Nécrologie de M. Maurice Charlot

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P. L.
Nécrologie de M. Maurice Charlot
Revue pédagogique, année 192178-79 (p. 281-284).

Maurice Charlot.

Au mois de juillet dernier s’est éteint, après une longue maladie, M. Maurice Charlot, chef de bureau à la direction de l’enseignement primaire du ministère de l’Instruction publique. Collaborateur de M. Ferdinand Buisson et de ses successeurs, Maurice Charlot a eu souvent l’occasion de fournir à la Revue d’utiles documents et son concours, pour être discret, n’en a pas été moins précieux. Nous acquittons envers lui une dette de reconnaissance en publiant le discours prononcé sur sa tombe par M. le directeur de l’enseignement primaire :

Mesdames, Messieurs,

Au nom de M. le Ministre de l’Instruction publique, j’apporte à Maurice Charlot l’adieu d’une administration qu’il a servie, pendant plus de quarante ans, de toute la vigueur de son intelligence, de toute l’ardeur de son dévouement.

Je ne retracerai pas toutes les étapes de sa longue carrière : je n’ai eu l’honneur de le connaître que pendant les sept dernières années de sa vie ; aussi, plutôt que de vous présenter une notice qui ne saurait être dépourvue de sécheresse administrative, j’aime mieux essayer de fixer, d’après mes souvenirs et mes sentiments personnels, les traits de son caractère qui doivent, à mon sens, rester gravés dans notre mémoire.

Le trait dominant de Maurice Charlot, c’était l’étonnante fertilité de son intelligence. Les idées accouraient en foule sous sa plume et sur ses lèvres. Loin de ressembler à ces administrateurs qu’une imagination pauvre oblige à vivre au jour le jour il vivait sans cesse dans l’avenir. Tout problème posé par les événements lui suggérait des solutions nombreuses, et il se représentait avec une remarquable précision la multiplicité des conséquences que pourrait entraîner chacune d’elles : il pressentait les résistances, les hostilités, les concours, calculait les répercussions financières, escomptait l’effet probable sur l’opinion. Si administrer, comme gouverner, c’est prévoir, nul ne fut meilleur administrateur que Maurice Charlot.

La richesse de son imagination lui inspirait de la défiance à l’égard des solutions simplistes ; il avait trop conscience de la complexité des problèmes administratifs pour ne pas préférer les solutions qui reflètent cette complexité. Il ne reculait pas devant les plus imprévues et les plus audacieuses, au risque de scandaliser les esprits routiniers ou formalistes et de déconcerter les plus avertis. J’ai vu telle haute assemblée si surprise par la nouveauté d’un règlement élaboré par Maurice Charlot qu’elle était tout d’abord unanimement décidée à le repousser ; puis, après un examen attentif, reconnaissant que ce projet, en même temps que le plus ingénieux, était celui qui se modelait le mieux sur les réalités, elle l’adoptait unanimement sans y changer sinon un mot du moins une idée. Pouvait-on rendre un plus bel hommage à la force de sa pensée ?

Cette pensée était si ardente qu’elle supportait malaisément la tiédeur. Maurice Charlot s’irritait volontiers contre les lenteurs, les insuffisances, les maladresses qu’un vigoureux effort intellectuel eût pu éviter. L’accent avec lequel il défendait ses propres idées allait parfois jusqu’à l’âpreté. Ce serait manquer de respect à sa mémoire que de dissimuler un trait de caractère qu’il ne lui déplaisait pas de reconnaître. Ce serait faire de lui un éloge indigne de sa forte personnalité que de placer tous ses traits dans une même lumière qui, bannissant les ombres, effacerait tout relief. Mais la vivacité avec laquelle il s’exprimait parfois n’était inspirée par aucun sentiment d’ordre égoïste. Il eût été souvent de son intérêt d’être plus indulgent. Et il ne l’ignorait pas. Mais il croyait de son devoir de dire toute sa pensée, dût son intérêt personnel être ainsi sacrifié à l’intérêt de l’État.

Il me serait aisé, pour illustrer ce portrait, de cueillir, au cours des années pendant lesquelles Maurice Charlot fut mon compagnon de labeur, maint épisode significatif. Je n’en retiendrai que deux.

