temps-ci d’un commerce fort peu de mon goût, et dans lequel M. le duc d’Orléans me pria aussi d’entrer. Plénoeuf, dont la femme et la fille, Mme de Prie, ont fait depuis, par leur jalousie de beauté et leurs querelles, tant de fracas dans le monde, avoit gagné des monts d’or dans les partis [1], et depuis dans les vivres. La chambre de justice l’avoit mis en fuite, et il s’étoit retiré à Turin.

Je n’avois jamais eu aucun commerce avec pas un de ces sortes de gens ; de celui-là en particulier, j’en étois mécontent, parce que, étant devenu un des principaux commis du bureau de la guerre sous Voysin, dans les derniers temps du feu roi, la majorité de Blaye vaqua, et sur-le-champ il la fit donner à un de ses parents. Le roi m’avoit toujours conservé la distinction, après mon père, de ne remplir les places de l’état-major de Blaye que de ceux que je demandois, et c’étoit la première fois qu’on en remplissoit une sans moi. Voysin en ce temps-là étoit dans la plus haute faveur, et insolent à proportion. C’étoit alors, comme on l’a vu, l’homme de Mme de Maintenon et de M. du Maine, et le directeur et le rédacteur de l’apothéose des bâtards et du testament du roi. Je compris donc que je ne gagnerois que du dégoût à résister à contretemps, et que bientôt les choses changeroient de face. En effet, la première chose que je fis aussitôt après la mort du roi fut de chasser ce major et d’en mettre un autre.

Plénoeuf avoit de l’esprit et de l’intrigue ; il vouloit ne rien perdre à sa déconfiture, et revenir à Paris riche et employé, s’il pouvoit. Il se fourra donc dans le subalterne de la cour de Turin ; par là eut quelque accès auprès des ministres, imagina de travailler au mariage d’une fille de M. le duc d’Orléans avec le prince de Piémont. Sa femme fort intrigante et de beaucoup d’esprit, manégea si bien qu’elle vit Mme la duchesse d’Orléans plusieurs fois en particulier, et lui donna tant d’espérance que la négociation ne pouvant demeurer entre les mains du mari et de la femme avec décence aux yeux des ministres de la cour de Turin, Mme la duchesse d’Orléans proposa de m’en charger. Mme de Plénoeuf ne me connoissoit point ; elle dit seulement à Mme la duchesse d’Orléans que je n’aimois pas son mari, et lui conta ce qui vient d’être expliqué. Cela ne rebuta point Mme la duchesse d’Orléans : elle me pria de passer pour l’amour d’elle sur ce mécontentement d’un homme de plus si infime, et de vouloir recevoir Mme de Plénoeuf et entrer en commerce direct avec Plénoeuf sur ce mariage.

Par ce qu’on a vu de la situation du régent et du roi de Sicile, l’un à l’égard de l’autre, cette négociation de mariage étoit fort déplacée : c’étoit ce qu’il ne m’étoit pas permis de dire à Mme la duchesse d’Orléans ; mais quand M. le duc d’Orléans m’en parla, deux jours après, je ne lui cachai pas ce que j’en pensois, et ma surprise de sa complaisance. Il en convint : « Mais, après tout, me dit-il, c’est un coup d’épée dans l’eau ; et, quoique sans apparence, il est des choses bizarres qui réussissent quelquefois : ce ne sont que quelques lettres perdues qu’il nous en coûtera à tout hasard. » Je ne pus donc m’en défendre.

Mme de Plénoeuf vint chez moi bien parée, bien polie, bien louangeuse, bien éloquente, et bien pleine de son affaire. Force soumission sur son mari, et tout aussitôt les lettres mouchèrent. De réalité, je n’en vis jamais ombre ; mais force langage d’un homme qui vouloit plaire et se faire valoir. Ce commerce dura quelques mois ; mais sitôt que l’abbé Dubois fut revenu d’Angleterre, je priai M. le duc d’Orléans de m’en décharger sur lui, et Mme la duchesse d’Orléans de le trouver bon, sous prétexte que je ne voulois point choquer un homme si jaloux d’affaires, qui traverseroit celle-là entre mes mains, et qui pouvoit réussir entre les siennes. Je la lui remis donc, et il convint avec moi que c’étoit une vision en la situation où étoient les choses entre les deux princes. Aussi n’eut-elle point de suite et je n’en entendis plus parler depuis.

Un amusement de l’âge du roi fit une querelle sérieuse. On lui avoit tendu une tente sur la terrasse des Tuileries, devant son appartement et de plain-pied. Les jeux des rois sentent toujours la distinction. Il imagina des médailles pour les donner aux courtisans de son âge qu’il voudroit distinguer, et ces médailles, qu’ils devoient porter, leur donnoient le droit d’entrer dans cette tente sans y être appelés : cela s’appela l’ordre du Pavillon. Le maréchal de Villeroy donna l’ordre à Lefèvre de les faire faire. Il obéit, et les apporta au maréchal, qui les présenta au roi. Lefèvre étoit argentier de la maison du roi, et, comme tel, sous la charge des premiers gentilshommes de la chambre. Le duc de Mortemart étoit en année. Il avoit déjà eu des démêlés sur le maréchal de Villeroy. Il prétendit que ç’avoit été à lui à commander les médailles, et à lui de les présenter au roi. Il se fâcha que le tout se fût fait à son insu, et le voilà aux champs et en plaintes à M. le duc d’Orléans. C’étoit une bagatelle qui ne valoit pas la relever, et à laquelle aussi les trois autres premiers gentilshommes de la chambre ne prirent point de part. Ainsi seul vis-à-vis du maréchal de Villeroy, la partie ne fut pas égale. M. le duc d’Orléans, avec ses mezzo-termine ordinaires, dit que Lefèvre ne les avoit point fait faire ni portées au maréchal comme argentier, mais comme ayant reçu par lui l’ordre du roi, et qu’il n’en falloit pas parler davantage. Le duc de Mortemart fut outré, et ne s’en contraignit pas sur le maréchal.

Une autre querelle combla celle-ci. Le duc de Mortemart prétendit une place derrière le roi, et l’ôter à un chef de brigade des gardes du corps qui la prenoit. Les capitaines des gardes soutinrent leur officier, et M. de Mortemart ôta des entrées qu’avoient les officiers des gardes du corps. Les trois autres gentilshommes de la chambre se joignirent au duc de Mortemart. Ils plaidèrent tous huit devant M. le duc d’Orléans plusieurs fois, à cause de la pièce du trône différemment placée qu’à Versailles, où M. de Mortemart renouvela la défense aux huissiers de laisser entrer les officiers des gardes du corps. Là-dessus, autre mezzo-termine. M. le duc d’Orléans fit ôter le trône, pour ôter ce sujet de contestation. M. de Mortemart, piqué de cette décision, cessa d’aller chez le roi, quoique en année, et les premiers gentilshommes de la chambre firent un mémoire et le présentèrent à M. le duc d’Orléans.

L’affaire en demeura là jusqu’à une autre qui arriva un mois après entre le duc de Mortemart et le maréchal de Villeroy, pour des bagatelles de service. Les autres premiers gentilshommes de la chambre prirent fait et cause, et pas un d’eux ne se présenta plus chez le roi. Cela dura huit ou dix jours, après lesquels ils y retournèrent. Le régent ne put se résoudre à prononcer ; mais le maréchal, battu de l’oiseau, s’abstint depuis d’entreprises pour quelque temps. Néanmoins, M. de Mortemart piqué voulut envoyer la démission de sa charge. M. le duc d’Orléans m’en parla fort en colère ; et en effet c’étoit tous les jours quelque chose de nouveau avec lui. J’apaisai le régent comme je pus par le souvenir de M. de Beauvilliers, et je détournai l’orage.

