Nécrologie (1833)

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Nécrologie.

La Société asiatique vient de faire encore une perte bien douloureuse dans la personne de M. Jean-Daniel Kieffer, l’un des vice-présidents de la Société asiatique, professeur de turc au collége de France, ancien interprète du roi pour les langues orientales, et membre de plusieurs variétés scientifiques et religieuses, décédé le 30 janvier dernier à l’âge de 65 ans. Dire quelles furent les qualités précieuses qui recommandaient M. Kieffer à l’estime et à l’affection de tous ceux qui l’ont connu, c’est retracer le portrait du savant consciencieux et modeste, du bon citoyen, de l’ami fidèle, du chrétien véritable. Né à Strasbourg le 4 mai 1707, M. Kieffer se voua de bonne heure aux études sous la direction des professeurs Oberlin, Schweighaeuser et Dahler. Il s’était d’abord destiné au ministère évangélique ; mais l’étude des langues orientales exigée pour entrer dans cette carrière le captiva au point qu’il forma le projet de s’y livrer exclusivement. Un séjour de quelques années à Paris le fortifia dans sa résolution en lui offrant en même temps les moyens de l’exécuter. Admis en 1794 au ministère des affaires étrangères, il fut envoyé deux ans après à Constantinople comme secrétaire interprète de l’ambassade dont le général Aubert du Bayet était le chef. M. Kieffer, victime de la rupture de 1798 entre la France et la Porte, ainsi que le chargé d’affaires M. Ruffin, suivit ce dernier au château des Sept Tours, où il partagea le temps de sa captivité entre les études les plus opiniâtres et les consolations de l’amitié. Les leçons de M. Ruffin, {ointes à un travail de toutes les heures, l’initièrent profondément à la connaissance de la langue turque, à laquelle il joignit celle du persan et de l’arabe, qui en sont le complément indispensable. À son retour à Paris, en 1803, il fut nommé secrétaire interprète peur les langues orientales au ministère des affaires étrangères, et bientôt après, suppléant de M. Ruffin dans la chaire de tqrc au collège de France, où il devint enfin son successeur. En 1818, il reçut le titre de premier interprète du roi, et la Société asiatique s’enorgueillit dès sa naissance de compter ce savant distingué parmi ses fondateurs et ses membres les plus zélés. Il consacra dix années de sa vie à donner la première traduction complète de la Bible en langue turque, œuvre immense d’érudition et de patience, dans laquelle le modeste auteur, s’attachant avec la plus scrupuleuse exactitude à l’interprétation fidèle du texte, se sentit moins soutenu dans son travail par l’idée du juste tribut d’éloges qu’une telle entreprise lui assurait de la part du monde savant, que par la conviction profonde de servir les intérêts de la religion, qui ne sont autres que ceux de l’humanité. Et c’est ici que le noble caractère de M. Kieffer se présente dans tout son jour. Faire le bien de ses semblables par tous les moyens que la Providence avait mis entre ses mains fut toujours sa pensée la plus chère, l’occupation ’de tous ses instants. Aussi I’avons-nous vu, également dévoué aux progrès de la science et de la philanthropie, assister avec une régularité exemplaire à toutes les séances de la Société, sans jamais négliger celles des Sociétés de renseignement élémentaire, des missions évangéliques, de la Société biblique de Paris, qui toutes le comptaient dans leur sein. Agent principal de la Société biblique britannique et étrangère, non dans l’intérêt d’une croyance spéciale, mais dans celui de la religion de tous, tel que la tolérance le conçoit, il se dévouait et se multipliait en quelque sorte pour suffire à tant d’occupations, et il savait s’acquitter de chacune d’elles de manière à laisser ignorer qu’il en eût d’autres. En correspondance journalière avec la plupart des conseils municipaux, des comités de charité et des instituteurs primaires de France, il leur envoyait le code sacré qui devait guider la jeunesse, consoler l’infortune, éclairer tous les âges ; il en recommandait, il en expliquait l’usage : et telle fut l’ardeur avec laquelle il s’acquitta de ce pieux devoir, que, dans le courant de l’année passée, il distribua lui seul 160,000 exemplaires des Saintes écritures, dont presque toujours il accompagnait l’envoi d’une lettre de sa main, de même qu’à chaque édition nouvelle il avait lui-même corrigé les épreuves. Il travailla ainsi jusqu’au dernier jour de sa vie à l’œuvre de la civilisation et de l’humanité. Aussi sa mort fut-elle douce ; il s’endormit sans crainte et sans d’autre regret que de n’avoir pu faire plus de bien encore ; et la douleur de sa famille et de ses amis, les éloges de tous ses collègues, les bénédictions de tous ceux qui font connu, attestent assez quelles furent les vertus et les qualités éminentes de l’homme excellent que nous pleurons, et que nous regretterons longtemps.