Mémoires d’un Touriste (édition Lévy, 1854)/14

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Michel Lévy frères (volume Ip. 99-101).


— Chalon-sur-Saône, le 14 mai.

Une affaire de deux heures m’appelait à Autun ; mais je me suis donné le plaisir de passer une demi-journée devant ses admirables monuments. Quelle simplicité sublime ! L’antique, même du temps de Dioclétien, élève l’âme jusqu’à cette sérénité voisine de la vertu parfaite et qui rend les sacrifices faciles. Mais quelle âme sent le simple aujourd’hui ?

S’il se trouve à Paris quelque pauvre jeune homme doué de l’horreur du vaudeville, et de cette disposition intime cousine germaine de la niaiserie, qui fait que l’on aime la belle architecture, il doit venir à Autun s’il ne peut aller jusqu’à Nîmes. En présence de ces deux arcs de triomphe presque entiers, il trouvera le pourquoi de son horreur pour tous ces édifices gallo-grecs qu’on appelle magnifiques dans les publications officielles.

Il y a trente ans, on applaudissait Lainé à l’Opéra, aujourd’hui l’on applaudit M. Duprez ; on bâtissait le garde-meuble il y a cinquante ans (cet édifice sera passable lorsqu’il sera en ruines), on bâtit la Madeleine aujourd’hui. Il y a progrès. Faisons un pas de plus : lorsqu’on demandera une petite église, osons copier un temple d’Athènes ou le Panthéon de Rome, ou du moins la Maison-Carrée. Mais elle serait écrasée par la hauteur de nos maisons.

À Autun, quel contraste ! Le caractère d’un brave Gaulois furieux contre les Romains de César, et le caractère du bourgeois montant la garde en biset devant la porte d’Arroux !

Et cependant le soixantième ancêtre de ce bourgeois piteux était un Gaulois citoyen de Bibracte ! Voilà, il faut en convenir, un résultat bien glorieux de notre civilisation moderne ! Elle produit le Diorama et des chemins de fer ; on moule admirablement, d’après nature, des oiseaux et des plantes ; en vingt et une heures un Parisien verra Marseille ; mais quel homme sera ce Parisien ?

En nous ôtant les périls de tous les jours, les bons gendarmes nous ôtent la moitié de notre valeur réelle. Dès que l’homme échappe au dur empire des besoins, dès qu’une erreur n’est plus punie de mort, il perd la faculté de raisonner juste et surtout celle de vouloir.

J’ai eu affaire à un jeune avocat de Mâcon : il possède une maison qui lui donne cinq mille francs, et par son travail il en gagne dix ; il n’a que trente ans ; il espère bien mourir pair de France et millionnaire. Il se plaignait de son sort, je lui ai soutenu qu’il était l’homme le plus heureux de France. Il agit ; il vaudrait mieux si les institutions étaient plus fortes, il serait Fox ou Pitt. Du temps de l’empereur, il eût été conseiller d’État comme M. Chaban, et eût administré la province de Hambourg.

Mais, à moins d’un miracle, qu’est-ce que peut être un jeune homme né avec quatre-vingt mille livres de rentes, et, si vous voulez, un titre ? Sous Napoléon il eût du moins été forcé d’être sous-lieutenant ou garde d’honneur.

Autant cette ville d’Autun à laquelle j’ai échappé ce matin est morte, autant Châlon me semble plein d’activité, de jeunesse et de vie. C’est de l’activité maritime, un avant-goût de Marseille. La ville est remplie de grands hôtels à quatre étages, où l’on traite avec assez de sans-façon le poisson une fois qu’il est entré dans le filet ; ce sont les termes dont s’est servi mon voisin de la table d’hôte auquel je faisais mes plaintes.

— Hélas, monsieur, lui ai-je répondu, c’est exactement comme à Paris.

Un cafetier met dehors cent mille francs pour décorer son café, mais il n’a pas l’idée de donner quinze cents francs à un Vénitien, élève de Florian, qui saurait faire une tasse de café.

Tous ces hôtels de Châlon, où l’on est mal, ont des enseignes immenses.

J’ai vu une jolie colonne antique de granit sur une des places publiques, et la cathédrale gothique de la fin du treizième siècle.

Châlon est une des villes les plus commerçantes de la France. Un homme actif fait rendre quinze pour cent à ses capitaux sans risques.

Je rencontre à Châlon M. D., un des premiers économistes de France, il arrive de Besançon. De la vie je ne me suis arrêté à Besançon que pour des affaires.

Je commençais et finissais mes courses en cette ville par aller dans une certaine église, la cathédrale, où se trouve un excellent Saint Sébastien de Fra Barlolomeo. Vis-à-vis est la mort de Saphire, tableau du ferme coloriste Sébastien del Piombo.

Quelquefois Michel-Ange lui fournissait des dessins pour faire pièce aux élèves de Raphaël. Ce grand homme, protégé par son oncle Bramante, intrigant du premier mérite, obtint sur Michel-Ange des avantages piquants pour celui-ci. C’était le vieux Corneille éclipsé par le tendre Racine.

Une partie du pont de Besançon est de construction romaine. Les maisons sont toutes bâties en belles pierres de taille, et j’aimais à visiter le palais Granvelle.

Besançon, me dit M. D., est encore espagnole ; c’est une ville sérieuse et profondément catholique. Il faut savoir cela pour goûter tout le plaisant d’une anecdote qu’il me raconte. C’est une lutte entre les premières autorités du pays et deux demoiselles trop aimables et bien protégées qui voulaient s’y établir. Cela est bien plaisant, mais trop récent. Besançon adore son préfet, M. Tourangin.