Les premiers gentilshommes de la chambre eurent encore une dispute avec les maîtres d’hôtel du roi, à qui l’avertiroit que sa viande étoit servie ; et comme les maîtres d’hôtel sont sous le grand maître, M. le Duc les soutenoit ; car tout étoit en prétention et en entreprises. Au dîner du feu roi, j’ai vu toute ma vie le maître d’hôtel avertir le premier gentilhomme de la chambre, et celui-ci entrer dans le cabinet du roi seul, et l’avertir ; et le soir que le roi étoit chez Mme de Maintenon, le maître d’hôtel avertir le capitaine des gardes qui entroit seul dans la pièce où le roi étoit, et l’avertissoit que son souper étoit servi.

Le maréchal de Villeroy, mal dans ses affaires par une magnificence sans règle ni mesure, avoit obtenu du feu roi cinquante mille livres par an, sur la ville de Lyon, pendant six ans, et une continuation encore pendant autres six années, qui se renouvela de six en six ans. Jamais le feu roi ne pensa à les lui accorder pour toujours, et on ne lui a vu donner de tout son règne cinquante mille livres de rente à personne à prendre sur lui pour toujours, excepté des appointements de gouvernements ou de charges dont le taux y étoit attaché ; et à l’égard des pensions, personne, hors le premier prince du sang et ses bâtardes en les mariant, n’eut jamais de pensions approchantes, sinon, comme on l’a remarqué, Chamillart qui en eut une de soixante mille livres en le renvoyant, ce qui fut une chose unique en tout son règne. C’étoit en cette année et dans ce temps-ci, que les six années du don au maréchal de Villeroy finissoient ; M. le duc d’Orléans le voulut renouveler, même pour toute sa vie. Le maréchal fit le généreux, s’excusa de l’accepter pour toujours, ni même par aucun renouvellement, dit qu’il étoit riche par les successions et les bienfaits qui lui étoient arrivés, et qu’il n’étoit pas juste que, dans un temps où tant de gens souffroient, il abusât des bontés qui lui étoient offertes. Il fut pressé, résista constamment, mais pour s’en vanter publiquement et se parer dans le monde de la faveur de la considération et du désintéressement. Le bout de cela est que lui personnellement est mort ruiné, et que son fils a été obligé de payer ses dettes qui étoient grandes, et sur les fins de le faire subsister. Ce n’est pas qu’avec de l’économie du fils et du petit-fils il ne leur soit demeuré des biens immenses des successions de Lesdiguières et de Retz ; mais ce n’a pas été la faute des désordres du maréchal.

C’étoit un homme qui n’avoit point de sens, et qui n’avoit d’esprit que celui que lui en avoit donné l’usage du grand monde, au milieu duquel il étoit né et avoit passé une très longue vie. On a eu si souvent occasion de parler de lui, qu’il suffit ici de faire souvenir de ce caractère, de l’orgueil dont il étoit pétri, que ses fréquentes et cruelles déconvenues, toutes arrivées par faute de sens, n’avoient pu émousser, et de l’éclat où les passions et l’intérêt de Mme de Maintenon et de M. du Maine l’avoient mis dans les derniers temps de la vie du feu roi, surtout à sa mort, qui avoit porté cet orgueil à son comble. Depuis qu’il se vit dans les places où cette mort l’établit et dans la considération qui en étoit une suite, la tête lui tourna : il se crut le père, le protecteur du roi, l’ange tutélaire de la France, et l’homme unique en devoir et en situation de faire en tout contre au régent.

Sa fatuité lui avoit fabriqué un autre devoir qui fut d’épouser contre ce prince toute la haine de la Maintenon, sa patronne, et toute la mauvaise volonté qu’elle avoit arrachée contre lui du roi mourant. Il s’applaudit sans cesse des démarches infatigables que le régent faisoit vers lui, qui ne faisoient que rehausser son courage à lui nuire ; il abusoit continuellement de la confiance et de la facilité à condescendre à tout ce qu’il vouloit d’un régent doux, timide, qui redoutoit les éclats, à qui ses grands airs avec feu Monsieur, et en commandant les armées où M. le duc d’Orléans avoit commencé à servir, lui avoient imposé au point qu’il lui imposoit toujours. Ainsi ce prince vouloit et croyoit le gagner à force de flatter son incroyable vanité, et d’aller au-devant de tout ce qui lui pouvoit plaire, sans jamais lui rien refuser pour les siens ni pour personne ; tandis que, déterminé à figurer en grand aux dépens du régent, ce qu’il ne croyoit pas possible autrement, il s’unissoit à tous ses ennemis, à ceux que l’ambition ou l’amour des nouveautés rendoient tels, les excitoit, les encourageoit, les grossissoit pour se former un parti ; et pour cela, très attentif à un apparent désintéressement qui augmentât sa réputation et la confiance, tellement que, par principes, il étoit incapable d’être arrêté par les grâces et les bienfaits de M. le duc d’Orléans. En le refusant des cinquante mille livres de rente sur Lyon, il ne refusoit rien en effet ; mais il suivoit son plan : il se donnoit un éclat propre à éblouir la multitude, surtout le parlement en particulier et la robe en général qu’il cultivoit soigneusement, à s’attacher des partisans, à augmenter la confiance de ceux qu’il vouloit capter, à blâmer avec l’autorité de ce refus et de la manière la plus publique, et en apparence la plus innocente, la facile prodigalité du régent, et sans en demeurer plus pauvre.

De tout temps ses pères, son oncle et lui étoient maîtres absolus et uniques à Lyon. Dès les temps du feu roi les intendants n’y avoient pas la plus légère inspection. L’autorité du maréchal y étoit encore plus devenue sans bornes dans une régence qui ne songeoit qu’à lui plaire, et à aller au-devant de tout à son égard. De tout temps il étoit, après ses pères et son oncle, en possession de nommer seul le prévôt des marchands de Lyon, qui avoit tout le pouvoir bursal dans la ville, sans inspecteur ni conseiller. Il disposoit seul sous le maréchal de Villeroy des immenses revenus de la ville, d’en diriger de même tout le commerce, et d’y être le maître des commerçants. Il ne comptoit de la recette et de la dépense de ces immenses revenus, qu’avec le maréchal de Villeroy seul, et les comptes ainsi arrêtés entre eux deux seuls, où le maréchal étoit de droit le maître, ne se trouvoient plus, et ne se voyoient jamais plus, tellement que c’est parler exactement que dire que le maréchal de Villeroy étoit le seul roi de Lyon, que le prévôt des marchands y étoit son vice-roi ad nutum, et qu’ils mettoient en poche tout ce qu’il leur plaisoit de prendre, sans le moindre embarras, sans formalité aucune, et sans la moindre crainte d’aucune suite pour l’avenir, ni même qu’on pût jamais savoir ce qui se passoit là-dessus entre eux deux. Il est donc clair que, maître tous les ans de ces prodigieux revenus et de tout le commerce de la plus florissante place du royaume en ce genre, le maréchal de Villeroy prenoit en toute liberté tout ce qu’il vouloit, et qu’en refusant le don que le régent lui vouloit continuer, il ne refusa rien en effet. Aussi ceux de Lyon savoient bien qu’en dire, malgré toute la protection qu’il leur donnoit à tous. Mais pas un d’eux n’osa jamais se plaindre ni branler devant lui sous le dernier règne ; combien moins pendant cette régence, à la posture où se trouvoit leur gouverneur. Son fils, qui l’a peu survécu, soutint encore cette puissance, mais plus faiblement. Enfin le duc de Villeroy d’aujourd’hui en a sauvé de grandes bribes, mais les finances y ont mis la main, et ont fort borné ce pouvoir si pécunieux et si fort illimité.