Au moment où la guerre éclata, je venais d’arriver à la Direction de l’Enseignement primaire, et je ne fais aucune difficulté pour avouer que mon inexpérience n’était pas sans m’inspirer, dans ces graves circonstances, quelque appréhension. Je fus vite rassuré. Quelques jours à peine après la mobilisation, Maurice Charlot m’apportait un projet de circulaire où était prévu dans le plus grand détail tout le trouble que la guerre allait apporter à la vie scolaire, non seulement par l’incorporation de nos instituteurs et la réquisition de nos locaux, mais par les mouvements de la population civile, l’afflux des ouvriers vers les usines de guerre, l’exode des habitants de la zone des combats. Et l’on ne se bornait pas à prévoir la tourmente ; on envisageait les mesures nécessaires pour y parer : on créait de toutes pièces un corps de maîtres intérimaires ; on utilisait toutes les réserves du personnel ; on assouplissait, en vue de ces circonstances si anormales, les règlements faits pour l’état normal. Je n’hésite pas à déclarer que, si la vie scolaire a pu reprendre dès le début d’octobre 1914 avec un minimum de désorganisation, on le doit à l’ingéniosité de Maurice Charlot.

De même qu’il avait su prévoir, dès les premiers jours d’août 1914, les contre-coups de la guerre sur l’école, de même il a su prévoir, dès l’armistice, la forme que la paix allait donner aux problèmes scolaires. Entre temps, il avait exprimé le désir de changer de service et de s’occuper des constructions. Je me demande si ce désir n’avait pas été motivé, autant que par des raisons de santé, par une sorte d’intuition des graves difficultés que nous allions rencontrer sur ce terrain. Négligées pendant les hostilités, beaucoup de nos écoles ne risquent-elles pas de tomber en ruines ? Appauvries par la guerre, les communes auront-elles le moyen de les réparer ou de les reconstruire ? De ce problème, on commence à peine à sentir aujourd’hui l’acuité dans nos communes de France. Dès 1918, Maurice Charlot l’avait nettement aperçu. Et il en avait préparé et mûri une solution des plus originales. C’est cette solution qui a été adoptée l’an dernier par le Parlement. Il ne m’est pas interdit de révéler que le Ministre en exercice lors de l’élaboration de ce règlement avait été si frappé de sa valeur qu’il s’était promis à lui-même d’en récompenser l’auteur en lui décernant la rosette d’officier de la Légion d’honneur. Et M. Léon Bérard était décidé à tenir la promesse intime de son prédécesseur : il m’a autorisé à déclarer que la prochaine promotion devait comprendre le nom de Maurice Charlot. Pourquoi faut-il que la mort soit venue avant cette récompense si méritée !

La mort, hélas ! nous la voyions venir depuis plusieurs mois. Le coup qui avait emporté son glorieux fils l’avait frappé au cœur. Il eut beau redoubler d’énergie ; sa résistance au mal avait faibli ; chaque semaine, nous voyions son visage se creuser, nous entendions sa voix s’éteindre. Mais qui eût osé lui conseiller le repos ? Il m’avait souvent exposé sa ferme volonté de travailler jusqu’à la mort. Il considérait le repos comme une déchéance. Cesser de travailler, c’eût été pour lui perdre sa raison de vivre. La dernière fois qu’il me fut permis de le voir, il me remit un projet des plus intéressants qu’il avait conçu pendant le loisir auquel le condamnait la maladie. Et ces jours-ci, de son lit de mort, il envoyait encore à ses collaborateurs, avec un mot affectueux, une véritable consultation sur une affaire délicate. Si le travail est la justification de la vie, Maurice Charlot ne devrait pas avoir cessé de vivre, car il n’a pas cessé de travailler.

En un sens, il n’a pas cessé de vivre. Jamais chef n’a été plus présent au milieu de ses collaborateurs que ce chef retenu à la chambre depuis six mois. Je puis leur rendre ce témoignage : ils continuent, depuis cette date, à travailler sous son inspiration ; pour toute affaire, ils se demandent quelle solution serait la sienne ; ils recherchent celle qu’il donnait dans des cas analogues ; ils prennent la défense de ses idées s’ils les croient en butte à des critiques extérieures. Il a créé des méthodes de travail qui lui survivront. Longtemps encore, au Ministère de l’Instruction publique, sera marquée son empreinte sur les affaires qu’il a traitées avec tant de maîtrise. En nous inclinant respectueusement devant la douleur des siens, nous pouvons leur donner l’assurance que Maurice Charlot n’est pas mort tout entier ; il demeure parmi nous comme un modèle de conscience professionnelle et de dévouement à l’État.