Nègres et Négriers/8

La bibliothèque libre.
Éditions des portiques (p. 185-203).

VIII. —LA CHASSE AUX NÉGRIERS

Le 27 juillet, sortit du port de Liverpool le dernier négrier anglais pourvu d’une patente régulière, le Kitty’s Amelia. L’abolition de la traite, prononcée par l’Angleterre en 1807, dans une traînée de poudre, fut proclamée tour à tour par l’Amérique du Nord (1808), le Danemark, le Portugal et le Chili (1811), la Suède (1813), la Hollande (1814), et sanctionnée par les puissances signataires du traité de Vienne (1815).

Mais la prohibition n’était pas totale. Pour laisser aux colonies portugaises du Nouveau monde la faculté de se procurer de la main-d’œuvre, la traite des nègres restPage:La Roncière - Nègres et négriers, 1933.djvu/188ait tolérée au sud de l’Équateur. Un gendarme se chargea de faire respecter la loi internationale : ce fut l’Angleterre.

L’ANGLETERRE FAIT LA POLICE DES MERS

Ses croiseurs se mirent en chasse. Les puissances étrangères l’une après l’autre, — la France en 1831, — lui accordèrent le droit de visite sur des navires portant leur pavillon. Et bientôt s’accumulèrent contre les négriers de terribles dossiers qui révoltèrent l’opinion mondiale, quand ils furent divulgués par sir Thomas Fowel Buxton, président du comité pour l’extinction de la traite. La saignée annuelle du continent noir atteignait 200.000 âmes, dont un quart vers l’Asie, le reste vers le Nouveau monde. Encore un tiers de la cargaison périssait-il en route, 283 sur 855 noirs à bord de Leâo, 304 sur 800 à bord de l’Adamastor, faisant route de Mozambique sur le Brésil. Et comment en aurait-il été autrement, quand un schooner de sept tonnes, et la Maria Pequena, de cinq tonnes, chargeaient au Gabon ou au rio Calabar 30 et 33 esclaves pour l’île du Prince, et la Nova Felicidade 71, alors qu’elle n’avait pas plus de onze tonnes ?

Ouvrez les dossiers de sir Thomas Buxton : ils contiennent des détails horribles :

Le Carlos, brick espagnol : la faim a tellement amaigri les survivants que les os leur percent la peau.

Le Saint-Joachim, portugais, venant de Mozambique : tous ceux que n’a pas enlevés le trépas, ont la dysenterie, enchaînés trois par trois, les malheureux sont forcés de… (ici des détails que le traducteur a refusé de transcrire).

Le Rôdeur, quand il aborde à la Guadeloupe, compte en aveugles et en borgnes la moitié de sa cargaison ; encore avait-il noyé une trentaine d’individus pour éviter des frais inutiles. Un négrier espagnol, le San Leon, l’avait croisé, demandant à grands cris du secours. Atteint, lui aussi, par une ophtalmie contagieuse, il n’avait plus personne, esclave ou matelot, qui ne fût aveugle : et ce vaisseau fantôme, qu’on n’avait pu secourir, s’était évanoui à jamais.

À bord des négriers de Bahia et de Cuba, sont des chiens féroces d’une race particulière au Brésil. La nuit, ils se tiennent à l’affût près des écoutilles pour empêcher les captifs de sortir de leur cloaque empuanti. À bord d’un de ces négriers, que visita le docteur Walsh, la hauteur des entreponts ne permettait même pas aux esclaves de se retourner, étant inférieure à la largeur de leurs épaules. À bord d’un autre, où l’on avait oublié d’embarquer de l’eau douce, tous moururent de soif.

DES NÉGRIERS, CERNÉS, NOYENT LEURS CAPTIFS

En 1831, deux négriers sont cernés par les croiseurs anglais au sortir de la rivière Bonny. Le Rapido a 250 créatures humaines à bord. Pour échapper à la confiscation, avec un sang-froid inaccessible au remords comme à la pitié, « il les lance dans l’éternité » ou mieux en pâture aux requins qui, on le vit distinctement, déchirèrent leurs corps.

— Jamais je ne laisserai tomber ma cargaison au pouvoir des croiseurs, déclarait le capitaine espagnol de l’Argus.