Le duc de Tresmes ne fut pas si délicat que le maréchal de Villeroy : aussi était-ce un honnête homme qui étoit bien éloigné des mêmes projets. Il eut quatre-vingt mille livres en dédommagement du deuil, dont il devoit et n’avoit pas profité à la mort du roi, où il étoit en année de premier gentilhomme de la chambre.

Le prince électoral de Saxe, catholique dès qu’il étoit à Rome, avec une permission du pape de le demeurer caché, le déclara en ce temps-ci à Vienne, où il étoit allé voyager et voir l’empereur ; le roi de Pologne son père étoit du secret et avoit fort contribué à le faire catholique, pour lui frayer le chemin à lui succéder en Pologne. Mais la mère et l’épouse de ce roi, qui étoient des piliers de leur religion, y étoient si opposées, que le roi de Pologne ne put, depuis qu’il fut catholique, avoir presque de commerce avec l’électrice sa femme que des moments rares quand il alloit en Saxe, où même ce n’étoit qu’en visite, sans qu’elle voulût demeurer dans le même lieu que lui, ni qu’elle voulût ouïr parler d’aller en Pologne, ni souffrir le titre, ni aucun des honneurs, ni des traitements de reine. Le roi son mari supportoit cela avec toujours beaucoup de considération pour elle, mais il s’en consoloit avec ses maîtresses. L’électrice sa mère étant morte, il ne fit plus difficulté de laisser déclarer son fils catholique.

L’abbé de Louvois refusa l’évêché de Clermont, sous prétexte de sa santé, en effet parce qu’il s’étoit attendu longtemps aux plus grands postes, et qu’il se trouvoit vieux pour en accepter un si médiocre. Il n’étoit pas sans mérite, il avoit de l’esprit, du monde et du savoir, et remplissoit, par lui-même et avec réputation, la belle place dans les lettres de bibliothécaire du roi. À peine commençoit-il à poindre lors de la mort de son père, qui étoit perdu bien auparavant. Barbezieux, crossé par le roi comme un jeune homme des débauches et des disparates duquel il étoit très souvent mécontent, n’eut pas loisir de mûrir et de s’accréditer assez pour vaincre auprès du roi les soupçons que les jésuites et Mme de Maintenon, par Saint-Sulpice, lui donnoient sans cesse de l’éducation ecclésiastique du neveu de l’archevêque de Reims, que les jésuites avoient toujours regardé comme leur ennemi, et donné, par conséquent, pour un dangereux janséniste. Ce manège avoit perdu l’abbé de Louvois dans l’esprit du roi, et quelques bagatelles de première jeunesse, qu’en ce genre il ne pardonnoit jamais. Ainsi l’abbé de Louvois avoit vu les premiers postes lui échapper. Mais il n’avoit pu s’accoutumer à en perdre l’espérance, depuis même que sa situation étoit devenue ordinaire par la perte du ministère de son frère et de son oncle. Il étoit demeuré assez de crédit et d’établissements parmi ses frères et sœurs pour la nourrir, et tout attendre de la facilité du régent. Quand il vit ses espérances trompées par l’évêché de Clermont, il ne put en digérer l’humiliation, et il aima mieux hasarder de ne sortir point du second ordre. Le P. Massillon, père de l’Oratoire, célèbre par ses sermons, en profita. Crosat, le cadet, paya pieusement et noblement ses bulles.

Mme la duchesse de Berry fit donner au vieux Saint-Viance, très galant homme, qui avoit été lieutenant des gardes du corps, et lieutenant général, cinquante mille livres, et deux mille livres de pension pour son gouvernement de Cognac, de douze mille livres de rente, sans obliger à résidence, et fit présent de ce gouvernement à Rion.

Mme d’Argenton, longtemps depuis que M. le duc d’Orléans l’eut quittée, avoit vécu avec le chevalier d’Oppède, jeune et bien fait, qui étoit dans les gardes du corps, et dont le nom étoit Janson, fort proche du feu cardinal de Janson. Ensuite elle pensa à accommoder ses plaisirs à sa conscience, lui fit des avantages pour un cadet qui n’avoit rien, l’obligea à quitter le service et l’épousa. Mais tous deux, par honneur, voulurent que ce fût secrètement. Elle n’en eut point d’enfants, et le perdit en ce temps-ci. Il la traitoit avec grande rudesse, et lui donna tout lieu de se consoler. L’abbé de Langlée, singulier ecclésiastique, frère de Langlée dont il a été quelquefois parlé, mourut aussi. Il n’avoit presque rien qu’une pension de six mille livres que lui donnoit Mme de Villequier, fille de sa sœur, Mme de Guiscard.

La comtesse de Soissons mourut en même temps à Paris, point vieille, et belle encore comme le jour. On n’a rien à en dire de plus que ce qui s’en trouve t. VI, p. 124. Elle fut depuis pauvre, malheureuse, errante [2]. De fois à autre M. le duc d’Orléans lui faisoit donner quelque gratification. Elle laissa deux fils qui moururent jeunes, sans alliances, dont le prince Eugène leur oncle prenoit soin. Il avoit destiné l’aîné à être son héritier, et avoit arrêté son mariage avec l’unique héritière de la maison Cybo, qui a depuis porté les petits États de Massa et Carrara, avec d’autres grands biens, au fils aîné du duc de Modène et d’une fille de M. le duc d’Orléans, qui l’a épousée. La comtesse de Soissons laissa aussi une fille dont le roi de Sicile prenoit soin, dans un couvent à Turin, que le prince Eugène, qui à survécu ses deux neveux, a fait son héritière, et qui a épousé à Vienne le prince de Saxe-Hilbourghausen, et qui a tant fait parler de lui, plus en partisan hasardeux qu’en officier principal, dans l’armée impériale en Italie, contre les troupes unies de France, Espagne et Savoie, dont les maréchaux de Coigny et de Broglio eurent le commandement sous le roi de Sicile, après la mort du maréchal de Villars. Ainsi finit là branche de Soissons de la maison de Savoie.

L’appel du cardinal [de Noailles] devint public, et fut imprimé avec une instruction admirable, dont il n’a paru que la première partie par ce qui arriva depuis, dont il eut tout lieu de se repentir, ainsi que de n’avoir pas fait paroître son appel bien plus tôt, dans le temps que je l’en pressai, comme je l’ai raconté en son lieu. Je n’en dis pas davantage pour ne pas effleurer une matière si étendue et qui se trouve traitée exprès.

