Mémoires de Louise Michel/Chapitre XIII

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F. Roy, libraire-éditeur (p. 154-168).
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XIII


Ma chère mère avait vendu ce qui lui restait de champs, ne gardant que la vigne, pour acheter, en 1865, mon externat de Montmartre qu’elle payait à mesure, la pauvre femme ! comme elle recevait de son côté le prix de la vente.

Nous y vivions, Mme Vollier et moi, de la rente que lui faisaient ses fils, et nous voyions arriver l’instant où, les élèves augmentant beaucoup, nous eussions été presque à l’aise, pour des institutrices. Que de projets nous faisions !

Ma grand’mère vivait encore et je recevais de bonnes nouvelles d’elle et de ma mère. Je ne sais quelle joie me montait au cœur par instants.

Voici comment elle finit. Un soir Julie L… et Adèle Esquiros étaient venues dîner avec nous. Mme Vollier avait reçu sa pension, nous étions en argent et nous avions parlé d’envoyer un petit cadeau dans la Haute-Marne.

Julie apportait je ne sais quoi du pays. Adèle Esquiros s’était chargée de friandises.

C’était jour de congé, nous avions bien chaud toutes les quatre dans la petite chambre d’en haut. Nous parlions gaiement, surtout Mme Vollier que je n’avais jamais vue aussi gaie.

J’avais raconté comment j’avais, la veille, collé une affiche républicaine sur le dos d’un sergent de ville. Celle-là me restait, il fallait bien la placer quelque part.

Sur le piano ouvert, le gros chat noir passait et repassait, écoutant le motif qui l’éveillait sous ses pattes ; il avait la tête un peu montée, le gros Raton, ayant mangé tout un bol de crème au café dont je ne parlais pas.

Mme Vollier racontait comment, dans l’intérêt de la maison, elle avait mis les clefs dans sa poche ; elle les faisait sonner avec ce sourire des yeux que j’avais vu à ma grand’mère et que je vis tant de fois à ma mère quand elles ravissaient quelque chose à mes petits vols.

Nos amis l’applaudissaient, mais on rit bien davantage quand par remords de conscience je lui restituai le porte-monnaie que j’avais volé le matin dans la commode. Il n’y manquait presque rien.

Je ne sais quel serrement de cœur me prit ; nous étions heureuses, cela ne pouvait durer. J’avais fini cependant par m’étourdir là-dessus.

Assez tard, je reconduisis nos amies jusqu’aux omnibus de la rue Marcadet.

La nuit était noire et triste, et dans cette ombre un chien hurlait ; en revenant il se mit à me suivre.

Le hasard qui mettait cette bête sinistre sur mon chemin était d’accord avec la vérité.

Mme Vollier, à qui je me gardai bien de laisser voir mon impression de tristesse, était gaie encore, ce n’était pas pour longtemps. Elle eut la nuit sa seconde attaque d’apoplexie.

C’est son portrait qui était près de mon lit, en face d’un bouquet d’œillets rouges. — Ses fils me laissèrent, comme à une sœur, ma part de souvenirs.

Après la mort de Mme Vollier, une grande tristesse m’envahit ; mais on n’avait pas le temps de s’écouter souffrir : l’Empire à mesure qu’il approchait de sa fin devenait plus menaçant et nous plus déterminés.

La première institutrice qui s’était établie à Montmartre, Mlle Caroline L’Homme, et qui avait, disait-elle, appris à lire à tout le quartier (elle avait raison), devenue infirme et vieille, avait encore quelques élèves ; un jour elle me les amena et vint s’établir avec moi. Elle était brisée.

Avez-vous lu les légendes du Nord ? On eût dit une des nornes, tant elle passait sans bruit. Pâle, ses longs cheveux blancs attachés par une longue aiguille antique, quelque chose de fatidique l’enveloppait.

C’est qu’au fond de sa vie il y avait une légende héroïque.

Rien de plus charmant que ce caractère doux et fier à la fois !… Morte aussi !


Pauvre mère ! elle eut avec moi bien peu de jours paisibles. Quand elle vint à Montmartre, toute brisée de la mort de ma grand’mère, la Révolution arrivait, je la laissais seule de longues soirées ; après, ce furent des jours, puis des mois, des années. Pauvre mère ! pourtant je l’aimais tant que je ne serai heureuse qu’en allant la retrouver dans la terre où l’on dort.

Est-ce que nos mères à nous peuvent être heureuses ?

