Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Première époque - Enfance/Chapitre V

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 25-31).


Chapitre V.
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Dernière historiette de mon enfance.



Les vacances amenèrent à Asti mon frère aîné, le marquis de Cacheranno, qui, depuis plusieurs années, faisait ses études à Turin, au collège des Jésuites. Il avait environ quatorze ans, et moi huit ; sa société fut en même temps pour moi une distraction et un ennui. Ne l’ayant jamais connu auparavant (car il était seulement mon frère utérin), je ne me sentais pour lui, à vrai dire, que fort peu d’affection. Mais comme, après tout, il jouait un peu avec moi, l’habitude aurait fini par me donner une sorte de penchant pour lui ; malheureusement il était beaucoup plus grand que moi, avait plus de liberté, plus d’argent, plus de part aux caresses de la famille ; il avait déjà vu bien plus de choses que moi. Pendant son séjour à Turin, il avait expliqué Virgile ; que sais-je encore ? Il avait, lui, tant d’autres petits avantages que, moi, je n’avais pas, que, pour la première fois, j’appris alors à connaître l’envie. Ce n’était point une basse envie, car elle ne me portait pas précisément à haïr ce jeune homme ; mais elle me faisait désirer avec une ardeur excessive les choses que je lui voyais, sans que pour cela je voulusse les lui ôter. C’est là, je crois, ce qui distingue les deux envies : l’une, dans les âmes mauvaises devient bien vite haine implacable contre quiconque possède quelque bien, et un désir effréné de mettre obstacle à ce bien ou de le ravir, lors même qu’on ne devrait pas en jouir ; l’autre, dans les cœurs honnêtes, devient, sous le nom d’émulation et de noble lutte, un besoin inquiet et orageux d’obtenir des mêmes choses, autant ou plus que les autres. Oh ! combien est subtile et presque invisible la distance qui distingue le germe de nos vertus de celui de nos vices !

Ainsi, tantôt jouant avec mon frère, tantôt me querellant avec lui et y gagnant tour à tour de petits présens ou des coups de poing, je passai tout cet été avec plus de plaisir que les autres, ayant jusque alors toujours été seul à la maison, et l’on sait qu’il n’est pas de plus grand ennui pour les enfans. Un jour, entre autres, qu’il faisait très-chaud, vers midi, pendant que tout le monde faisait la sieste, nous faisions, nous autres, l’exercice à la prussienne, que mon frère m’enseignait. Voici que, dans une marche, en exécutant une conversion, je tombe et vais donner de la tête sur un des chenets que, par négligence, on avait laissés dans la cheminée depuis l’hiver précédent. Le chenet était brisé et n’avait plus cette pomme de cuivre adaptée d’ordinaire sur les deux pointes qui s’avancent en dehors de la cheminée, et ce fut sur l’une de ces pointes que j’allai, pour ainsi dire, me clouer la tête, à un doigt environ au-dessus de l’œil gauche, et au beau milieu du sourcil. La blessure fut si large et si profonde, que j’en porte encore et en porterai jusqu’au tombeau la très-visible cicatrice. Je me relevai sur-le-champ moi-même, et je criai aussitôt à mon frère de ne rien dire. Dans ce premier moment, il me semblait que je ne sentais pas la moindre douleur, mais bien vivement, au contraire, la honte de m’être montré un soldat si peu solide sur ses jambes. Déjà mon frère était allé en toute hâte réveiller mon précepteur, le bruit en était venu à ma mère, et toute la maison était sens dessus dessous. Pendant ce temps-là, moi, qui n’avais crié ni en tombant ni en me relevant, lorsque j’eus fais quelques pas vers la table, sentant quelque chose de chaud couler le long de mon visage, et y ayant porté les mains, je ne les vis pas plus tôt pleines de sang, que je commençai à pousser des cris. Ce ne pouvait être que des cris de frayeur et d’étonnement, car je me rappelle fort bien que je n’éprouvai aucune douleur, jusqu’au moment où le chirurgien, étant arrivé, se mit en devoir de laver, de tâter et de panser la plaie. Cette plaie fut quelques semaines à se cicatriser, et, pendant plusieurs jours, il me fallut rester loin de toute lumière, parce, qu’on craignait pour mon œil, à cause de l’inflammation et de l’enflure excessive qui étaient venues à la suite de la blessure. Lorsque ensuite je fus entré en convalescence, la tête encore chargée d’emplâtres et de bandages, j’allai cependant avec beaucoup de plaisir à la messe des Carmes ; quoique bien convaincu que cet accoutrement d’hôpital me défigurait beaucoup plus que le petit réseau de nuit de couleur verte, très-propre, tel précisément que le portent par goût les élégans d’Andalousie, et moi-même, lorsque, plus tard, je voyageai en Espagne, je le portai comme eux et par coquetterie. Je n’éprouvais donc aucune répugnance à me montrer ainsi fait en public, soit que le souvenir d’un danger couru me chatouillât le cœur, soit qu’un mélange d’idées encore confuses dans mon petit cerveau me fît attacher à cette blessure je ne sais quelle idée de gloire. Et il fallait que ce fût cela, car, sans avoir bien présent à la mémoire ce que j’éprouvais alors, je me rappelle à merveille que chaque fois que, sur notre passage, on demandait à l’abbé Ivaldi pourquoi j’avais la tête emmaillotée, après qu’il avait répondu que j’étais tombé, je me hâtais d’ajouter, en faisant l’exercice.