La Parisière, évêque de Nîmes, qui écrivoit à tous les prélats et aux universités étrangères pour avoir leur adhésion à là constitution, eut ordre de se retirer dans son diocèse ; mais la cabale le fit rappeler au bout de huit ou dix mois. On a vu ailleurs que, pigeon privé du P. Tellier, il s’éleva en Languedoc contre la constitution ; dans les commencements gagna peu à peu la confiance des prélats, des communautés et des principaux ecclésiastiques ; et, pour se l’acquérir entièrement, poussa les choses si loin, de concert avec le P. Tellier, qu’étant nommé député des états de Languedoc pour en venir apporter les cahiers, il y eut un ordre du roi d’en choisir un autre. Quand il se fut bien instruit de tout ce qu’il vouloit découvrir, qu’il en eut rendu compte au P. Tellier, et qu’il n’eut plus rien à apprendre, il chanta la palinodie dès qu’il fut retourné à Nîmes, y monta en chaire et fit amende honorable à la constitution. Aussitôt le roi lui fit rendre la députation, et il vint triomphant jouir de son crime dans les caresses et les promesses du P. Tellier, qui ne l’empêcha pas de devenir l’horreur du monde. Il avoit bien d’autres choses encore sur son compte, et est mort enfin escroc et banqueroutier, et d’une façon déplorable.

Il se présenta une affaire au conseil de régence qui me donna lieu à un petit trait qu’il faut que je m’amuse un moment à rapporter. M. d’Elboeuf étoit gouverneur de Picardie et d’Artois, où il ne tenoit pas ses mains dans ses poches, et se moquoit des intendants. M. le duc d’Orléans le considéroit et le ménageoit, et il en abusa au point qu’il le força d’y mettre quelque ordre. Il y a un petit canton riche et abondant, entré l’Artois et la Flandre, qui s’appelle le pays de Lalleu, qui de tout temps étoit du gouvernement de Flandre et des états de Lille. M. d’Elboeuf qui étoit bien aise d’y allonger ses mains et l’étendue aussi de son gouvernement, demanda que ce pays de Lalleu fût incorporé aux états d’Artois, et ne fût plus de ceux de Lille. Je supprime les raisons de part et d’autre, qui ne feroient qu’ennuyer.

La maréchale de Boufflers vint m’apprendre cette prétention qui devoit être incessamment jugée au conseil du dedans du royaume, puis rapportée par d’Antin au conseil de régence pour l’être définitivement. Peu importoit à la maréchale de quels états seroit ce petit pays, mais elle sentoit que la prétention du duc d’Elboeuf étoit un chausse-pied s’il la gagnoit, pour les états d’Artois, de le prétendre après de son gouvernement, quoiqu’il ne s’en agît pas encore. Je lui conseillai d’en faire parler par son frère à M. le duc d’Orléans. Mais depuis l’affaire du régiment des gardes, il n’y avoit plus guère que de l’extérieur entre eux, et elle me le laissa bien sentir. Je voulus lui persuader de parler elle-même sans l’y pouvoir résoudre. Elle me dit qu’elle mettoit toute sa confiance en moi pour conserver au gouvernement de Flandre, qu’avoit son fils, toute son intégrité. Elle avoit raison, car j’étois fort de ses amis, et on a pu voir que je l’étois intimement de son vertueux mari. Je ne lui dis point ce que je ferois, car je l’ignorois encore, et après toute réflexion faite je crus plus à propos de ne faire rien, dans la connoissance de la faiblesse de M. le duc d’Orléans, qui ne tiendroit jamais, pour un petit garçon de l’âge du duc de Boufflers, à l’audacieuse ardeur du duc d’Elboeuf, soutenue de celle de M. le Grand, dont le fils avoit la survivance du gouvernement de Picardie. J’attendis donc sans dire mot à personne et sans voir depuis la maréchale de Boufflers, que l’affaire se rapportât au conseil de régence, où les chefs ou présidents des autres conseils furent appelés.

Dès que nous fûmes en place, d’Antin mit les papiers sur la table et voulut commencer son rapport. « Un moment, monsieur, » lui dis-je. Et me tournant vers le régent, je lui dis que, s’il le trouvoit bon, il falloit, avant de commencer l’affaire, savoir si au cas que les états d’Artois la gagnassent, M. d’Elboeuf prétendoit distraire du gouvernement de Flandre le pays de Lalleu et le joindre à celui d’Artois, parce que, en ce cas, nous étions plusieurs qui étions trop proches de M. d’Elboeuf pour être ses juges, à commencer par M. d’Antin, son cousin germain, moi, issu de germain, M. le maréchal d’Estrées et d’autres encore.

Ce n’étoit pas que j’ignorasse qu’en ce conseil les parentés ne font rien, parce que devant le roi, qui à tout âge y est censé présent, on n’a que voix consultative pour débattre et l’informer, et que sa seule voix décide, et que sur cette question que le chancelier d’Aguesseau, tout au commencement qu’il le fut, avoit voulu remuer sous prétexte de l’âge et de l’absence réelle du roi, il avoit passé en plein conseil qu’il demeureroit de la sorte, et comme le roi âgé et présent ; mais j’espérois qu’on n’y songeroit plus, et cela arriva comme je l’avois pensé et à tout hasard tenté.

M. le duc d’Orléans dit que j’avois raison, et tout de suite demanda à d’Antin ce qui en était. Il répondit qu’il n’en étoit point question ; que M. d’Elboeuf ne lui avoit point parlé de gouvernement, et que sûrement il ne demandoit rien là-dessus. Je repris la parole, et dis au régent que, puisque cela étoit, la chose méritoit d’être constatée à cause de la proche parenté des juges, et que dès que M. d’Elboeuf ne songeoit point, quoiqu’il fût jugé, à demander que le pays de Lalleu fût mis de son gouvernement, il seroit bon que Son Altesse Royale voulût bien ordonner à M. d’Antin d’écrire présentement sur son dossier qu’en cas que le pays de Lalleu fût jugé séparé des états de Lille et joint à ceux d’Artois, ce jugement n’auroit aucune influence à l’égard de l’état du gouverneur du pays de Lalleu, qui demeuroit toujours à l’avenir du gouvernement de Flandre comme par le passé. Le régent regarda la compagnie, disant qu’il n’y trouvoit point d’inconvénient. D’Antin dit que l’écrire ou ne l’écrire pas étoit de même, parce que M. d’Elboeuf ne demandoit rien. « Mais, monsieur, repris-je, cela sera plus régulier, et Son Altesse Royale l’approuve. — À la bonne heure, » dit d’Antin, et se mit à l’écrire. Un moment après, tandis qu’il écrivoit, je dis au régent qu’il me sembloit à propos aussi, puisque M. d’Antin en mettoit la note sur le dossier du procès, que M. de La Vrillière l’écrivît en même temps sur le registre du conseil, pour que cela fût uniforme. Cela parut si simple que le régent, sans regarder la compagnie comme la première fois, répondit : « A la bonne heure, il n’a qu’à l’écrire. » À l’instant je regardai La Vrillière, qui aussitôt prit la plume et l’écrivit sur le registre du conseil. Dès que cela fut fait, d’Antin commença le rapport. J’y reviendrai pour une anecdote singulière.

Le soir la maréchale de Boufflers vint chez moi, bien en peine de ce que les états d’Artois avoient gagné, et s’il n’y avoit eu rien de fait sur le gouvernement. « Pardonnez-moi, madame, lui dis-je, il a été question du gouvernement, et on y a fait quelque chose. » Et tout de suite, après lui avoir donné la souleur [3], je lui contai ce qui s’étoit passé. Elle m’en embrassa bien et fut ravie.

