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Nécrologie de M. Agénor Bardoux

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Nécrologie de M. Agénor Bardoux
Revue pédagogique, premier semestre 189832 (p. 1-7).

Nouvelle série. Tome XXXII.
N° 1.
15 Janvier 1898.

REVUE PÉDAGOGIQUE

M. BARDOUX
ancien ministre de l’instruction publique


M. Bardoux, ancien ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, est mort à Paris le 22 novembre dernier.

Personnellement, et c’est par là que je veux commencer, je dois un hommage à sa mémoire. Jusqu’en 1890, je n’avais fait que l’apercevoir. À partir de cette date, je le connus. Il avait été nommé, au Sénat, rapporteur de la loi sur les universités. Cette circonstance nous rapprocha. Il était d’avance acquis à nos projets. Je me laissai sans résistance conquérir à sa personne. Et comment résister à tant de bonne grâce et d’urbanité, à ces mains tendues, à ce cœur en avant, à cette physionomie toujours ouverte et souriante, au charme de cet esprit large, délicat et épris d’idéal, à la noblesse de ce caractère très ferme au fond, sous des indulgences infinies, à la jeunesse persistante de cette nature où le temps n’avait rien flétri et qui restait, comme à vingt ans, généreuse, optimiste et confiante ?

M. Bardoux a aimé sincèrement l’instruction publique ; il l’a servie utilement, plus encore après que pendant son ministère, et toujours d’une façon désintéressée, avec l’unique souci du bien public. Ce serait le défigurer que de le présenter comme un démocrate. Il était de souche bourgeoise, de milieu bourgeois et de culture bourgeoise. Mais il n’appartenait pas à cette fraction de la bourgeoisie qui s’isole du peuple, et ferait volontiers caste dans la nation. Par ses idées, par ses aspirations, il était de la lignée des grands bourgeois libéraux, de la Constituante. Sous le gouvernement de Juillet, il se fût sans doute accommodé du suffrage restreint, avec l’adjonction des capacités. Parvenu à l’âge d’homme sous le second Empire, en plein régime de suffrage universel et de despotisme, il fut, dès la première heure, libéral et républicain, et il le resta jusqu’à la dernière, unissant indissolublement le suffrage universel comme instrument, la république comme forme et la liberté comme but.

Je n’ai à dire ici que ses contributions aux progrès de l’instruction publique. Ses vues politiques en cette matière s’étaient marquées déjà avant qu’il fût ministre, en particulier dans la discussion de la loi de 1875 sur la liberté de l’enseignement supérieur. Libéral irréductible, il ne fut pas de ceux qui combattirent le principe de cette loi au nom du droit de l’État. Il n’estimait pas qu’introduite déjà dans l’enseignement primaire et dans l’enseignement secondaire, la liberté, en pénétrant dans l’enseignement supérieur, fit-courir un péril à l’unité morale de la nation. Il n’estimait pas davantage que l’État républicain, fondé sur la liberté, fût en droit de refuser, au citoyen qui sait, la faculté de dire ce qu’il sait. Cette faculté, à ses yeux, découlait de la liberté de conscience, et partant elle était un droit pour tous les citoyens. Mais en votant la liberté de l’enseignement supérieur, il refusait d’y joindre, comme un corollaire, la collation des grades. Cela, c’était pour lui un droit absolu de l’État, parce que c’est une garantie d’ordre social, et autant il était contraire aux empiétements de l’État sur ce qui lui semblait le droit des citoyens, autant il s’opposait aux entreprises des particuliers sur les droits certains de l’État. Malgré ses efforts, malgré son éloquence, la collation des grades, avec les jurys mixtes, fut, en 1875, abandonnée aux universités libres. Il fut de ceux qui, aussitôt que les circonstances le permirent, réclamèrent les reprises nécessaires. Un contre-projet de lui, daté du 30 juin 1879, proposait la suppression des jurys mixtes et le retour des examens aux seuls jurys d’État, l’extension de la liberté à l’ouverture des cours isolés, enfin l’intervention de la loi pour reconnaître d’utilité publique les établissements libres d’enseignement supérieur, trois propositions qui devinrent bientôt la substance de la loi de 1880.