Par quelques paroles échappées, je compris combien de sacrifices s’étaient imposés les pauvres femmes pour payer l’externat de Montmartre.

Dans la fermentation de la fin de l’Empire, l’idée germait, grandissait et, secouée en gerbes d’étincelles, mettait le feu comme une torche. On en avait assez des choses malpropres. — On n’avait pas vu encore la guerre. Elle se leva pour étayer Bonaparte avec des tas de cadavres.

Les réunions se faisaient de plus en plus au grand jour, la révolte montant de dessous terre arrivait au grand soleil.

La guerre ne pouvait pas prendre malgré les entraînements de la bande impériale ; il fallut lâcher les ailes à la Marseillaise pour griser le peuple.

L’armée elle-même, trop docile toujours, ne put marcher en chantant le Beau Dunois.

Des vers faits à cette époque esquissent la situation, j’en mettrai quelques-uns dans ces chapitres de vues générales :


LES ŒILLETS ROUGES

Dans ces temps-là, les nuits, on s’assemblait dans l’ombre,
Indignés, secouant le joug sinistre et noir
De l’homme de Décembre, et l’on frissonnait, sombre,
Comme la bête à l’abattoir.

L’Empire s’achevait. Il tuait à son aise,
Dans sa chambre où le deuil avait l’odeur du sang.
Il régnait, mais dans l’air soufflait la Marseillaise.
Rouge était le soleil levant.


Il arrivait souvent qu’un effluve bardique,
Nous enveloppant tous, faisait vibrer nos cœurs.
À celui qui chantait le recueil héroïque,
Parfois on a jeté des fleurs.

De ces rouges œillets que, pour nous reconnaître,
Avait chacun de nous, renaissez, rouges fleurs.
D’autres vous reprendront aux temps qui vont paraître,
Et ceux-là seront les vainqueurs.


Le second feuillet des Œillets rouges fut écrit à Versailles, à travers l’hécatombe de 1871 et envoyé à Ferré, condamné à mort. Le voici :


Maison d’arrêt de Versailles, 4 septembre 1871.
À Th. Ferré.

Si j’allais au noir cimetière,
Frères, jetez sur votre sœur,
Comme une espérance dernière,
De rouges œillets tout en fleur.

Dans les derniers temps de l’Empire,
Lorsque le peuple s’éveillait,
Rouge œillet, ce fut ton sourire
Qui nous dit que tout renaissait.

Aujourd’hui, va fleurir dans l’ombre
Des noires et tristes prisons.
Va fleurir près du captif sombre,
Et dis-lui bien que nous l’aimons.


Dis-lui que par le temps rapide
Tout appartient à l’avenir ;
Que le vainqueur au front livide
Plus que le vaincu peut mourir.


Que de fleurs dans ma vie : les roses rouges du fond du clos toutes chargées d’abeilles, le lilas blanc que Marie voulut sur son cercueil, et les roses couleur de chair tachées de gouttes de sang que j’envoyais de Clermont à ma mère !

Revenons au passé par des vers encore :


LA MANIFESTATION DE LA PAIX

Dans la nuit on s’en va, marchant en longues files
Le long des boulevards, disant : La paix ! la paix !
Et l’on se sent suivi par la meute servile.
Ton jour, ô Liberté, ne viendra-t-il jamais ?

Et le pavé frappé par les lourds coups de lance
Résonne lourdement ; le bandit veut durer.
Pour retarder un peu sa chute qui s’avance,
Il lui faut des combats, dût la France y sombrer.

Maudit, de ton palais, sens-tu passer ces hommes ?
C’est ta fin ! Les vois-tu dans un rêve effrayant ?
Ils s’en vont dans Paris, pareils à des fantômes :
Entends-tu ? dans Paris dont tu boiras le sang.

Et la marche scandée avec le rythme étrange,
À travers l’assommade, ainsi qu’un grand troupeau,
Passe, et César bandit centuple sa phalange,
Et pour frapper la France il fourbit son couteau.


Puisqu’on veut le combat, puisque l’on veut la guerre,
Peuples, le front courbé, plus tristes que la mort,
C’est contre les tyrans qu’ensemble il faut la faire :
Bonaparte et Guillaume auront le même sort.


Comme je prétendais, pour que ma mère ne se tourmentât pas, que je ne me mêlais de rien activement, deux de nos amis vinrent un soir me prendre pour une réunion ; ils étaient restés en dehors afin qu’elle ne se doutât pas de quoi il s’agissait.