Tandis qu’elle étoit chez moi, M. d’Elboeuf étoit chez La Vrillière, à qui il dit, sans seulement paroître en douter ; que puisque le pays de Lalleu étoit adjugé membre des états d’Artois, et ne l’être plus de ceux de Lille, il étoit de son gouvernement aussi, et que l’un emportoit l’autre. Sur la mine que fit La Vrillière : « Comment, lui dit-il, monsieur, avec l’air de la plus grande surprise du monde, est-ce que vous en pouvez douter ? eh ! ce pays n’a été du gouvernement de Flandre que comme membre des états de Lille, et l’arrêt d’aujourd’hui, qui l’en distrait pour le faire membre des états d’Artois, décide la question et n’y laisse pas l’ombre de difficulté. » La Vrillière lui répondit modestement que le conseil ne l’avoit pas entendu ainsi, et qu’il croyoit qu’il feroit bien de n’y pas songer. M. d’Elboeuf lui demanda, avec émotion, où il avoit pris cette intention du conseil qui ne pouvoit être avec l’arrêt qu’il avoit rendu et qui décidoit tout seul. Alors La Vrillière lui montra le registre, et lui dit de lire ce qu’il avoit écrit en plein conseil par ordre de M. le duc d’Orléans et du conseil. Voilà le duc d’Elboeuf en furie, qui dit qu’il alloit parler à M. le duc d’Orléans, et qu’il feroit bien changer cette belle décision. Il y fut en effet, mais comme il s’agissoit d’effacer ce qui avoit été écrit sur le dossier et sur le registre en plein conseil, et de l’avis de tout le conseil, ou explicite ou tacite, sans opposition d’aucun, et en changer la disposition du blanc au noir, le régent se défendit d’y pouvoir toucher et de pouvoir reporter au conseil une chose qu’il avoit décidée. M. d’Elboeuf tempêta et cria, mais ce fut tout, l’affaire étoit bridée, et le pays de Lalleu demeura du gouvernement de Flandre, et en est encore aujourd’hui.

Je m’étois bien attendu au but et au vacarme de M. d’Elboeuf contre lequel la faiblesse du régent auroit besoin d’une barrière, et je me sus bon gré de l’avoir adroitement su introduire, et poser si forte, sans que personne se fût aperçu ni douté de mon but, qu’elle ne pût après recevoir d’atteinte. La maréchale de Boufflers alla le lendemain remercier le régent.

Je reviens maintenant à l’anecdote qui confirmera pleinement ce que j’ai marqué du caractère indécis, à l’extrême, du chancelier d’Aguesseau. M. le duc d’Orléans avoit ordonné que cette affaire de Lalleu, qui étoit longue, seroit rapportée en deux conseils, le même jour, le matin et l’après-dînée ; que le matin seroit pour le rapport uniquement, sans que d’Antin s’ouvrît en rien de son opinion ; que l’après-dînée il commenceroit par opiner ; que tout le conseil opineroit après et que l’arrêt seroit rendu. D’Antin fit un très long rapport qui tint jusqu’à une heure après midi. Comme on sortoit du conseil le chancelier me prit auprès de la porte, et me dit tout bas qu’il mouroit d’envie de prendre avec moi une liberté qu’il ne voudroit pas prendre avec un autre, et qu’il espéroit que je ne trouverois pas mauvaise, c’étoit de me demander l’avis que j’avois pris sur le rapport, et que j’opinerois l’après-dînée. Je lui répondis qu’en effet je ne m’en ouvrirois pas à un autre, et après quelques compliments je le lui dis, et, aussi sommairement que le temps et le lieu l’exigeoient, les raisons principales qui m’y déterminoient. Il m’embrassa et me dit, plus que très obligeamment, que je lui faisois le plus grand plaisir du monde d’avoir bien voulu le lui dire, parce que c’étoit le sien aussi, et que le mien l’y confirmoit, avec force compliments flatteurs. Nous nous séparâmes de la sorte.

Cette affaire, dans laquelle je n’entrerai pas ici, étoit susceptible de trois sortes d’opinions : laisser le pays de Lalleu comme il étoit, membre des états de Lille ; l’en distraire et l’adjoindre à ceux d’Artois ; enfin, laisser ce petit pays indépendant de ces deux états, et qu’il en eût pour lui tout seul. C’est ce que ce petit pays demandoit, consentant toutefois à demeurer comme il étoit, uni si on le vouloit aux états de Lille, mais se défendant d’être uni à ceux d’Artois. Mon avis étoit qu’il eût des états particuliers pour lui, et qu’il ne fût membre ni de ceux de Lille ni de ceux d’Artois. C’étoit aussi celui du chancelier quand nous sortîmes du conseil du matin, comme je viens de le dire.

Nous n’eûmes que le temps de dîner. À trois heures le conseil commença. Quoiqu’on y fût fort accoutumé aux beaux rapports de d’Antin, l’exactitude, la précision, l’explication foncière, la netteté, la force, l’agrément de son rapport avoit enlevé la compagnie, qui ne la fut pas moins de sa belle, longue et forte opinion l’après-dînée. Il se peut dire qu’il excelloit en ce genre sur tous les magistrats ; avec cela une mémoire qui n’oublioit pas les plus petites choses ; qui ramenoit tout avec ordre, justesse et clarté, qui rie se méprenoit jamais en aucun fait, circonstances, nom propre, date, et qui, à mesure qu’il en citoit, disoit à l’évêque de Troyes, devant qui d’ordinaire il mettoit la pile de ses papiers, le cahier, la liasse, la page par numéro et par chiffre, où il trouveroit ce qu’il citoit, et ; dans le moment même, M. de Troyes le trouvoit et le lisoit tout haut. D’Antin, qui n’opinoit jamais pour soi-même, et qui ne faisoit que rapporter l’avis du conseil du dedans, ainsi que tous les autres chefs des autres conseils sur les affaires qu’ils en rapportoient au conseil de régence, fut pour les états d’Artois. Presque tous le suivirent, le peu d’autres furent pour ceux de Lille.

Mon rang d’opiner étoit immédiatement avant le chancelier, après lequel il n’y avoit plus que les deux bâtards et les princes du sang. Je vis donc que j’allois ouvrir un avis, et, comme je savois que le chancelier seroit du même, je ne voulus pas en épuiser les raisons pour en laisser de nouvelles à dire au chancelier, qui donnassent lieu aux préopinants de s’y accrocher pour revenir à son avis avec moins de répugnance qu’ils n’en auroient eu à revenir au mien, et de couvrir leur petite vanité du poids de la place, de l’état et de la capacité du premier magistrat. Néanmoins, comme il falloit des raisons pour soutenir un avis tout neuf, je ne laissai pas de parler assez longtemps tant [pour] le faire bien entendre et valoir, que pour affaiblir et réfuter les deux autres avis. Je fus surpris d’y être souvent interrompu par des voix qui disoient tout haut : « Mais M. de Saint-Simon a raison. » Cela arriva si souvent et par tant de personnes, que je me tournai à la fin vers le conseil, car on opinoit un peu tourné vers le régent, et je dis que, puisqu’on trouvoit que j’avois raison, rien n’empêchoit de revenir à mon avis, ceux qui le trouvoient le meilleur, puisque l’arrêt n’étoit point fait. Des voix dirent : « Cela est vrai, » et encore, pendant le reste de mon opinion, que j’avois raison ; cependant elles s’en tinrent là, et personne ne prit la parole pour se rendre à mon avis. Je compris la petite faiblesse, et je m’en sus plus de gré de laisser quelques raisons nouvelles au chancelier à dire et à appuyer, qui donneroient lieu aux préopinants de revenir à son avis avec moins de peine qu’au mien.