Où se marque encore très nettement son souci de concilier la liberté avec les droits de l’État, c’est dans un projet sur les conseils supérieurs de l’enseignement, préparé pendant son ministère et qu’il défendit à la Chambre, sous forme de contre-projet, lors de la discussion de la loi sur le Conseil supérieur de l’instruction publique. Avec la liberté de l’enseignement à tous les degrés, il lui semblait contradictoire et intolérable pour l’Université que, dans ses propres conseils, l’Université ne fût pas entièrement chez elle ; mais il lui semblait également contradictoire et intolérable pour les autres que l’enseignement libre fût jugé par l’Université. Il voulait une démarcation tranchée ; pour l’enseignement public, un Conseil supérieur de l’enseignement public, uniquement composé de représentants des pouvoirs publics et de l’enseignement public ; pour l’enseignement libre, un Conseil spécial, autrement composé, qui eût eu compétence sur les matières communes aux deux enseignements et juridiction sur le seul enseignement libre.

Quand il fut nommé ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, le 13 décembre 1877, dans le cabinet Dufaure, on sortait du cauchemar du Seize Mai. Avec lui, l’Université se sentit tout de suite en sécurité. Son premier acte fut une circulaire aux préfets sur la discipline des instituteurs. Il y formulait les règles d’administration que le gouvernement républicain entendait suivre dans l’enseignement, et, au nom de ces règles, il ordonnait de réparer les mesures arbitraires dont nombre d’instituteurs venaient d’être victimes : « J’ai eu le regret, disait-il, de constater que, dans un grand nombre de départements, le chiffre des déplacements et des peines infligées avait été très élevé. Cet examen m’a fourni en outre la preuve que la question politique avait joué trop souvent un rôle capital dans les décisions prises par les préfets. L’administration de l’instruction publique tient à ce que le maître et l’école restent en dehors des agitations de la politique… Mais, s’il est établi que l’autorité administrative, en sévissant, a cédé uniquement à des influences locales ou à des animosités de parti, vous devrez vous hâter de réparer le dommage occasionné. »

Le ministère de M. Bardoux fut un ministère de réparation, d’apaisement et de transition. Les jours de Jules Ferry n’étaient. pas encore arrivés. Ils ne pouvaient venir qu’après la démission du maréchal de Mac-Mahon. Mais ce ne fut pas un ministère. d’inaction et de stérilité. Pour s’en tenir aux mesures les plus importantes, la loi de 1878 sur la Caisse des écoles, par laquelle allait se trouver assurée la construction de tant de maisons scolaires, prélude indispensable de l’obligation scolaire, porte la signature de M. Bardoux. Elle avait été préparée par un de ses prédécesseurs, M. Waddington ; il l’avait soutenue comme rapporteur du budget ; il la fit voter et il la promulgua comme ministre. Par là son nom est attaché, pour une part très honorable, à l’œuvre scolaire de la troisième République.

Ministre plus longtemps, — il cessa de l’être le 4 février 1879, — il eût proposé l’obligation et la gratuité de l’enseignement primaire ; mais il en fût resté à ces deux termes. De la trilogie scolaire de la République, il tenait l’obligation pour nécessaire ; il acceptait la gratuité ; mais il repoussait la laïcité ; non pas qu’il fût l’homme d’une confession déterminée ; mais sa philosophie, d’ailleurs très large et très tolérante, n’admettait pas pour la morale d’autres bases que Dieu et l’immortalité de l’âme, et d’autre part il avait pour la liberté des autres un tel respect qu’il ne croyait pas qu’on pût écarter l’enseignement religieux de l’éducation de l’enfant, si le père de famille demandait qu’il y fût compris. Mais, toujours par suite de ce respect pour la liberté d’autrui, il n’entendait pas que l’enseignement religieux fût imposé à l’instituteur. D’après lui, et ce sont les termes mêmes d’un contre-projet qu’il opposa à la loi de 1882, « le vœu des pères de famille doit toujours être consulté et suivi en ce qui concerne la participation de leurs enfants à l’instruction religieuse ». « L’instruction religieuse doit être donnée aux enfants des écoles publiques par les ministres des différents cultes, aux heures et dans les conditions déterminées par le règlement des écoles, soit dans les édifices consacrés aux cultes ou dans leurs dépendances, soit, si les ministres des cultes le demandent, dans les locaux scolaires. »

Ministre plus longtemps, je crois bien qu’il eût entrepris la création ou le développement de l’enseignement primaire supérieur. Nul plus que lui n’avait été frappé de la lacune béante qui séparait alors l’enseignement primaire de l’enseignement secondaire, et dès l’année même de sa venue au pouvoir il la signalait aux Sociétés savantes réunies à la Sorbonne, en annonçant que le temps était proche où il faudrait la combler.