Un soir, la Brillante se trouva encadrée par quatre croiseurs qui accouraient de tous les points de l’horizon. La nuit tomba. Les Anglais entendirent un bruit de chaînes, des cris, puis plus rien. Quand leurs embarcations, à l’aube, abordèrent la Brillante, le capitaine Hymans sourit d’un air goguenard. Il n’y avait plus à bord une seule « pièce d’Inde », une seule pièce à conviction pour légitimer sa confiscation. Dans l’ombre propice de la nuit, le monstre avait attaché 600 nègres à la chaîne de l’ancre, qu’il avait laissé glisser dans l’abîme.

Dans un tableau célèbre, le peintre anglais Turner a figuré un navire négrier, entouré de noirs qu’on a jetés par-dessus bord. Plus familier encore avec les choses de la mer, notre peintre de marine Morel-Fatio a dessiné la scène au moment où ils sont précipités à la mer, à la suite d’une révolte. La simple gravure du dix-huitième siècle qui représente l’arrimage des malheureux, pressés l’un contre l’autre comme des sardines, est peut-être plus poignante.

Les passagers qui avaient embarqué à Cadix sur la Vencedora, étaient extrêmement incommodés par une odeur infecte provenant d’une soupente hermétiquement close. Le navire espagnol fut arraisonné par le croiseur Ringlove ; une perquisition à bord amena la découverte de vingt-six jeunes nègres, entassés dans un recoin dépourvu d’air et de lumière.

Quand un négrier était démasqué, il se maquillait et changeait de nom. Le Paquebot Bordelais devenait l’Europa, espagnol, puis l’Alerte, puis la Duquesça di Braganza, portugais, nom que reprenait avec les pièces du bord le navire américain Vénus. À la date de 1837, il n’y eut pas moins de soixante-douze navires négriers en partance à la Havane. À la seule côte de Sierra-Leone, vingt-sept bâtiments furent confisqués.

Mais les foyers de traite ne cessent d’être alimentés. Dès qu’un roi nègre manque de ces boissons spiritueuses que les Européens apportent, dès qu’il a besoin de tabac ou d’étoffes pour ses femmes et ses guerriers, il opère une razzia. — « Toi qui es marin, disait un de ces roitelets à Bouët-Willaumetz qui le lui reprochait, tu dois savoir que les plus gros poissons mangent les petits. Eh bien ! ce que le Grand Fétiche a voulu sous l’eau, il l’a voulu sur terre. » Et les négriers de battre des mains.

Cependant la France s’est associée officiellement à l’Angleterre pour donner la chasse aux marchands de chair humaine. Par la convention du 29 mai 1845 qui remet en vigueur notre principe séculaire : « le pavillon couvre la marchandise », elle se réserve la police de nos couleurs et n’adjoint pas moins de vingt-cinq avisos à la croisière des Anglais et des Américains du Nord.

Un vieux routier des mers d’Afrique, ancien gouverneur du Sénégal, Bouët-Willaumetz, a déterminé les endroits où la pieuvre fixe ses ventouses pour happer la chair humaine : l’archipel des Bissagos, qu’avoisine une côte marécageuse, zébrée de canaux ; la rivière Shebar, au courant de foudre barré de brisants ; et tout près d’elle, sur la côte des Graines, la rivière de Gallinas.

LE REPAIRE DU NÉGRIER BLANCO
AU RIO GALLINAS

Là, en effet, dans cette rivière sinueuse qui s’écoule paresseusement vers l’Océan à cent milles de Monrovia, un chapelet d’îlots a servi de barracons à esclaves à Don Pedro Blanco, de Malaga. Aux abords de sa toile d’araignée de Gallinas, étaient postées, dans des arbres, des vigies, télescope en mains. De leur observatoire, elles décelaient l’approche des croiseurs et des négriers, sans jamais confondre amis et ennemis. Était-ce un croiseur ? Des tirailleurs, embusqués dans les épais fourrés des deux rives, se tenaient prêts à foudroyer ses embarcations ; si bien qu’un commodore britannique renonça à tenter l’aventure. Était-ce un négrier ? Des feux allumés sur la rive le guidaient. Et de barracons dissimulés dans les îlots, s’écoulait un flot d’esclaves que le négrier payait en nature, avec du tabac, du rhum ou de la poudre. Gallinas avait des succursales à Sherboro, Cap Mount, Digby, New-Sesters, si bien que Don Pedro Blanco s’était retiré des affaires, en 1839, avec des millions.

Au Dahomey, à côté des fortins de traite, alors en ruines, des Français, des Anglais et des Portugais, opèrent encore des négriers espagnols et brésiliens. Bouët-Willaumetz sait le nom de l’un d’eux.