Le chancelier, quand j’eus fini, débuta par l’éloge de mon avis, dont il loua en détail la justice, les raisons et la force. Il balança ensuite les trois avis en avocat général ; puis, se rabattant sur la politique et les événements fâcheux de la dernière guerre du feu roi en Flandre, il s’étendit sur son regret d’être obligé de faire taire le droit, la raison, l’équité devant les motifs majeurs et pressants de l’intérêt de l’État, paraphrasa longuement et gauchement, quoique éloquemment, cette politique, protesta encore de sa répugnance et de son regret d’être entraîné par des considérations si fortes, nonobstant le droit et l’équité, et conclut pour les états d’Artois. Je l’écoutois avec une attention extrême. Je ne pouvois comprendre d’abord qu’il eût changé d’avis depuis qu’il m’avoit parlé en sortant du conseil deux heures auparavant, et ma surprise fut extrême quand à la fin je n’en pus douter. J’oublie de dire qu’en finissant il loua encore mon avis, et me fit un petit compliment direct sur la peine où il étoit de n’en pouvoir être par la seule raison d’État.

Dès que je m’aperçus qu’il avoit tourné, je dis tout bas au comte de Toulouse que je ne pouvois revenir d’un étonnement dont je lui dirois la cause en sortant ; mais que je le priois de ne pas prendre la parole après le chancelier, parce que je voulois parler encore. Ce n’étoit pas que j’espérasse faire revenir personne à ce que je voyois, mais je ne crus pas juste de taire les raisons que je n’avois retenues que pour les laisser neuves dans la bouche du chancelier, par la raison que j’en ai dite. Ainsi, quand il eut fini, je priai le régent de me permettre d’ajouter un mot à mon opinion. Je le fis donc avec étendue et avec les mêmes applaudissements que j’avois raison, mais sans autre succès. Le surplus des opinions se conforma au chancelier, et l’arrêt suivit de même.

En sortant du conseil, le comte de Toulouse me prit à part, curieux de savoir la cause de mon extrême surprise, et fut étonné au dernier point, lorsque je la lui dis. Le chancelier et moi ne nous cherchâmes point en sortant de ce second conseil, et jamais depuis nous ne nous en sommes parlé.

Le pays de Lalleu, qui est riche, mais qui n’a que de gros laboureurs, mais gens de bon sens et de bon gros raisonnement, en avoient député à la suite de cette affaire qui les intéressoit beaucoup. On me les annonça pour la première fois comme j’allois sortir pour le conseil du matin, où leur affaire fut rapportée. Ils voulurent me parler et me présenter leur mémoire ; je l’avois eu d’ailleurs avec ceux des états, et je les avois tous fort étudiés. Je voyois que ces paysans avoient raison, et j’étois fâché qu’ils vissent et instruisissent si tard leurs juges. Je n’avois pas alors le temps de les entendre : c’étoit l’heure du conseil. Je les rabrouai donc au lieu de les écouter, et je montai devant eux en carrosse. Je fus tout étonné de les voir revenir le surlendemain matin, avec deux prodigieuses mannes du plus beau linge de table que j’aie jamais vu et en la plus grande quantité. Ils avoient su que j’avois été seul pour eux au conseil, et que j’avois longuement opiné. Ils venoient avec ce présent me témoigner leur reconnoissance. J’eus beau leur dire ce que je devois là-dessus, je ne pus les empêcher de déployer quelques nappes et quelques serviettes ; mais quand ils virent qu’il leur falloit les remporter, ils se mirent à pleurer et à dire que je les méprisois, quoique je leur eusse parlé avec toute l’honnêteté possible. Je fus si touché de leur douleur de si bonne foi, que je leur dis enfin que, pour leur montrer combien j’étois éloigné de mépris et touché de leur sentiment pour moi, ils me feroient faire ce que je n’avois jamais fait et ne ferois jamais pour personne. Je pris donc une nappe et une douzaine de serviettes ; cela les consola un peu. Ils remportèrent tout le reste en me comblant de bénédictions. Je le dis à M. le duc d’Orléans. Pour l’histoire du chancelier, je n’en parlai qu’au comte de Toulouse.

Il y eut une assez forte brouillerie entre les ducs de Noailles et de La Force sur quelques affaires de finances. La Force avoit été mis dans le conseil de finances à l’insu, puis malgré le duc de Noailles, contre tout ce que j’avois pu lui dire d’une place en troisième, après le maréchal de Villeroy et le duc de Noailles, dont il étoit si fort l’ancien en dignité, sans compter la naissance, et place subalterne encore pour le travail et le détail, et qui, sous le nom personnel de vice-président, n’étoit pas supérieure en effet aux emplois des autres de ce conseil, qui, plus rompus aux affaires de finances que lui et appuyés du duc de Noailles, lui feroient passer sans cesse la plume par le bec, et avec force révérences se moqueroient de lui. Il fut en effet exposé à toutes les niches que le duc de Noailles ne lui épargna pas. L’esprit et la capacité, joints à sa qualité, le soutinrent, mais n’empêchèrent pas tous les effets de la jalousie du duc de Noailles contre un seigneur qui pour le moins le valoit et lui étoit égal, et qu’il voyoit lié avec Law, qui étoit sa bête. Ces démêlés finirent avec beaucoup d’autres qui avoient moins éclaté, mais ce ne fut qu’en apparence, par un département fort étendu qui fut donné à M. de La Force, avec assez d’autorité ; mais à quelque sauce que cela pût se mettre, ce n’étoit être, en bon françois, qu’intendant des finances un peu renforcé, et par conséquent être fort déplacé, comme il n’en pouvoit être autrement, dès qu’il avoit bien voulu se fourrer si bassement dans le conseil des finances.

J’avois oublié deux bagatelles sur Mme la duchesse de Berry. Elle choisit Mme d’Arpajon pour la place d’une de ses dames qui vaquoit par la mort de Mme d’Aydie, sœur de Rion. Arpajon, l’un des plus sots hommes de France, sans contredit, et des plus avares, avoit acheté le gouvernement de Berry du duc de Noailles, et obtenu assez légèrement la Toison en Espagne, où il avoit servi longtemps avec les troupes de France. Il étoit lieutenant général et petit-fils du bonhomme Arpajon, duc à brevet, chevalier de l’ordre, et distingué en son temps par son mérite et ses emplois, la naissance ancienne et fort bonne. Mme d’Arpajon avoit une figure extrêmement noble et agréable, peu d’esprit, beaucoup de douceur et de politesse ; très vertueuse et d’une piété qui n’a toujours fait qu’augmenter. Elle étoit fille de Le Bas de Montargis, un des trésoriers de l’extraordinaire des guerres, et d’une fille de Mansart, qui avoit les bâtiments. Elle étoit extrêmement riche et peu heureuse avec un mari qui ne la méritoit pas ; mais elle le cachot avec grand soin, et lui redoit des devoirs infinis. Ils n’ont eu qu’une fille, qui a épousé, avec de grands biens, le second fils du duc de Noailles. Mme la duchesse de Berry la choisissoit volontiers, avec la marquise de La Rochefoucauld, fille de Prondre, pour aller avec elle coucher aux Carmélites, et leur disoit toujours : « Je vous amène mes deux bourgeoises. »

Cette princesse si haute et si fière, avec qui les seuls princes du sang pouvoient manger, et encore point à l’ordinaire ni en public, hors à des mariages, mais à la campagne et en particulier, mangeoit avec tous les roués de M. le duc d’Orléans, et chez elle avec des hommes de peu de chose, et avec un jésuite d’esprit et de manège, qui s’appeloit le P. Riglet, qu’elle avoit connu de jeunesse par ses femmes, et qui en disoit des meilleures.