Humaniste et lettré, M. Bardoux devait sa première culture littéraire à l’enseignement secondaire. Il s’en souvenait, et il avait pour cet ordre d’enseignement une prédilection reconnaissante. « L’enseignement secondaire, disait-il un jour aux élèves de l’École normale, est notre force. » Et, pour lui, cette force résidait dans la culture classique. Il mit à la défendre, toutes les fois qu’elle lui parut menacée, tout ce qu’il avait d’éloquence, de chaleur et de persuasion. Son dernier discours au Sénat fut un magnifique plaidoyer en faveur des lettres, « sans lesquelles tout homme est un étranger dans la famille humaine ». Certes il ne se refusait pas à l’existence, à côté de l’enseignement classique, d’un autre enseignement, spécial ou moderne, approprié à certains besoins de la société contemporaine. Mais comme il l’estimait d’un autre ordre, il le plaçait sur un autre degré, sur un degré inférieur. Sans méconnaître ce qu’avaient d’utile les sciences et les langues étrangères, il tenait que les lettres classiques sont de meilleures nourricières pour notre race, non pas seulement par le charme qu’elles répandent sur la vie, mais par la substance qu’elles donnent à l’esprit et aussi par les traditions morales dont elles sont le véhicule. Car il ne séparait pas l’éducation, une éducation libérale, de l’instruction proprement dite, et dans son discours aux élèves de l’École normale, déjà cité plus haut, il ne demandait pas simplement aux professeurs d’être bons humanistes, mais il leur assignait comme tâche a d’élever nos enfants dans l’amour de ce que nous honorons le plus, la liberté, la patrie, la fierté de soi-même, le dédain de tout ce qui est faux, le respect de la conscience, le sentiment de nos conquêtes civiles ». Dans cet ordre d’enseignement, pendant son ministère, après son ministère, il fut résolument, délibérément conservateur.

Dans l’enseignement supérieur, au contraire, il se plaça dès le premier jour et il resta au nombre des novateurs. Là, presque tout était à faire. Commencée par M. Waddington avec la création des conférences de facultés et des bourses de licence, interrompue par le Seize Mai, l’œuvre de rénovation fut reprise par lui. La préface de la seconde statistique de l’enseignement supérieur, dressée sous son ministère par M. du Mesnil, en contient tout un programme. De ce programme, il réalisa, étant ministre, quelques fragments, accroissement des crédits de l’enseignement supérieur, négociations avec les villes pour la construction de facultés, création des observatoires de Besançon, de Lyon et de Bordeaux, réorganisation des études dans les facultés de médecine et dans les écoles de pharmacie, organisation à l’Observatoire de Paris d’un service météorologique, création de la commission centrale des bibliothèques universitaires. Mais c’est surtout plus tard, au Sénat, de 1890 à 1896, qu’il mérita grandement de l’enseignement supérieur, comme rapporteur des deux projets de loi sur les universités.

Cette idée des universités, il l’avait entrevue, sous son ministère, comme le terme où devait aboutir la réorganisation de l’enseignement supérieur ; mais il ne l’avait pas vue avec la même netteté que plus tard. Autrement, au lieu de disperser ses efforts sur toutes les facultés qui existaient alors, il les eût concentrés sur certaines d’elles, et il n’eût pas créé lui-même quelques-uns de ces faits qui, plus tard, firent résistance et échec aux idées qu’il soutenait comme rapporteur.