LE NÉGRIER BRÉSILIEN CHA-CHA AU DAHOMEY

Mais que faire contre un favori et un associé du roi de Dahomey qui l’approvisionne en captifs ! Cha-cha, de son vrai nom Francisco Féliz Da Souza, un métis indien de Rio-de-Janeiro, qui parlait aussi bien qu’un nègre le dialecte local, avait une vaste habitation à Whydah, où affluaient, de Paris, de Londres, de la Havane, les nouveautés, les vins et les friandises. Billards et salles de jeux servaient à distraire ses hôtes et clients. Comme un pacha oriental, il était accompagné, dans ses promenades, d’officiers, de bouffons, et de musiciens. Il avait assisté aux sacrifices humains que les amazones de la garde royale aux membres luisants d’huile accomplissaient en hurlant. Le marchand de chair humaine, à sa mort, en 1849, fut aussi honoré d’une hécatombe d’hommes, de garçons et de filles qui furent sacrifiés sur la place de Whydah, cependant que des cortèges de sorciers et d’amazones parcouraient les rues avec d’autres victimes expiatoires, pintades, chèvres et cochons. Et comment en eût-il été autrement ! C’étaient les négriers, c’était Cha-cha à Whydah et Domingo Martins à Kotonou, qui avaient aidé Ghézo à monter sur le trône du Dahomey en supplantant Adandosan.

LES AVENTURES DU CAPITAINE NÉGRIER
THÉODORE CANOT

Et maintenant, voici un des clients de Cha-cha.

Du pont au cacatois du San Pablo, du clinfoc au tapecul, toutes les petites voiles sont roulées et entassées sur le pont. Rien de suspect à l’horizon. Tout à coup, paraît un croiseur ; et le grondement du canon avertit qu’il commence la poursuite. Le capitaine du négrier est malade dans sa cabine. Du doigt, il désigne à son second, Théodore Canot, un tiroir, où trois pavillons sont soigneusement enroulés, aux couleurs espagnoles, danoises et portugaises. À chacun d’eux est jointe une série de papiers qui peuvent s’appliquer au San Pablo. Canot opte pour la nationalité espagnole : « Allez, lui dit le capitaine, un Nantais ; et ne vous rendez jamais. »

— Mettez en panne, hurle le commandant du croiseur, ou je tire à boulet.

No entiendo, répond Canot, qui a raidi ses écoutes.

Et au moment où le brick de guerre, à toute vitesse, le dépasse pour lui couper la route, le San Pablo redresse son gouvernail, frappe le croiseur près de l’avant, lui arrache son mât de misaine et son beaupré, puis, toutes bonnettes dehors, file à pleine toile, « laissant ce gros bêta méditer sur sa sotte mansuétude ».


Théodore Canot commandait maintenant l’Estrella. Il avait quitté Whydah avec une cargaison d’esclaves, mais sans se précautionner d’un interprète. Et voilà que des suicides se succèdent, que des plaintes sourdent, et qu’un bel après-midi où des groupes d’esclaves sont sur le pont, la révolte éclate. Culbutant la sentinelle, une horde tente de sortir de la cale. D’un moulinet terrible de sa hache, un matelot la tient en respect. Mais les négresses surgissent à leur tour ; c’est une bacchanale où les mutins, armés de bûches, hurlent et ricanent en montrant leurs dents. Canot court au gaillard d’arrière, ouvre le coffre d’armes et tire aux jambes avec des carabines chargées à chevrotines. Les salves se succèdent. Les mutins sont refoulés dans l’entrepont, tandis que les femmes sont chambrées sur le tillac. Le cuisinier verse des flots d’eau bouillante par les caillebotis du pont. La sédition est matée. Mais à l’horizon, où s’amassent des nuages menaçants, apparaît un croiseur britannique. L’Estrella prend chasse ; tandis que l’équipage « vit au-dessus d’un volcan », le négrier se couvre de voiles malgré l’ouragan qui éclate. Et il parvient à s’échouer et à mettre à terre la plus grande partie de sa cargaison, avant d’être rejoint. Les Dahoméens qu’il portait, furent écoulés à la Jamaïque.

Théodore Canot cherche à nous faire illusion sur son triste métier, par le joli tableau, par exemple, d’une chorale au milieu des flots : Réunis sur le pont par temps calme, « les hommes, les femmes, les jeunes filles et les jeunes garçons sont autorisés à chanter ensemble des mélodies africaines, invariablement soutenues par un tam-tam improvisé sur le fond d’une bassine ou d’une bouilloire d’étain ».

