Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Seconde époque - Adolescence/Chapitre VIII

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Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 75-77).


CHAPITRE VIII.
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Oisiveté complète. — Il m’arrive des contrariétés que je supporte avec constance.



Personne alors ne se mêlait de mes actions, que le nouveau valet de chambre, en qui mon curateur croyait m’avoir donné une espèce de demi-précepteur, et qui avait ordre de m’accompagner toujours et partout. Mais, pour dire la vérité, comme c’était une bonne bête, passablement intéressée, en lui donnant beaucoup d’argent, je faisais de lui tout ce qu’il me plaisait d’en faire, et il ne redisait jamais rien. Malgré tout cela, comme de sa nature l’homme n’est jamais content, et moi beaucoup moins que tout autre, je m’ennuyai bientôt. Si petite que fut la sujétion, j’avais toujours, partout où j’allais, mon valet de chambre à mes trousses, et ce joug me pesait d’autant plus que seul j’y étais soumis de tous ceux qui habitaient le premier appartement : les autres sortaient à leur gré, et aussi souvent qu’ils le voulaient. Je ne me payai pas de la raison qu’on m’en donnait, que j’étais le plus enfant de tous, n’ayant point encore quinze ans. C’est pourquoi je me mis en tête de vouloir sortir seul, moi aussi ; et, sans en dire mot à mon valet de chambre, ni à qui que ce fût, ayant envie de sortir, je sortis. D’abord le gouverneur me réprimanda ; je n’en tins compte, et ressortis tout aussitôt. Cette fois je dus garder les arrêts chez moi. Dès que je me retrouvai libre, je sortis seul encore; retenu de nouveau et plus étroitement aux arrêts, puis de nouveau rendu à la liberté, je recommençai derechef. Le jeu continua de la sorte à plusieurs reprises ; ce qui dura bien un mois, la punition devenant toujours plus sévère, et toujours inutilement. À la fin je déclarai, étant captif, qu’il valait mieux me garder une fois pour toutes, parce qu’à peine libre, je ne prendrais, pour sortir immédiatement, la permission de personne ; que je ne voulais rien, en bien ou en mal, qui me fit un sort meilleur ou pire, ou autre, que celui de tous mes camarades ; que cette distinction était injuste, odieuse, et qu’elle me rendait la risée des autres ; que si, aux yeux du gouverneur, je n’étais ni d’âge ni de caractère à pouvoir faire comme ceux du premier appartement, il n’avait qu’à me renvoyer dans le second. Toutes ces petites impertinences me valurent des arrêts si prolongés, que j’y restai plus de trois mois, notamment tout le carnaval de 1764. Je m’opiniâtrai à ne pas vouloir demander qu’on me délivrât de mon châtiment. Dans ma rage et mon entêtement, j’aurais pu y pourrir, mais plier, non. Je dormais presque tout le jour ; vers le soir, je me levais, et j’allais m’étendre sur un matelas que je faisais apporter à terre devant la cheminée. Comme je ne voulais plus recevoir l’ordinaire de l’Académie qu’on me portait dans ma chambre, je m’apprêtais moi-même à mon feu un peu de polenta ou quelque aliment du même genre. Je ne me laissais plus peigner, je ne m’habillais plus, et vivais à l’écart comme un jeune sauvage. S’il m’était défendu de sortir de ma chambre, du moins je pouvais y recevoir les visites de mes amis du dehors, les fidèles compagnons de ces héroïques cavalcades. Mais alors, devenu sourd et muet, je restais là couché comme un corps sans vie, et ne répondais un mot à personne, quelque chose que l’on me dît. Je restais ainsi des heures entières, les yeux cloués à la terre, pleins de larmes, mais n’en laissant jamais échapper une seule.