Nécrologie de Édouard Tournier/Alfred-François Jacob

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Société de l’enseignement supérieur
Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 363-365).
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Discours de M. Jacob, directeur adjoint à l’École des Hautes Études.

Je prends la parole, au nom de l’École des Hautes Études et de la Société des Humanistes français, au bord de cette tombe ouverte si inopinément, avec une émotion d’autant plus profonde que M. Tournier fut une des grandes affections de ma vice. Je l’avais connu aux conférences de Sainte-Barbe et, comme beaucoup d’autres, je m’étais senti attiré vers lui par la netteté de son esprit, la simplicité et l’affabilité de ses manières, par son apparente réserve même qui était toute à la surface et ne voilait qu’à demi (on s’en apercevait bien vite) une nature ardente, sincère et passionnée, un caractère d’initiateur, ce qu’il fut à l’École des Hautes Études où le fit entrer un des premiers le choix de M. Duruy pour inaugurer un enseignement tout nouveau. Il était en effet désigné depuis plusieurs années à l’attention du monde lettré et de tous ceux qui s’intéressaient au réveil des études philologiques en France par sa thèse, Némésis et la Jalousie des dieux (1863), une des plus remarquables qui aient été soutenues en Sorbonne et par son édition de Sophocle (1867).

C’est le 23 janvier 1869 qu’il fut officiellement nommé répétiteur de philologie grecque dans la nouvelle École ; il entrait en fonctions le 28, à peine âgé de 38 ans, avec un dessein bien arrêté, une vue nette et précise du but qu’il se proposait et une pleine connaissance des moyens nécessaires pour l’atteindre. Ce but, c’était l’enseignement de la critique verbale, auquel il avait préludé, antérieurement mème à son édition de Sophocle, par des Observations sur divers passages de St-Jean Chrysostome où il posait nettement ce principe que la probabilité d’une conjecture peut être supérieure à celle qui résulte de l’unanimité des manuscrits. M. Tournier voulait faire de la section de philologie grecque une école d’éditeurs et, dès sa première conférence, il traça les grands traits de la méthode à suivre lorsqu’on veut faire une édition, dans cette leçon préliminaire, intitulée Exposition des principes de la critique des textes, qui fut comme son discours de la méthode,

L’enseignement inauguré, il fallait l’organiser et, à côté de la critique, donner une place aux sciences accessoires, la paléographie et la grammaire. En attendant qu’il pût trouver parmi ses élèves des collaborateurs imbus de son esprit et disposés à marcher dans sa voie pour le seconder dans l’exécution du plan qu’il avait conçu, M. Tournier n’hésita pus à assumer une lourde tâche et, pendant trois années, outre sa conférence de critique verbale, il en dirigea une seconde de paléographie grecque. Cependant, comme 1l excellait à reconnaître les aptitudes dominantes de ses élèves, il eut bientôt distingue parmi eux M.J. Nicole à qui il confia, dès 1872,la grammaire, la bibliographie et une explication d’auteur ; dans le mème temps, il apprécia les remarquables qualités de Ch. Graux, depuis si prématurément ravi à la science, et le dirigea vers la paléographie dont il lui remit l’enseignement en novembre 1873.

L’année suivante, l’organisation à peine ébauchée paraît un moment compromise. M. Tournier est nommé définitivement au mois de mars maître de conférences à l’École Normale supérieure et il est question de pourvoir à son remplacement à l’École des Hautes Études. Ces circonstances permirent de juger de son désintéressement scientifique, de son dévouement à son œuvre et de son attachement à l’École : il offrit en effet de continuer ses conférences gratuitement. Enfin, au prix d’un léger sacrifice, le maître put poursuivre cette tâche à laquelle il se dévouait de tout son cœur. À la fin de cette même année, M. J. Nicole ayant été appelé à l’Université de Genève, son enseignement fut en partie confié à Charles Graux. Enfin en 1876, grâce à la nomination de M. Weil qu’il désirait depuis longtemps, M. Tournier put établir le triennium auquel lui et ses collaborateurs se sont conformés jusqu’en 1895, époque où, d’un commun accord, certaines parties furent abandonnées,

À l’École des Hautes Études, M. Tournier prêcha toujours d’exemple ; son exactitude était aussi remarquable que son ardeur au travail. Dans ses conférences ont été discutées de nombreuses conjectures sur divers auteurs, notamment sur Hérodote et sur Lucien, qui ont trouvé place dans les éditions classiques de ces auteurs procurées par lui en 1874 et en 1881.

D’autres furent publiées dans la Revue de Philologie dont la fondation restera un de ses plus beaux titres. Nous ne pouvons ici rapporter toutes les difficultés qu’il lui fallut vaincre ; disons seulement qu’il eut besoin de toute son énergie et de toute la passion qu’il portait à la philologie pour les surmonter et pour donner, après un si long intervalle, une suite à la publication inaugurée en 18$#5 par. Léon Renier, Letronne et Dübner et interrompue deux ans après. Il réussit avec lu collaboration de Ch. Graux et de M. Louis Havet à fonder à nouveau un recueil destiné à durer de longues années. Il y joignit la Revue des Revues, publication d’un genre tout nouveau dont le plan et l’organisation matérielle étaient son œuvre jusque dans les moindres détails, Cette Revue des Revues, et publications d’Académies relatives à l’antiquité classique devait faciliter les recherches des érudits et devenir « pour les philologues et les antiquaires de toute nation un indispensable répertoire de renseignements ».