C’est le moment où la subrécargue parfume l’entrepont en y brûlant de la poudre humide ou du genièvre, seul moyen de désinfecter une sentine empuantie où s’entassent des centaines de captifs. Des toiles à voiles aux ailes exposées au vent acheminent vers eux les brises marines, que capteront mieux les manches à air en fer blanc, inventées par le Danois Kratzenstein.

Canot a pour équipage un gibier de potence, vingt et un chenapans, Espagnols, Français, Portugais, métis, prêts à tous les coups de main. Un négrier dort, bien masqué, dans un coude du rio Nunez, en 1829. La nuit, des hourrah éclatent ; des coups de pistolet claquent ; des vampires bondissent sur le pont ; c’est l’équipage de Canot qui se procure ainsi, sans bourse délier, une cargaison.

« Tout en rampant dans l’entrepont, écrivait Canot, je me demandais comment ma petite armée de cent huit garçons et filles pourrait être embarquée dans une cale qui ne mesurait pas plus de vingt-deux pouces de hauteur. Il me fut impossible de les installer tous dans la position assise ; nous les forçâmes donc à s’étendre, les genoux des uns enclavés dans les jarrets des autres comme sardines en boîte. Si étrange que cela paraisse, lorsque l’Aerostatico atteignit la Havane, trois seulement de ces passagers étaient morts. »

Mais qu’à bord éclate une épidémie et que la tempête empêche d’enlever les caillebotis et de laisser sortir de leur cachot les esclaves, Théodore Canot en dira les effets : « À la première accalmie, je décidai de visiter le pont des esclaves. Cet antre, même après ventilation, était encore empuanti d’affreux relents humains. Nous délibérâmes au sujet de l’emploi du laudanum comme moyen de nous débarrasser rapidement des malades de la petite vérole, remède usité rarement et en secret dans des cas désespérés. Il était trop tard. Ces malheureux furent envoyés au gaillard d’avant transformé en hôpital et, là, confiés aux soins d’hommes vaccinés ou inoculés qui servaient d’infirmiers. L’entrepont fut alors aéré et passé à la chaux. On avait renoncé à tout secret. Cadavre après cadavre s’enfonçait dans l’abîme, et la tempête soufflait toujours. Lorsque les flots s’apaisèrent suffisamment pour permettre d’enlever les panneaux de mer, notre consternation fut sans bornes en découvrant que presque tous les esclaves étaient morts ou mourants. Douze des plus vigoureux d’entre les survivants reçurent l’ordre de traîner dehors les cadavres. Malgré le rhum qui leur était versé en abondance pour les abrutir, nous dûmes renforcer leur équipe de courageux volontaires fournis par l’équipage, qui, les mains protégées par des gants goudronnés, lançaient dans la mer ces amas de chair putride. Enfin, la mort s’avoua satisfaite, mais pas avant que les huit cents créatures embarquées pleines de santé ne fussent diminuées de quatre cent quatre-vingt-dix-sept squelettes ! Avant d’avoir atteint l’équateur, le San Pablo avait déjà droit à une patente de santé parfaitement nette. Les morts avaient laissé aux vivants plus d’espace. Les survivants se mirent à engraisser. »

Voici le négrier à destination.

L’assimilation de la traite à la piraterie rend hasardeuse l’opération du débarquement. C’est dans quelque repli d’une côte sauvage qu’elle a lieu. Les canots font la navette jusqu’à épuisement complet de la cargaison de bois d’ébène, aussitôt acheminée vers une plantation voisine. De la Havane, de Matanzas ou de Santiago de Cuba, des vêtements sont apportés en hâte pour l’habiller ; des marchés sont secrètement conclus avec des courtiers ; et le navire, maquillé en caboteur, entre tranquillement dans un port franc. Si on estime périlleux de l’y faire entrer, il est livré aux flammes.

Au Brésil, il en est différemment. La traite des esclaves reste permise, si elle se fait exclusivement au sud de l’équateur et par navires portugais. Aussi n’était-il point rare, au temps du roi Louis-Philippe, de voir ancrés une quinzaine de navires en même temps dans le port de Quilimane, pour attendre des cargaisons de nègres du Mozambique.

