Nécrologie de M. Léo Armagnac

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Nécrologie de M. Léo Armagnac
Revue pédagogique, premier semestre 191668 (p. 453-456).

Nécrologie de M. Léo Armagnac



Le 27 mars dernier est mort à Paris, dans sa soixante-quinzième année, M. Léo Armagnac, ancien chef de bureau au Ministère de l’Instruction publique, inspecteur général honoraire. Voici plus de douze ans qu’il avait pris sa retraite, vingt ans qu’il avait quitté la rue de Grenelle. Nous, qui l’avions connu et qu’il avait formés au métier d’administrateur, nous lui gardions un fidèle et affectueux souvenir. Mais nos rangs commencent à s’éclaircir, Qu’il soit permis à un collaborateur qu’il voulait bien appeler son ami, — et qui fut un peu son élève, — d’évoquer, pour les jeunes de l’administration, la figure de ce galant homme, de ce bon serviteur de l’État.

M. Armagnac était né à la Guadeloupe en 1841. Il vint en France très Jeune et fit de fortes études au Petit Séminaire de Notre-Dame-des-Champs. En 1863, après avoir passé quelques mois à la Préfecture de la Seine, il entrait comme auxiliaire au Ministère de l’Instruction publique qu’il quitta en 1895 pour exercer les fonctions d’inspecteur général de l’économat dans les Écoles normales et les Écoles nationales professionnelles. Il avait été nommé sous-chef de bureau en 1870, chef en 1882, et décoré de la Légion d’honneur en 1889. Il comptait près de quarante-deux ans de service quand il jugea que le moment était venu de prendre un peu de repos. Cette longue carrière, si unie, ne fut interrompue que par la guerre de 1870. M. Armagnac s’était engagé le 8 août : prisonnier le 1er septembre, après Sedan, il resta captif jusqu’au 16 mars 1871. Il a noté ses courts souvenirs de soldat dans un charmant volume Quinze jours en campagne, que nous avons tous lu avec un vif intérêt, nous, les jeunes de ce temps-là.

Il avait épousé en 1872 Mlle Bonnassieux, fille de l’éminent statuaire, dont il eut trois fils. La perte de l’un deux, tout Jeune encore, fut son premier grand chagrin. Longtemps après, il ne pouvait parler de cet enfant sans une profonde émotion.

J’ai débuté dans l’administration sous les auspices de M. Armagnac. Je le revois assis à son bureau. Devant mes yeux revit son visage un peu mélancolique. Voici qu’un bienveillant sourire, parfois égayé d’une discrète ironie, vient en tempérer la froideur apparente. Le jeune rédacteur qui débute se tient près du chef. Une minute sous les yeux, M. Armagnac approuve ou critique. Il enseigne les méthodes, qu’il connaît si bien, de la bonne administration. C’est un professeur qui prodigue les leçons de sa déjà vieille expérience. La douceur, la courtoisie du chef enlèvent toute amertume aux observations. Sa bonne grâce donne aux encouragements un prix infini. C’est ainsi que M. Armagnac gagnait l’affection de ses subordonnés. Aujourd’hui encore ils se souviennent de ses conseils.

Tels étaient les sentiments de ceux qui travaillaient sous Îles ordres de M. Armagnac. Chez ses chefs l’affection était la même, mais l’estime remplaçait le respect. Le plus éminent d’entre eux, celui qu une collaboration de seize années mit à même de le connaître plus intimement, M. Ferdinand Buisson, appréciait chaque jour davantage la sûreté et la droiture de son caractère, son application, son aptitude aux travaux les plus divers. Il lui avait confié, dès sa création, le bureau du contrôle et de l’organisation des Écoles normales primaires et des Écoles primaires supérieures, avec, comme annexe, les examens et les bourses. C’était un service nouveau, disparate, compliqué, une des sections les plus ingrates (le mot est de M. Buisson) et les plus difficiles parfois de la direction de l’enseignement primaire. Il voyait M. Armagnac faire face à toutes les difficultés, améliorer progressivement son service. « Il ne fait pas montre de son zèle, écrivait-il à cette époque, mais il en a beaucoup et du plus véritable. Il ne craint pas de donner des avis qu’il sait qu’on ne suivra pas, mais qu’il croit bons. Si on ne les suit pas, il exécute avec la plus parfaite loyauté les instructions données… »

La loyauté ! C’était, en effet, la qualité maîtresse de M. Armagnac, celle que lui reconnaissaient, avant toutes les autres, ses chefs, ses subordonnées et ses amis, — et aussi l’horreur de l’intrigue. Jamais il ne demanda rien. Il ne dut qu’à son mérite et à l’estime de ses chefs ses promotions et les hautes fonctions qu’on lui confia,