Elle imagina aussi d’avoir un maître de la garde-robe. C’est une charge de valet. Joyeux, mort premier valet de chambre de Monseigneur, l’avoit été de la reine. Ceux de la reine mère et des deux Dauphines ne valoient pas mieux. Elle trouva une manière de chevalier d’industrie, grand spadassin de son métier, bâtard d’un Gouffier, qui se faisoit appeler Bonivet, qui ne vouloit point être bâtard, et qui pourtant n’a pu être autre chose ni reconnu comme légitime de pas un de la maison de Gouffier. Il trouva là quelques petits gages dont il avoit besoin, et y espéra quelque fortune par son manège. Mme la duchesse de Berry le prit, et dit en confidence à Mme de Saint-Simon, qui ne lui en parloit point, que c’étoit une espèce de nom qu’elle mettoit dans sa maison, de plus un homme de main qu’elle étoit bien aise d’avoir, parce que, bien aujourd’hui avec M. le duc d’Orléans, cela pouvoit changer, et qu’il falloit avoir chez soi de quoi se faire compter. Tels étoient la tête et le cœur de cette princesse.

On apprit la mort du cardinal Arias, archevêque de Séville, un des plus honnêtes hommes et des meilleures têtes d’Espagne, et qui avoit le plus contribué au testament de Charles II, étant conseiller d’État et commandeur dans l’ordre de Malte. On a vu quel il étoit lorsqu’on a parlé ici de l’avènement de Philippe V à la couronne, la part qu’Arias eut au gouvernement, et comme la princesse des Ursins sut s’en défaire, ainsi que du cardinal Portocarrero et de tous les autres, pour demeurer seule maîtresse du gouvernement. Arias fut aussi bon prêtre et évêque, qu’il avoit été bon ministre d’État, ravi de n’avoir plus à se mêler de rien, uniquement appliqué à son diocèse, d’où il ne sortit plus, et à s’occuper de son salut sous la pourpre romaine, qu’il n’avoit point briguée, mais que la pudeur lui fit donner par le roi d’Espagne, pour une marque de son estime et de sa satisfaction de ses services, qui fut universellement applaudie. Arias méprisa le monde et la cour, et se trouva mieux à Séville qu’il n’avoit fait à Madrid, quoique ce grand archevêché ne lui eût été donné que comme un exil honorable et pour se défaire de lui. Il étoit assez vieux, et fut regretté de toute l’Espagne, et infiniment dans son diocèse.

La comtesse d’Harcourt, qui se fit appeler depuis comtesse de Guise, comme on l’a vu ailleurs, perdit Mme de Monjeu sa mère, qui étoit Dauvet des Marests.

En même temps mourut aussi Richard Hamilton. C’étoit un homme de beaucoup d’esprit, qui savoit, qui amusoit, qui avoit des grâces et beaucoup d’ornement dans l’esprit, qui avoit eu une très aimable figure et beaucoup de bonnes fortunes en Angleterre et en France, où la catastrophe du roi Jacques II l’avoit ramené. Il avoit servi avec distinction, et la comtesse de Grammont, sa sœur, l’avoit initié dans les compagnies de la cour les plus choisies ; mais elles ne lui procurèrent aucune fortune, pas même le moindre abri à la pauvreté. Il étoit catholique, et sa sœur l’avoit mis dans une grande piété qui l’avoit fait renoncer aux dames, pour qu’il avoit souvent fait de très jolis vers et des historiettes élégantes. Sa demeure étoit à Saint-Germain. Il alla mourir à Poussay chez sa nièce, qui en étoit abbesse, pauvre ellemême, mais moins pauvre que lui pour ne pas mourir de faim.

Vers le milieu de décembre, l’abbé de Bonnoeil fut trouvé tué dans sa chambre de coups de bâton sur la tête, et de coups d’épée dans le corps par devant et par derrière, et son valet de chambre, qui étoit son seul domestique, au même état près de lui, son épée nue auprès de lui, et un couteau de chasse nu auprès de l’abbé. Il étoit grand joueur, avoit beaucoup gagné depuis peu et voyoit assez bonne compagnie. On le trouva volé. La femme du valet de chambre fut arrêtée sur quelques indices. Elle avoua qu’elle étoit en commerce avec un soldat aux gardes, qui entra dans la maison pour tuer le valet de chambre et voler le maître, qui, pour son malheur, rentra chez lui bien plus tôt qu’à l’ordinaire, comme l’expédition s’achevoit. Le soldat fut arrêté à Bar un matin dans son lit, qui, se voyant pris, se tua tout roide d’un poignard qu’il avoit sous son chevet. On prit aussi un laquais de Mme du Guesclin, chanoinesse, qui voulut tuer sa maîtresse. Elle eut le courage de lui arracher son épée et la charité de lui dire de se sauver. Sa femme de chambre, qui étoit du complot, l’ut prise aussi. Ces tragiques aventures firent redoubler les défenses des jeux de hasard, et mettre en prison une trentaine de tailleurs au pharaon, qui continuoient leur métier malgré les premières défenses.

Les états de Bretagne s’ouvrirent de façon à ne pas laisser douter qu’il n’y eût du bruit, et qu’on ne s’y fût préparé dans la province. La noblesse qui vint au-devant du maréchal de Montesquiou arrivant à Rennes pour les tenir, se formalisa de ce qu’il ne sortit point de sa chaise de poste pour monter à cheval avec elle, et de ce qu’au lieu d’aller aux états de son logis à pied, avec une foule de noblesse venue chez lui pour l’y accompagner, il s’y fit porter en chaise. En ces deux points la noblesse n’avoit pas tort ; mais elle en prit occasion de traiter fort mal le maréchal de Montesquiou, à qui ils disputèrent tout, et de là, non contents de refuser le don gratuit par acclamations, comme ils l’avoient toujours fait depuis 1672, et peu satisfaits d’un million de diminution qui leur avoit été accordé dessus, ils ne parlèrent que de leurs privilèges du temps de leurs ducs, et voulurent changer une infinité de choses, sans que le prince de Léon, qui présidoit à la noblesse, et qui y étoit considéré, pût, rien gagner. On y envoya neuf bataillons, outre deux qui y étoient déjà, et on y fit marcher en même temps dix-huit escadrons. On s’attendoit depuis quelque temps à y voir arriver du désordre. Le maréchal de Montesquiou avoit été chargé de séparer les états s’il les voyoit disposés à ne pas obéir à la volonté du roi. Il différa quelques jours ; mais les états ayant déclaré qu’ils ne changeroient point d’avis, il congédia l’assemblée. Ce fut le commencement des troubles de ce pays-là, et le fruit des pratiques de M. et de Mme du Maine.

