Nécrologie de M. Arsène Darmesteter/Discours de M. Himly

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Nécrologie de M. Arsène Darmesteter
Revue pédagogique, second semestre 1888 (p. 565-567).

DISCOURS DE M. HIMLY

Messieurs,

La Faculté des lettres est encore sous le coup de l’émotion profonde qu’a causée à chacun de nous la fin tragique d’Abel Bergaigne ; et voilà que la mort, tout aussi imprévue et tout aussi cruelle, d’Arsène Darmesteter renouvelle notre deuil et redouble notre douleur. Singulière ressemblance de ces deux carrières brisées avant l’heure, et cependant glorieuses ! L’un et l’autre nous sont venus, à quelques mois de distance, de l’École des hautes études, où avait commencé leur jeune renommée ; tous deux ont immédiatement jeté, sur les enseignements nouveaux qui leur étaient confiés, un tel lustre que les pouvoirs publics n’ont pu refuser à nos instances la création, en leur faveur, de chaires magistrales en Sorbonne ; pour l’un et pour l’autre s’annonçait un long et brillant avenir, subitement anéanti contre toute attente ; à quelques mois de distance aussi, ils ont été enlevés à la science qu’ils honoraient et à la Faculté qui plaçait en eux ses plus belles espérances.

Arsène Darmesteter était né le 5 janvier 1846, à Château-Salins (Meurthe), de parents sans fortune, qui firent tous les sacrifices pour assurer à leurs enfants une instruction supérieure. Élevé à Paris dans une école spéciale du Consistoire israélite, où l’on menait de front les études hébraïques et les études classiques, il sut suppléer par son travail personnel à ce que l’enseignement classique y avait d’insuffisant, et fut bachelier à seize ans, licencié à dix-huit ans, tout en devenant un hébraïsant consommé. Il se destinait en effet aux études de la théologie juive ; mais ces études même le tournèrent vers la philologie romane. Frappé du grand nombre de gloses en français insérées par les commentateurs juifs du haut moyen âge dans leurs commentaires hébreux sur la Bible, il conçut le projet de restituer d’après ces gloses françaises, dissimulées sous des caractères hébreux, le dictionnaire de la langue française au XIe siècle, et dépouilla dans ce but, à Paris, à Londres, à Oxford, à Parme, à Turin, plus de trois cents manuscrits. Malheureusement, distrait par d’autres travaux, il n’a mis en œuvre que bien peu des précieux matériaux ainsi accumulés par ses soins, et probablement nul autre que lui ne saura en tirer parti.

L’étude du vieux français était peu à peu devenue sa préoccupation principale, sinon unique ; il s’y perfectionna à l’École nouvellement créée des hautes études, comme élève d’abord (1869), comme répétiteur pour les langues romanes ensuite (1872). C’est sa thèse d’élève diplômé, un traité de la formation des mots composés dans la langue française (1873), qui pour la première fois attira sur lui l’attention de tous les philologues, en revendiquant hautement pour le français la faculté de créer des mots nouveaux, que la routine attribuait aux seules langues germaniques. Plus appréciées encore du monde savant furent les deux thèses De Floovante vetustiore gallico poemate et de Merovingo cyclo, et de la création actuelle de mots nouveaux dans la langue française, qui lui valurent, le 13 juin 1877, avec la mention de l’unanimité, le grade de docteur ; elles sont en effet aussi remarquables par la hardiesse des sujets et de la méthode, que par la profondeur, la pénétration, la largeur d’aperçus, le sentiment délicat et profond des forces vives qui créent et renouvellent la langue.