Quand la mort de M. Clerc laissa vacante l’inspection générale de l’économat, M. Armagnac n’eût jamais songé à la solliciter. C’est M. Buisson qui la lui offrit et la lui fit obtenir. Toujours modeste, il s’effrayait un peu (je fus confident de ses scrupules) des responsabilités qu’il allait assumer. Et cependant, il s’était, sans y avoir songé, préparé à sa fonction nouvelle en prenant une part active et même prépondérante à la préparation du règlement de la comptabilité des écoles normales primaires. Toutefois, avant sa première tournée, il voulut faire un apprentissage technique. Aussi s’imposa-t-il d’emblée comme un inspecteur parfaitement compétent. Personne n’avait douté qu’il dût être un inspecteur consciencieux. Je le vois encore demandant à son successeur, me demandant à moi-même, simple rédacteur, ce que nous pensions de ses premiers rapports.

Avec quel tact il a exercé ses délicates fonctions ! Tous ceux qu’il a inspectés, et ils sont nombreux encore, se plairaient à le déclarer. Jamais directrice ou directeur d’école normale, jamais économe n’a été froissé par une de ses observations. Et combien d’ordonnateurs et de comptables ont trouvé près de lui la direction ou le conseil discret qu’ils sollicitaient ou dont ils avaient besoin.

Il avait pris sa retraite à soixante et un ans. Une santé très égale encore, un intérieur où il n’avait connu que des satisfactions lui donnèrent quelques années d’heureux loisir. C’était un lettré. Il lisait couramment l’anglais, l’allemand, l’italien, l’espagnol, le portugais. Il passait de longues heures à relire les grands classiques grecs, latins et français et aussi Dante et Cervantes et, volontiers, il les annotait. On voyait toujours sur sa table de travail un Homère ou un Sénèque, une Bible ou un Nicole. Et sa conversation se ressentait de son commerce avec les grandes œuvres.

Il a écrit aussi, moins qu’il n’aurait voulu, car l’administration lui laissait peu de temps. Il a publié de nombreux articles dans le Correspondant, le Magasin pittoresque, les Revues d’Enseignement. Outre la plaquette déjà citée sur sa campagne de 1870, il a laissé des Études sur « l’Instruction primaire dans les classes agricoles en Angleterre », sur « les Bourses de l’Enseignement supérieur en France et à l’Étranger », une « Vie de Turenne » couronnée par l’Académie française et, enfin, la vie de son beau-père « Bonnassieux, statuaire, membre de l’Institut » qui est une excellente monographie.

Tout semblait présager à M. Armagnac une douce fin de carrière. Mais la guerre survint. Ses deux fils avaient été mobilisés dès le début des hostilités. Le second, Jacques, reçu à l’Inspection des Finances et bientôt nommé inspecteur général du Crédit Industriel et Commercial, partit comme lieutenant de réserve dans un régiment d’infanterie active. Il fut grièvement blessé à la tête de ses hommes le 22 août 1914, à Sainte-Marie-aux-Mines. Prisonnier, transporté à Strasbourg, puis à Munich, il mourut le 8 avril 1915 après d’atroces souffrances et une longue agonie.

Le martyre du fils fut le martyre du père et la mort de l’un porta le coup mortel à l’autre. Ils sont rares, les hommes qui, ayant gardé intacte leur faculté de sentir et de souffrir, possèdent encore, à soixante-quatorze ans, des réserves suffisantes de forces pour supporter de telles épreuves. Plus jeune on peut se résigner et survivre. M. Armagnac était fragile. Il lutta quelque temps, car il lui restait de chères affections, sa femme, son fils aîné, ses brus, sa petite-fille. Mais la blessure saignait et les forces diminuaient. Il dut subir une grave opération qui prolongea sa vie de quelques semaines. Et il est allé rejoindre sont fils au séjour que lui promettaient ses fermes espérances de chrétien.

C’était un homme de bien et un homme de cœur. Tous ceux qui l’ont connu l’ont aimé et respecté. Je voudrais que les lecteurs de ces lignes accordent aussi à sa mémoire ce respect auquel il avait tous les droits. Et comme conclusion j’emprunte encore quelques lignes à une lettre que M. Buisson adressait, ces jours-ci, à Mme Armagnac : « Sa parfaite droiture, son amour du bien publie — et du bien tout court, — un esprit ouvert à des progrès incessants, bien que toujours guidé par des principes fermes, faisaient de lui, dans le monde de l’administration, une figure à part, ct le charme de son caractère, sa modestie et sa foncière bienveillance, lui avaient gagné le cœur de tous. »