Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Première époque - Enfance/Chapitre II

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 10-13).



Chapitre II.
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Souvenirs d’enfance.


1752. Revenant donc à parler de mon âge le plus tendre, je dirai que de cette inintelligente végétation de l’enfance il ne m’est resté d’autre souvenir que celui d’un oncle paternel qui, lorsque j’avais trois ou quatre ans, me faisait tenir droit sur une vieille commode, et là me donnait, avec force caresses, d’excellens bonbons. Je l’avais presque entièrement oublié, et tout ce qui m’en restait dans la mémoire, c’est qu’il portait de gros souliers dont le bout était carré. Beaucoup d’années après, la première fois que j’aperçus de ces bottes à trompette qui ont le bout carré à la mode de mon oncle, mort alors depuis long-temps, et que je n’avais pas vu depuis que j’avais l’usage de ma raison, l’aspect inattendu de cette forme de chaussure, aujourd’hui complètement passée de mode, réveilla en moi toutes les premières sensations que j’avais éprouvées jadis en recevant les caresses et les dragées de mon oncle, et alors les gestes, les manières du bon oncle, et jusqu’à la saveur de ses confitures, me revenaient vivement à l’imagination. J’ai laissé échapper de ma plume ce souvenir d’enfant, pensant qu’il pouvait avoir son utilité pour qui médite sur le mécanisme de nos idées et sur l’intime affinité des sensations et des idées.

1754. À l’âge de cinq ans environ, une dyssenterie me réduisit à l’extrémité ; et il me semble que j’ai encore dans l’esprit je ne sais quelle lueur de ce que je souffrais alors, et que, sans avoir aucune idée de ce que c’était que la mort, je la désirais cependant, comme devant mettre un terme à ma douleur, parce qu’à l’époque où mourut mon jeune frère j’avais entendu dire qu’il était devenu un petit ange.

Quelques efforts que j’aie faits souvent pour recueillir mes premières idées, ou même mes premières impressions avant l’âge de six ans, je n’ai jamais pu retrouver que ces deux-ci. Ma sœur Julie et moi, suivant le sort de notre mère, nous avions quitté le toit paternel, pour habiter avec elle la maison dé notre beau-père, qui fut pour nous plus qu’un père tout le temps que nous demeurâmes chez lui. La fille et le fils que ma mère avait encore de son premier lit furent successivement envoyés à Turin, l’un au collège des Jésuites, l’autre dans un couvent, et, peu de temps après, ma sœur Julie entra elle-même au couvent, mais, sans quitter Asti. J’avais alors près de sept ans.

1755. Je me rappelle à merveille ce petit événement domestique, parce que ce fut à cette occasion que, pour la première fois, la faculté de sentir se révélait en moi. Je me souviens fort bien et de la douleur que j’éprouvai, et des larmes que je versai, quand il fallut me séparer de ma sœur, séparation de toit seulement, et qui n’empêchait pas que dans les commencemens je ne la visitasse chaque jour. Plus tard, lorsque j’ai réfléchi sur ces émotions, sur ces symptômes par où se décelait alors la sensibilité de mon cœur, je les ai toujours trouvés précisément les mêmes que ceux que j’éprouvais dans la suite, lorsque dans la fièvre des années de ma jeunesse, il a fallu m’éloigner de quelque femme que j’aimais, ou bien encore m’arracher aux bras d’un ami véritable ; car jusqu’à présent j’en ai successivement rencontré trois ou quatre, bonheur dont tant d’autres ont été privés, qui peut-être l’auraient mieux mérité. Dans ce souvenir de la première souffrance de mon cœur, j’ai depuis trouvé la preuve que tous les amours de l’homme, quelle que soit leur diversité, émanent du même principe.

Resté seul de tous ses fils dans la maison de ma mère, je fus confié à la garde d’un bon prêtre nommé don Ivaldi, qui me donna les premiers élémens du calcul et de l’écriture et me conduisit jusqu’en quatrième, où j’expliquai passablement, au dire de mon maître, quelques vies de Corn. Nepos et les fables accoutumées de Phèdre. Mais ce bon prêtre était lui-même fort ignorant, à ce que j’entrevis dans la suite, et si, passé l’âge de neuf ans, on m’eût laissé entre ses mains, il est vraisemblable que je n’aurais plus rien appris. Mes bons parens étaient eux-mêmes d’une ignorance parfaite, et souvent je leur entendais répéter cette maxime en usage parmi nos gentilshommes d’alors, « qu’un seigneur n’avait pas besoin de devenir un docteur. » J’avais cependant reçu de la nature un certain penchant pour l’étude, surtout depuis que ma sœur avait quitté la maison. Cette solitude où je vivais avec mon maître m’inspirait à la fois de la mélancolie et du recueillement.