Trois jours après la soutenance, Darmesteter était chargé d’inaugurer à la Faculté, avec le titre de maître de conférences, l’enseignement de la Langue et de la Littérature françaises du moyen âge. Il ne quitta cependant l’École des hautes études que six ans plus tard, lorsqu’un décret en date du 15 janvier 1883 l’eut appelé à la chaire nouvellement créée de Littérature française du moyen âge et d’Histoire de la langue française, et, juste récompense d’un talent hors ligne et d’un succès peu ordinaire, eut fait de lui, à trente-six ans, un titulaire en Sorbonne. Entre temps (en 1881) lui avait été confié en outre un troisième enseignement, celui de la grammaire française à l’École normale supérieure de jeunes filles qu’on venait de fonder à Sèvres. Grâce à son tact autant qu’à sa science, il réussit admirablement dans cette délicate mission. Le Cours de grammaire française, qui est le résumé, fixé, amélioré, complété d’année en année, de cet enseignement entièrement neuf et original, rendra certainement, s’il est publié, les plus grands services même à d’autres qu’à la jeunesse féminine de nos écoles.

Ces charges si lourdes de l’enseignement, auxquelles il se préparait avec une conscience extrême, n’occupaient cependant qu’une partie de son activité. Depuis 1871, il avait entrepris, de concert avec M. Hatzfeld, qui fut aussi son collaborateur pour un excellent Tableau de la littérature et de la langue françaises au XVIe siècle (1878), un Dictionnaire général de la langue française, dont la double originalité devait être de présenter les significations des mots, non pas selon leur importance usuelle, mais dans l’ordre historique du développement de leurs différentes acceptions, et d’autre part d’expliquer dans une volumineuse introduction, œuvre de Darmesteter seul, l’histoire complète de la langue et de la formation du vocabulaire, en renvoyant perpétuellement pour les exemples au corps du dictionnaire. L’énorme travail est fort avancé, la préface est tirée ; le vocabulaire n’attend pour être achevé qu’une revision des premières lettres de l’alphabet, dont Darmesteter disait, avec sa modestie habituelle : « Quand j’ai commencé à travailler au dictionnaire, j’étais un enfant » ; si l’introduction n’est pas rédigée, tous les documents qui doivent la composer sont réunis et classés : il y a donc lieu d’espérer que, plus heureuse que l’ouvre qui avait tenté son ambition juvénile, celle qu’il avait destinée à illustrer son âge mûr pourra voir le jour, malgré la catastrophe qui l’a enlevé en laissant dorénavant reposer sur M. Hatzfeld tout le poids de la commune entreprise.

Au cours de ses recherches pour le Dictionnaire, qui faisaient passer sous ses yeux tout le matériel de la langue et lui assuraient la joie sans cesse renaissante de découvertes de tout genre, il insérait dans diverses revues une foule d’études originales sur toutes les branches de la philologie française ; condensait toute une philosophie du langage dans un petit livre plein de faits et d’idées, qu’il a intitulé Sur la vie des mots étudiés dans leurs significations (1887) ; et, dans des articles tout récents, proposait une simplification très hardie de l’orthographe française. Chacun de ces travaux révèle les qualités maîtresses du talent de Darmesteter, richesse des connaissances et rigueur de la méthode, pénétration et mesure, bon sens et distinction ; mais on y est sans cesse aussi frappé de l’audace singulière de certaines conclusions tirées des investigations à la fois les plus étendues et les plus minutieuses.

Tant de peines, tant d’efforts, l’œuvre colossale du Dictionnaire, les fatigues d’un double enseignement où il mettait tout son cœur, épuisaient peu à peu la constitution médiocrement robuste de notre ami. L’excès de travail devait finir par lui être fatal. Il le savait, mais refusait de s’arrêter. En vain ceux qui l’entouraient de leur amour, sa femme à laquelle il a dû onze ans de bonheur, son frère le confident fidèle de toutes ses aspirations, essayaient de modérer son ardeur. Il leur répondait que « dans le moment où nous sommes, où il y a tant à organiser, ceux qui se sentent doués pour cette tâche doivent tout donner de leur vie et de leur âme »… et il l’a fait comme il l’avait dit ! Honneur à cette noble passion de l’étude, inspirée par un dévouement absolu à la science et à la jeunesse !