Le projet de loi déposé par M. Léon Bourgeois, en 1890, portait que seuls les groupes comprenant les quatre facultés de droit, de médecine, des sciences et des lettres seraient érigés en universités. M. Bardoux fut un champion déterminé et enthousiaste du projet. « Le but que nous voulons atteindre, disait-il dans son rapport, est une large décentralisation scientifique. » Avant d’écrire ce rapport, il avait voulu voir en action une des futures universités ; il était allé à Lyon avec le ministre, et il en était revenu émerveillé et plein de confiance. Sa conviction et son éloquence échouèrent devant les résistances combinées des intérêts particuliers ; mais il ne se tint pas pour vaincu et resta prêt à reprendre le rapport sur un autre projet. L’occasion lui en fut fournie en 1895 par M. Poincaré. Cette fois, il s’agissait de faire des universités partout où il y avait au moins deux facultés, mais en donnant à chacune d’elles, ce que ne faisait pas le projet de 1890, des ressources personnelles proportionnées au nombre des étudiants. M. Bardoux n’hésita pas à se charger du rapport. Il vit du premier coup d’œil la portée du projet, et il comprit que, si ce n’était pas la façon la plus directe, c’était encore une façon de créer dans les départements ces foyers de vie scientifique et intellectuelle que les libéraux de la Restauration, du gouvernement de Juillet et de la fin du second Empire avaient vainement réclamés. Votée à l’unanimité par la Chambre, la loi le fut à la presque unanimité par le Sénat. Ce fut une grande joie pour le rapporteur.

Ses deux rapports demeureront un précieux commentaire de la loi. Mais ils valent encore à un autre titre. Ils contiennent des pages de doctrine qui méritent de ne pas tomber dans l’oubli. Ne pouvant les reproduire toutes ici, j’en veux du moins citer une, celle par laquelle se termine le second rapport, et qui est comme le testament de M. Bardoux en matière d’enseignement national :

« Si l’enseignement supérieur est destiné à un petit nombre, ses bienfaits retombent sur tous. Il est donc encore plus indispensable dans un gouvernement démocratique que dans tout autre. Comme on l’a remarqué avant nous, l’interruption fâcheuse que la Révolution avait amenée dans les études savantes devait porter ses fruits pendant plus d’un demi-siècle. Une certaine faiblesse dans l’enseignement des langues et de l’histoire fut la conséquence de cette interruption. À part quelques hommes éminents, peut-être supérieurs à tout ce que l’Europe produisait dans le même ordre, l’école française, en fait de lettres savantes, resta médiocre. Ce ne fut ni l’esprit, ni la pénétration, ni les habitudes laborieuses qui lui manquèrent, ce fut la tradition.

Nous espérons que les universités, par leur cohésion, empêcheront une quantité de forces précieuses de se perdre dans l’utilitarisme. Là est le véritable danger. Il y a quarante ans que l’illustre M. Biot écrivait « La foule irréfléchie, ignorante des causes, ne voit des sciences que leur résultat, et volontiers elle trouverait bon qu’on coupât l’arbre pour avoir le fruit ; vantez-lui les mathématiques, ces racines génératrices de toutes les sciences positives, elle ne s’arrêtera pas à vous écouter ! À quoi bon les théoriciens ? Lagrange, Laplace ont-ils créé des usines ou des industries ? Voilà ce qu’il faut. Pour elle le résultat est tout. »

Ce faux raisonnement que blâmait M. Biot est un véritable danger. C’est par sa haute culture intellectuelle, par le libre développement de l’esprit, qu’une nation comme la nôtre peut exercer désormais sur l’Europe l’action que nos aïeux, aux XVIIe et XVIIIe siècles, ont exercée. Une démocratie ne peut pas constituer en politique une société forte et durable, sans faire une place, une grande place, à la supériorité du savoir et des intelligences cultivées.

Pour qu’il se répande dans ce pays un discernement plus exact du vrai et du faux, du réel et du chimérique, du possible et de l’impossible, pour y maintenir « ces hautes clartés de l’idéal, sans lesquelles il n’y a ni honneur, ni grandeur », il importait de donner à l’enseignement supérieur l’organisme le mieux adapté à ses fonctions, celui d’où il tirera le plus de force et de fécondité. C’est ainsi que dans toutes les branches de l’enseignement on sentira son influence puissante. L’enseignement même primaire ne peut porter des fruits qu’en relevant de quelque chose de plus haut que lui et en s’y rattachant. »