En même temps la clarté et l’originalité de son esprit lui faisaient donner un cadre nouveau à toutes les matières d’enseignement ; ces petits livres les Premiers éléments de grammaire grecque en collaboration avec le regretté Riemann, et la Clef du vocabulaire grec se recommandent par une nouveauté et une ingéniosité de disposition qui donnent de l’intérêt à ces matières élémentaires.

M. Tournier avait au plus haut degré l’esprit d’organisation ; il avait pris autrefois une grande part à la fondation de la Société de Linguistique et l’on peut regarder comme son œuvre celle de la Société des Humanistes français qui a réuni les amis des lettres grecques, latines et françaises. Il fut, en qualité de secrétaire général un des membres les plus actifs de cette société, et fréquenta très assidûment ses séances, surtout celles de français, car il voulait montrer que la méthode de la critique verbale est applicable à la publication du texte de nos écrivains classiques.

Nous l’avons vu, à soixante ans passés, apporter dans ces réunions les qualités et l’ardeur qui avaient fait de lui un maître de premier ordre et donné à ses leçons de l’École des Hautes Études leur caractère particulier. Ce que furent ces leçons, je voudrais le rappeler en quelques mots ; les Notes critiques sur Colluthus et surtout le dixième fascicule de notre bibliothèque peuvent en donner une idée. La première année, comme M. Tournier l’a dit lui-même, les élèves n’avaient pas eu de rôle actif, sauf aux conférences de paléographie où chacun à tour de rôle déchiffrait à haute voix quelques lignes d’un fac-similé. Mais le maître n’entendait pas qu’il en fût toujours ainsi : il n’aurait pas cru enseigner réellement la critique verbale s’il s’était borné à apporter à ses élèves, dans une brillante leçon qu’il aurait pu écrire ou improviser, les résultats de son travail ; il voulait leur apprendre à obtenir eux-mêmes ces résultats ; il voulait, soit en leur faisant copier à la Bibliothèque Nationale des morceaux inédits, soit en leur dictent des passages d’auteurs classiques ou autres qu’ils devaient rapporter aux conférences avec leurs observations, les initier, par la pratique à l’art de l’éditeur et les intéresser à leur travail en publiant sous leur nom les résultats obtenus. Il donnait ainsi à ses élèves la satisfaction de faire les mêmes découvertes que lui et leur faisait la surprise de leur en abandonner généreusement la priorité, en homme qui se sent assez riche de son propre fonds pour faire ces petits sacrifices.

Dans ses conférences, M. Tournier était à la fois le maître le plus difficile et le plus indulgent. Tout travail consciencieux trouvait grâce devant lui ; il n’était impitoyable que pour l’à peu près et le pédantisme. On pouvait le contredire sans crainte, pourvu qu’on le fit avec de bonnes raisons. Non seulement il ne repoussait pas la contradiction, mais il la sollicitait, l’encourageait et nous l’avons toujours vu donner l’exemple de se rendre à une objection solide. « Ici, répétait-il aux nouveaux élèves, nous mettons la vérité au-dessus de l’amour propre. » Esprit indépendant, il désirait qu’on examinât et qu’on discutât ses idées avec indépendance. Ceux qui n’ont pas assisté à ces conférences peuvent s’en faire une idée en songeant à des discussions souvent très vives, toujours courtoises, où une liberté entière s’alliait à la grande déférence qu’on avait pour le maître.

C’est que M. Tournier n’était pas seulement un novateur hardi, un initiateur, un maître éminent, c’était aussi un caractère. Il n’aurait pas admis qu’on s’inclinât devant son opinion par complaisance et sans conviction, et le meilleur moyen de se concilier sa bienveillance et de la conserver était, en toutes circonstances, de lui parler franchement et sans arrière-pensée. Indulgent pour tout ce qu’on lui disait, il se trouvait blessé d’une réticence qu’il devinait : car il avait la passion de la vérité aussi bien dans l’ordre moral que dans l’ordre scientifique. À cette hauteur de caractère il alliait une grande délicatesse, une sensibilité très développée qui le fit parfois beaucoup souffrir, un dévouement sans borne à ses amis dont il leur donnait des preuves, j’en ai fait l’expérience, jusque dans les moments les plus douloureux de sa vie. Cette sensibilité, la force de sa conviction donnaient à sa parole une ardeur communicative. On ne pouvait manquer de s’intéresser à une discussion dès qu’il y prenait part. Nous nous souvenons tous de la chaleur qu’il mettait dans les réunions de l’École à défendre ce qu’il croyait juste et vrai ; ici, comme ailleurs, les expressions lui venaient vives, toujours justes, jamais banales.

Tel était le maître, le collègue, l’ami que nous pleurons aujourd’hui et que nous pouvons proposer aux plus jeunes comme un modèle d’énergie persévérante, de sincérité scientifique, de droiture et de loyauté dans la vie publique et privée. Nous qui l’avons connu et aimé nous garderons pieusement le souvenir de ce maître vénéré, de ce savant qui fut un grand caractère et un homme de cœur.