LA PLAIDOIRIE D’UN NÉGRIER

À Cuba, vivait, il y a à peu près un siècle, un beau vieillard entouré de la considération générale. Rignac y menait une vie patriarcale dans une petite aisance acquise dans la traite humaine, « métier horriblement pénible et surtout fort dangereux, avouait-il à Gaullieur. Les navires de guerre anglais, qui croisaient constamment sur la côte de Guinée et sur les côtes de Cuba, vous guettaient au passage ; et les négriers qui étaient pris, finissaient séance tenante leur carrière ici-bas au bout d’une vergue. L’on était impitoyablement pendu, car les Anglais, ayant aboli l’esclavage dans leurs îles, n’entendaient pas que les Espagnols en profitassent pour leur faire concurrence en cultures de sucre et de café.

« Aussi pour la traite fallait-il de fins voiliers. Le succès du voyage, qui était fort coûteux, et la vie de l’équipage dépendaient de la marche du navire. On s’adressait en général aux armateurs yankees, qui connaissaient bien leur métier de constructeurs de navires. Les meilleurs capitaines négriers venaient de Boston ou de quelqu’autre part des États puritains du Maine, du Connecticut ou du Massachussetts. Une fois sur la côte de Guinée, on traitait au mieux avec les potentats du pays. Souvent ils nous présentaient des prisonniers en mauvais état de santé : s’ils ne réussissaient pas à nous les vendre, ils les faisaient impitoyablement massacrer. On donnait un assez mauvais fusil pour un jeune noir bien taillé et robuste. Les rois nègres ne conservaient habituellement la vie que des prisonniers qu’ils espéraient nous vendre ; et les noirs nous suppliaient de les acheter.

«  Une fois qu’on avait choisi son « bétail » et qu’il était payé, on en prenait autant de soin que les circonstances le permettaient. On le nourrissait abondamment et le mieux possible ; les négriers avaient toujours des vivres et de l’eau douce en abondance. La place à bord était naturellement exiguë : les pauvres diables de noirs n’étaient pas toujours très à l’aise : mais le souvenir de la fin qui leur aurait été réservée sur terre, leur faisait prendre leur mal en patience. »

Au négrier, un capitaine hollandais faisait écho. « Les nègres de Guinée, vendus comme esclaves, ont-ils gagné à changer de maîtres ? C’est là, à mon avis, toute la question, écrivait Van Boudyck Bastiaanse. Au lieu de dépendre chez eux des bizarreries et des caprices d’un tyran barbare et odieux, étranger à tout sentiment d’humanité et de compassion, ils se trouvent soumis à des lois qui les forcent à travailler, il est vrai, mais dont ils n’ont rien à craindre. On cherche à leur inculquer quelque connaissance du bien et du mal. »

Et le Hollandais, qui écrivait, en 1853, restait sceptique sur l’abolition de l’esclavage : « Des siècles devront encore s’écouler avant que les nègres soient civilisés au point de sentir ce que l’esclavage a d’injuste et de dur pour la condition humaine, au point de considérer les malheureux esclaves comme leurs égaux et non comme des animaux domestiques ou comme une marchandise dont on fait trafic. Peut-être n’est-ce là que le rêve d’un utopiste, qu’une idée chimérique qui ne se réalisera jamais. »

LES NÉGRIERS ARABES

Les négriers arabes sont encore pires que les négriers européens : ils ont « de grands bateaux ouverts, lourds et non pontés. On y construit en bambou des plates-formes temporaires, en laissant un étroit passage au centre, écrivait le capitaine Moresby. Puis on y empile les nègres, dans le sens littéral du mot : les premiers sur le plancher même du bateau, deux adultes côte à côte, avec un petit garçon ou une fillette entre eux ou sur eux, jusqu’à ce que la rangée soit complète. Au-dessus, à une distance d’un pouce ou deux au-dessus des corps, on ajoute une première plate-forme, et l’on forme ainsi une seconde rangée, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ait atteint le plat-bord du bateau.

« On calcule sur un trajet de vingt-quatre ou de quarante-huit heures ; si un calme survient, quelques heures suffisent alors pour décider du sort de la cargaison. Et l’on a vu que, sur un chargement de deux cents à quatre cents malheureux ainsi emmagasinés, moins de douze arrivaient vivants à destination. » L’imam de Mascate était l’un des principaux récipiendaires de ces esclaves qui arrivaient du Soudan, du Darfour, du Ouadaï, du Bornou et du pays Haoussa.