Et c’est ainsi que dans de très-jeunes âmes, pour qui saurait les étudier, se décèlent et se manifestent les germes opposés de nos vertus et de nos vices. Voilà bien qui trahissait en moi le germe de l’amour de la gloire ; mais ni l’abbé Ivaldi, ni aucun de ceux qui m’entouraient, n’étaient capables de pareilles réflexions.

Environ un an après, mon frère aîné, qui était retourné à son collège de Turin, y fut attaqué d’une grave maladie de poitrine, qui, dégénérant en éthisie, le conduisit en peu de mois au tombeau. Il fut retiré du collège, ramené à Asti, sous le toit maternel, et on m’envoya à la campagne pour ne pas me le laisser voir ; et en effet il mourut à Asti, dans le courant de l’été, sans que je l’aie jamais revu. Vers le même temps, mon oncle paternel, le chevalier Pellegrino Alfieri, à qui le soin de ma fortune avait été confié depuis la mort de mon père, et qui revenait alors d’un long voyage en France, en Hollande et en Angleterre, passa par Asti, où il me vit, et s’étant avisé, en homme de grand sens qu’il était, qu’avec ce système d’éducation je n’apprendrais pas grand’chose, de retour à Turin, il écrivit à ma mère, à quelques mois de là, qu’il voulait absolument me placer à l’Académie de cette ville. Mon départ se trouva donc coïncider avec la mort de mon frère. Je n’oublierai jamais le visage, les gestes et les paroles de ma pauvre mère au désespoir, qui disait en sanglotant : Dieu m’enlève l’un, et pour toujours, et l’autre, qui sait quand je le reverrai ! Elle n’avait encore qu’une fille de son troisième mari : elle en eut ensuite successivement deux garçons, pendant que j’étais à l’Académie de Turin.

Cette douleur de ma mère me pénétra profondément ; mais bientôt le désir de voir de nouveaux objets, l’idée de voyager, en poste dans peu de jours, moi qui venais tout fraîchement de faire mon premier voyage à une ville située à quinze milles d’Asti, dans une voiture tirée par deux bœufs paisibles, et cent autres petites idées de ce genre, idées d’enfant qui se jouaient autour de mon imagination, tout cela allégeait en grande partie la douleur que je ressentais de la mort de mon frère et de l’extrême affliction de ma mère. Mais quand vint le moment du départ, je faillis m’évanouir, et peut-être m’en coûta-t-il davantage de quitter mon précepteur, don Ivaldi, que de m’arracher des bras de ma mère.

Enlevé presque de force et jeté dans la voiture par un vieux homme d’affaires, qui était chargé de m’accompagner à Turin chez mon oncle, où d’abord je devais descendre, je partis enfin, escorté d’un domestique qui ne devait plus me quitter. C’était un certain André, d’Alexandrie, garçon fort intelligent, et qui avait assez d’éducation pour son état et pour notre pays, où ce n’était pas alors chose commune que de savoir lire et écrire. Ce fut au mois de juillet 1758, j’ai oublié le jour, que je quittai la maison maternelle, un matin, de fort bonne heure. Je ne fis que pleurer pendant toute la première poste. Au relais, pendant que l’on changeait de chevaux, je descendis dans la cour, et me sentant fort altéré, sans vouloir demander un verre, ou me faire tirer de l’eau, je m’approchai de l’abreuvoir des chevaux, et y ayant plongé brusquement la plus grande corne de mon chapeau, j’en bus autant que je pus en puiser.

Le précepteur-homme d’affaires, averti par les postillons, accourut aussitôt, en criant après moi de toutes ses forces ; mais je lui répondis que, quand on courait le monde, il fallait s’accoutumer à ces choses-là, et qu’un bon soldat ne savait pas boire autrement. Où donc étais-je allé pêcher ces idées chevaleresques ? je ne saurais le dire, d’autant que ma mère m’avait toujours élevé avec beaucoup de mollesse et avec un excès ridicule de précautions pour ma santé. C’était donc encore là un de ces petits instincts de gloire qui se développaient en moi dès qu’il m’était permis de relever un tant soit peu la tête et d’échapper au joug.

Je terminerai ici cette première époque de mon enfance, pour entrer désormais dans un monde un peu moins circonscrit, où je pourrai plus brièvement, je l’espère, me peindre aussi avec plus de vérité. Ce premier tableau d’une vie qui tout entière, peut-être, est fort peu utile à connaître, paraîtra sans doute très-inutile à tous ceux qui, se croyant des hommes, ne veulent pas se souvenir que l’homme est une continuation de l’enfant.