Il y avoit quelque temps que j’étois dans un commerce secret et encore plus obscur qui, en voulant me mettre le doigt sur la lettre, m’en montroit assez pour me faire voir en gros de dangereuses cabales, et me faisoit une énigme suivie de tout ce qui m’en pouvoit éclaircir. Mme d’Alègre, dont le mari a été longtemps depuis maréchal de France, m’envoya un prêtre un matin me demander chez moi une audience fort secrète, et me prier surtout de ne point aller chez elle. Je ne la connoissois en façon du monde, et je n’avois jamais été en aucun commerce avec son mari. L’aventure me parut fort singulière, aussi cette femme l’étoit-elle beaucoup. J’en ai parlé assez pour la faire connoître, à l’occasion du mariage de sa fille Mme de Barbezieux, et des suites de ce mariage. Mme d’Alègre vint donc chez moi à l’heure marquée.

Ce fut d’abord des compliments sans fin et des louanges merveilleuses ; je répondois courtement et voulois venir au fait ; mais je reconnus bientôt que l’embarras d’y entrer multiplioit la préface. De là elle vint aux louanges de M. le duc d’Orléans, à celles de mon attachement pour lui, à la constitution, au gouvernement. Elle épuisa tous les entours et les environs avec une impatience de ma part inexprimable. Enfin elle se mit sur le ton des oracles, serrant la bouche, tournant les yeux, accommodant sa coiffe, frottant son manchon, tantôt me regardant à me pénétrer, puis baissant les yeux et jouant de l’éventail, disant deux mots coupés et laissant le sens suspendu, tombant dans un morne silence. Ce manège fut constant dans toutes les visites que j’en reçus depuis, et qui furent assez fréquentes pendant quatre ou cinq mois. Enfin elle me fit entendre qu’il se brassoit beaucoup de choses très importantes contre M. le duc d’Orléans et contre son gouvernement, qu’elle n’en pouvoit douter, et sans rien spécifier ni nommer lieux ou gens, elle ne cessoit d’appuyer sur la certitude de ses connoissances, et de m’exhorter d’y prendre garde, et d’avertir M. le duc d’Orléans pour qui elle me dit merveilles de son attachement et de l’obligation qu’elle se croyoit en conscience de venir à moi par mon attachement pour lui, et la confiance qu’il avoit en moi. J’eus beau lui dire que, dans les avis qu’elle avoit la bonté de me donner, je ne voyois qu’une inquiétude inutile à prendre, sans aucune lumière qui pût conduire aux précautions nécessaires, je n’en pus jamais tirer davantage, sinon qu’elle me reverroit quelquefois avec le même mystère, qu’elle verroit quand et comment elle m’en pourroit dire davantage ; revint à appuyer la certitude de ses connoissances, revint aux compliments et aux protestations, et surtout exigea le plus entier secret de M. le duc d’Orléans et de moi, et que je n’allasse, jamais chez elle, parce que le moindre soupçon qu’on auroit d’elle la perdroit. Tout ce verbiage dura près de deux heures, et, le mystère fut poussé jusqu’à exiger que je fermerois la porte de mon cabinet sur elle sans la conduire un pas.

Je savois bien qu’il se brassoit quelque chose en Bretagne, où les états n’étoient point encore assemblés. Mais Mme d’Alègre étoit de Toulouse, son mari d’Auvergne. Je ne leur voyois point d’entours bretons. Sa singularité, sa vie dévote et assez retirée, son esprit, car elle en avoit, qui assoit pour tourné à la chimère, me fit soupçonner qu’elle cherchoit à s’intriguer. Je ne fis donc pas grand cas de tout ce qu’elle me dit, et comme il n’y eut rien que de fort vague, je ne crus pas en devoir alarmer le régent.

Après l’éclat des états de Bretagne, elle revint, me dit qu’elle étoit bien informée d’avance de ce qui venoit d’arriver, et encore par quels ressorts ; que le régent se trompoit s’il pensoit que l’affaire fût finie, ou que les prétentions des états en fussent l’objet ; et me prenant les mains et les appuyant sur mes genoux avec des roulis d’yeux : « Tout cela, monsieur, assurez-vous-en bien et ne le laissez pas ignorer au régent, n’est que le chausse-pied, vous en verrez bien d’autres ; mais…. et…. car…. » Et d’autres mots coupés, comme une femme qui sait et qui se retient, et tout de suite se lève pour s’en aller. J’eus beau faire, je n’en pus rien tirer de plus. En passant la porte : « Il n’est pas temps encore, me dit-elle, mais je vous reverrai, mais ne vous endormez pas, ni M. le duc d’Orléans. » En disant cela, elle ferme la porte et s’en va.

Quelque obscure que fût cette seconde visite, je crus devoir pourtant en rendre compte à M. le duc d’Orléans. Quoiqu’il connût bien ce que c’étoit que Mme d’Alègre, et qu’il ne vît pas plus clair dans ses langages que moi, il me parut en faire plus de cas que je n’aurois pensé. Il voulut que je suivisse ce commerce, c’est-à-dire que je me tinsse toujours prêt à la recevoir et à l’entendre, puisque sa maison m’étoit interdite ; que je lui témoignasse reconnoissance de sa part, et que je fisse de mon mieux pour en tirer tout ce qu’il seroit possible. J’aurai à revenir à ce commerce plus d’une fois.

L’abbé Dubois revint d’Angleterre les premiers jours de décembre, et y retourna avant la fin du même mois. C’étoit Nancré qu’il avoit établi son correspondant et par qui ses lettres passoient au régent et du régent à lui. Par ce qu’on a vu ici en quelques endroits de Nancré, on comprend qu’il étoit très propre à vouloir être et à devenir en effet l’homme de confiance de l’abbé Dubois. Nocé l’avoit été un temps, mais il étoit trop singulier et trop roide pour que cette liaison pût durer ; elle se tourna depuis en froideur et puis en haine ouverte. Nancré avoit tout le liant, le ployant, la patience, l’intelligence et la conformité d’âme, qui l’y redoit merveilleusement propre. Il étoit souple et flatteur avec Canillac et admirateur avec Noailles, valet à tout faire avec Law pour en tirer et pour plaire, et grand courtisan de Stairs. J’ai parlé de lui ailleurs plus en détail. En un mot, il vouloit être et surtout s’enrichir et faire encore fortune.

L’abbé Dubois trouva le prince de Galles en arrêt dans son appartement, sans pouvoir être vu que de son plus nécessaire service. Il écrivit de là deux lettres au roi son père, qui l’irritèrent encore plus. Il eut ordre ensuite de sortir du palais. Il fut loger chez le lord Lumley à Londres, puis s’établit à une lieue de Londres au village de Richmont. Toute l’Europe a su l’horrible catastrophe du comte de Koenigsmarck que Georges, n’étant que duc de Hanovre, fit jeter dans un four chaud, et mit la duchesse sa femme dans un château bien gardé, où elle n’a eu un peu de liberté que depuis que Georges a été roi d’Angleterre. Ce prince ne pouvoit souffrir son fils dans la persuasion qu’il n’étoit pas de lui, et le fils ne pouvoit souffrir le père dans le dépit de cette persuasion continuellement marquée, et des mauvais traitements faits à sa mère. Charlotte de Brandebourg-Anspach, sa femme, étoit une princesse d’esprit, liante, sage, aimée extrêmement en Angleterre, fort bien avec son mari et son beau-père, qui se mettoit sans cesse entre-deux. Le roi d’Angleterre lui offrit de demeurer au palais avec ses enfants, mais elle voulut suivre son mari.


  1. Dans les traités pour affaires de finances.
  2. Voy. à la fin du tome IV, la note rectificative de M. Chantérac.
  3. Frayeur, saisissement.