Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre I

La bibliothèque libre.
Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 33-37).





SECONDE ÉPOQUE



ADOLESCENCE.
Elle embrasse huit années de prétendue éducation.





CHAPITRE PREMIER.

Départ de la maison maternelle, et entrée à l’Académie de Turin. — Description de l’Académie.


Me voilà donc courant la poste, et grand train. Je le devais à ce que, au moment de payer, j’avais, par mes prières, arraché de mon Mentor un bon pourboire en faveur du premier postillon ; ce qui m’avait tout d’abord gagné le cœur du second. Aussi ce dernier allait comme la foudre, m’envoyant, par intervalle, un regard et un sourire qui me demandaient pour lui-même ce que j’avais obtenu pour l’autre. Mon guide, vieux d’ailleurs et replet, s’étant épuisé pendant la première poste à me raconter de sottes histoires pour me consoler, dormait alors profondément, et ronflait comme un bœuf. Cette rapide allure de la calèche me donnait un plaisir dont je n’avais jamais éprouvé l’égal. Dans le carrosse de ma mère, où d’ailleurs je n’avais pris place que bien rarement, on allait un si petit trot, que c’était pour en mourir. Et puis, dans une voiture fermée, jouiton des chevaux ? Tout au contraire, dans notre calèche italienne, on se trouve, pour ainsi dire, sur la croupe des chevaux, sans compter que l’on jouit admirablement de la vue du pays. Ce fut ainsi que de poste en poste, le cœur toujours plein de la vive émotion de la course et de la nouveauté des objets, j’arrivai enfin à Turin, vers une heure ou deux de l’après-midi. La journée était superbe, et l’entrée de cette ville par la Porte-Neuve et la place Saint-Charles, jusqu’à l’Annonciation, près de laquelle demeurait mon oncle, m’avait ravi et jeté comme hors de moi : tout cet espace est véritablement grandiose et merveilleux à voir.

La soirée ne fut point aussi gaie. Quand je me vis dans un nouveau logis, entouré de visages inconnus, loin de ma mère, loin de mon précepteur, face à face avec un oncle qu’à peine j’avais entrevu une fois, et qui n’avait pas, il s’en fallait, l’air affectueux et caressant de ma mère, tout cela me fit retomber dans la tristesse et dans les larmes, et réveilla plus vivement en moi le regret de toutes les choses que j’avais quittées la veille. Cependant, au bout de quelques jours, ayant fini par me faire à toutes ces nouveautés, je repris mon enjouement et ma vivacité, et j’en montrai même beaucoup plus que je n’avais fait jusque là. Ma pétulance alla même si loin, que mon oncle s’en formalisa ; et voyant qu’il avait affaire à un lutin qui jetait le trouble dans sa maison, que d’ailleurs, n’ayant point de maître qui me fit travailler, je perdais tout mon temps, il n’attendit pas le mois d’octobre, comme on en était convenu, pour me mettre à l’Académie, et m’y confina dès le 1er août 1758.

A l’âge de neuf ans et demi, je me trouvai donc tout à la fois transplanté au milieu de gens inconnus, loin de mes parens, isolé, et, pour ainsi dire, abandonné à moi-même. Car cette espèce d’éducation publique (si toutefois cela peut s’appeler une éducation) n’agissait que sous le rapport des études, et encore Dieu sait comme, sur l’ame des jeunes gens. Jamais une maxime de morale, et comment il fallait se conduire dans la vie, personne ne nous l’enseignait. Et qui nous l’eût appris, lorsque les instituteurs eux-mêmes ne connaissaient le monde ni par la théorie ni par la pratique ?

Cette Académie était un édifice magnifique, divisé en quatre corps de logis : au milieu, une immense cour. Deux côtés étaient occupés par les élèves, les deux autres par le théâtre royal et par les archives du roi. Précisément en face de ces archives, était le côté que nous occupions, nous, les élèves du troisième et du second appartement ; vis-à-vis du théâtre, habitaient ceux du premier, dont je parlerai en son temps.

La galerie supérieure de notre côté se nommait le troisième appartement : elle était destinée aux plus jeunes et aux classes inférieures. La galerie du premier étage, appelée second appartement, était réservée aux adultes, dont une moitié ou un tiers allaient à l’Université, autre édifice très-voisin de l’Académie ; les autres suivaient dans l’intérieur un cours d’études militaires. Chaque galerie contenait au moins quatre chambrées de onze jeunes gens chacune, sous la surveillance d’une espèce de prêtre qu’on appelait l’assistant. C’était d’ordinaire quelque paysan affublé d’une soutane, qui ne recevait aucun salaire : on lui donnait la table et le logement, et avec cela il s’arrangeait, de son côté, pour étudier à l’Université la théologie ou les lois. Quand ce n’étaient pas des étudians, c’étaient de vieux prêtres, les plus ignorans et les plus grossiers des hommes. Un tiers au moins du côté réservé au premier appartement était occupé par les Pages du roi, au nombre de vingt ou vingt-cinq, entièrement séparés de nous, à l’angle opposé de la grande cour, et touchant aux archives dont j’ai parlé.

Nous étions, on le voit, de jeunes étudians fort mal placés. Un théâtre, où il ne nous était permis d’entrer que cinq ou six fois au plus durant tout le carnaval ; des Pages, que leur service à la cour, les chasses, les promenades à cheval, nous semblaient faire jouir d’une vie bien plus libre et plus variée que la nôtre ; des étrangers enfin, qui occupaient le premier appartement, presque à l’exclusion de nos compatriotes, car c’était un amas de tous les gens du nord : beaucoup d’Anglais, surtout des Russes, des Allemands, et des Italiens des autres états. Ce côté de l’Académie était plutôt un hôtel garni qu’un institut. Ceux qui l’habitaient n’étaient assujettis à d’autre règle qu’à rentrer le soir avant minuit ; du reste, ils allaient à la cour et aux théâtres, dans les bonnes ou mauvaises sociétés, suivant leur bon plaisir. Pour mettre le
comble à notre supplice, à nous autres, pauvres petits martyrs du second et du troisième appartement, les lieux étaient distribués de telle sorte, que, pour aller à la messe dans notre chapelle, et aux salles de danse ou d’escrime, il nous fallait passer chaque jour par les galeries du premier appartement, et avoir continuellement sous les yeux le spectacle insultant de leur liberté déréglée. Triste comparaison à faire avec l’austérité de notre régime, que, chemin faisant, nous nommions la galère. Celui qui disposa les classes de la sorte était un sot qui ne comprenait rien au cœur de l’homme, puisqu’il ne savait pas la déplorable influence que devait exercer sur ces jeunes esprits la vue continuelle de tant de fruits défendus.