— C’est impossible, disait la pauvre femme, que tu ailles donner des leçons à cette heure-là !

— C’est Julie qui m’envoie chercher.

Mais elle se mit à la fenêtre.

— Je le savais bien, dit-elle, que c’était pour vos réunions !

Et elle riait malgré elle de nous voir partir en riant.

Ces réunions avaient lieu le plus souvent en dehors de Paris.

Que de choses on disait en revenant par les sentiers des champs ! D’autres fois on se taisait dans tout l’éblouissement de l’idée qui se levait, balayant les hontes de vingt ans.

Oh ! mes amis, je crois que nous étions tous un peu poètes ! Nous avons bien souffert, mais nous avons vu de belles choses !

Comment mieux revivre ces jours-là que par les feuillets qui m’en sont restés !


LES VEILLEURS DE NUIT


I


La charge sonne sous la terre.
En avant ! en avant ! marchons !
Quatre-vingt-treize à la bannière.
Ô mes amis, allons ! allons !
Quoi ! tant que l’aigle en pourriture
Aurait de quoi nourrir un ver,
On oserait se prosterner
Devant cette charogne impure.
Aux armes, citoyens ! formez vos bataillons.
Marchons ; qu’un sang impur abreuve nos sillons.


II


Avant que l’empire s’écroule,
Que le squelette vermoulu
S’émiette sous la grande houle,
Sachons que le peuple a voulu.
Brisons cet esclavage inique,
Devant Tibère, aurions-nous tous
Vingt ans rampé sur les genoux ?
Amis, vive la République !
Aux armes, citoyens ! etc.


15 août 70.

Nous disions : En avant ! Vive la République !
Tout Paris répondra, tout Paris soulevé,
Se souvenant enfin, Paris fier, héroïque,
Dans son sang généreux de l’Empire lavé.
Voilà ce qu’on croyait ; la ville fut muette.
Je vois encor ce jour dans la brume au lointain.
Chaque volet se ferme et la rue est déserte.
Sur nos braves amis, on criait ; Aux Prussiens !


Oui, dans Paris, frémissant des crimes de l’Empire, dans Paris qui devait répondre : Vive la République ! il se fit un grand silence.

Tous les volets se fermèrent, laissant désert le boulevard de la Villette, et autour de la voiture où Eudes et Brideau étaient prisonniers, on criait : Aux Prussiens !

C’est que toujours Paris fût trompé par ce précepte étrange d’attendre, pour entraver les crimes et laver les hontes, que tout soit achevé, et qu’on ait entassé hontes et crimes jusqu’au ciel.

Quand nos amis furent condamnés à mort pour avoir voulu proclamer la République avant que Bonaparte eût achevé son œuvre, on nous chargea, André Léo, Adèle Esquiros et moi, de porter à Trochu une protestation couverte de milliers de signatures.

Le plus grand nombre de ces signatures furent données dans l’indignation ; deux ou trois des listes dont j’étais chargée me furent redemandées sous prétexte qu’il y allait de la tête : des gens timides avaient réfléchi.

Est-ce que ce n’était pas de la tête de nos amis qu’il y allait ? J’avoue n’avoir pas voulu effacer ces deux ou trois signatures de personnes timides.

— Eh bien ! tant mieux, leur disais-je, nous irons de compagnie.

Ce n’était pas chose facile d’arriver jusqu’au général Trochu ; il fallut pour y parvenir tout l’entêtement féminin.

Après être entrées presque d’assaut dans une sorte d’antichambre, on voulait nous faire partir sans voir le gouverneur de Paris. Les mots : « Nous venons de la part du peuple », sonnaient mal à cet endroit-là. Sur l’invitation de nous retirer, nous allâmes nous asseoir sur une banquette contre le mur, déclarant que nous ne partirions pas sans réponse.

Las de nous voir attendre, un secrétaire alla chercher un personnage qui dit représenter Trochu, vint et, soupesant le volumineux cahier couvert de signatures (ce qui paraissait l’inquiéter), il nous déclara que, vu le nombre, ces signatures seraient prises en considération.

Cette promesse aurait peu pesé dans la balance si l’Empire ne se fût écroulé ; pourri comme il l’était, le coup de massue de Sedan étendit ce cadavre à terre.

Une seule écharpe rouge à l’Hôtel de Ville, celle de Rochefort. Mais on se disait : Le peuple est là.

Hélas ! après le 4 Septembre, c’était toujours la méthode de l’Empire ! et le peuple laissa faire longtemps.

Que de souvenirs ! Les batailles dont on avait avec tant de peine des nouvelles vraies ou fausses, le titre seul changé, les mêmes choses restées !

On refusait de laisser tenter des sorties désespérées ; on attendait toujours l’armée libératrice que nous savions bien ne pas pouvoir venir. Jamais, disait-on, une ville ne s’est débloquée seule. Ce qui n’est pas impossible, s’il n’est jamais arrivé, a chance au contraire d’arriver au moins une fois.

Le 31 octobre, à l’Hôtel de Ville, la Commune était nommée ; elle fut escamotée comme un tour de gobelet. Il faut de ces choses-là pour savoir à quels ennemis on a affaire.

Flourens paya de sa vie aux avant-postes de la Commune, où Versailles l’assassina dans un guet-apens, cette folle générosité.

Si nous sommes implacables à la prochaine lutte, à qui en est la faute ?

Le 19 janvier, on consentit enfin à laisser la garde nationale tenter de reprendre Montretout et Buzenval.

D’abord les places furent emportées ; mais les hommes entrant jusqu’aux chevilles dans la terre détrempée ne purent monter les pièces sur les collines, il fallut se replier.

Là, restèrent par centaines, sans regretter la vie, des gardes nationaux : hommes du peuple, artistes, jeunes gens ; la terre but le sang de cette première hécatombe parisienne, elle en devait boire bien d’autre.

Mais Paris ne voulait pas se rendre.

Le 22 janvier, on était devant l’Hôtel de Ville, où commandait Chaudey.

Sous les protestations qu’on ne songeait pas à se rendre, le peuple sentait le contraire.

Voulant laisser à la manifestation ce caractère pacifique qui finit toujours par l’écrasement de la foule, ceux qui étaient armés s’éloignèrent.

Quand il ne resta plus que la multitude désarmée, un petit bruit de grêle tomba des fenêtres où l’on voyait les faces pâles des Bretons, sur la place où se faisaient des trouées.

Oui, c’est vous, sauvages d’Armor, sauvages aux blonds cheveux, qui avez fait cela ; mais vous, du moins, vous êtes des fanatiques et non des vendus.

Vous nous tuez ! Mais vous croyez devoir le faire et nous vous aurons un jour pour la liberté. Vous y apporterez la même conviction farouche, et avec nous vous monterez à l’assaut du vieux monde.

Razoua commandait les bataillons de Montmartre.

Aucun coup de fusil ne fut tiré du côté du peuple avant les décharges des Bretons. Mais alors ceux qui s’étaient rangés autour du square de la Tour-Saint-Jacques s’indignèrent, les balles pleuvaient toujours, on commença à construire une barricade.

Un vieux dont la capote était trouée de balles et qui n’y songeait guère, un vieux de juin 48, Malézieux, se rappelait ces jours-là et dominait la situation, comme drapé, le brave, dans son drapeau de Juin.

Au milieu de la place, perdue dans ma pensée, je regardais les fenêtres maudites, songeant : Vous serez à nous, bandits.

Les balles continuaient leur petit bruit de grêle, la place s’était faite déserte.

Les projectiles venus de l’Hôtel de Ville, fouillant au hasard, tuaient les promeneurs.

Près de moi, une autre femme de ma taille, vêtue de noir aussi et qui me ressemblait, tomba frappée d’une balle ; un jeune homme était venu avec elle, lui aussi fut tué ; nous n’avons jamais su qui ils étaient, ― le jeune homme avait le profil hardi des races du Midi.

Beaucoup ne voulaient pas qu’on en restât là. Mais on décida que ce ne serait pas cette fois-là.

Le 22 janvier, Sapia fut tué, d’autres encore ; P… du groupe Blanqui, eut le bras cassé. Il y eut des passants tués comme les nôtres, et sur les tombes on jura vengeance et liberté.

J’avais, en gage de défi, jeté mon écharpe rouge sur une fosse, un camarade la noua aux branches d’un saule.

Six jours après le 22 janvier, le peuple mitraillé et l’assurance qu’on ne cherchait point à se rendre et que les Prussiens seuls pouvaient porter de telles accusations, la reddition était faite. Le frisson de colère de Paris ne se calma pas cette fois.