Nécrologie de M. Maurice Pellisson

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Nécrologie de M. Maurice Pellisson
Revue pédagogique, premier semestre 191566 (p. 421-428).

Nécrologie.


Maurice Pellisson.

L’Université vient de perdre dans la personne de Maurice Pellisson, inspecteur d’Académie, ancien élève de l’École Normale supérieure, un des hommes qui l’ont honorée, et qui lui laisseront le souvenir le plus profondément respectueux.

I

Né le 15 octobre 1850, à Chateauneuf (Charente), Maurice Pellisson acheva ses études de lettres au lycée Charlemagne, sous la direction des professeurs de la Coulonche et Aderer. Il entra à l’École de la rue d’Ulm, le 5 août 1870. Il en sortit en septembre 1874 avec le titre d’agrégé des lettres. Dans ce concours difficile de l’agrégation, il avait obtenu le deuxième rang, à côté de Louis Bompard, l’inspecteur général de l’Enseignement secondaire, qui fut reçu le premier, et de Charles Lafont, le professeur de Première supérieure du lycée Louis-le-Grand, qui fut classé le troisième. Le président du jury reconnaît dans ce deuxième agrégé un esprit « très distingué, très littéraire » et il définit par avance le jeune maître : « c’est un futur professeur de rhétorique très brillant ». Cette prédiction fut aussitôt vérifiée. Agen, Périgueux, Pau, Poitiers, Angoulême n’ont pas oublié les débuts remarquables de ce normalien. En 1879, à Angoulême, il professait la rhétorique avec le succès que pouvaient lui valoir non seulement ses ressources d’esprit, sa parole vive et charmante, mais encore son zèle pour les élèves et son art de gagner leurs sentiments d’affection. On avait organisé, hors du lycée, des conférences publiques. Il y produisit ses premiers essais de critique, deux études d’excellente vulgarisation : un La Bruyère, remanié plus tard pour la Collection des classiques populaires de Lecène et Oudin, et un Vauvenargues, qu’il revoyait, qu’il annotait, çà et là, très peu de temps avant la maladie à laquelle il a succombé. Ces pages, déjà anciennes, mais charmantes, mériteraient d’aller dans une de nos revues d’éducation, ou de se placer en tête d’un recueil de Morceaux choisis de l’officier-philosophe.

En 1884, Maurice Pellisson était appelé à Paris, au lycée Janson de Sailly. De septembre 1884 à novembre 1887, il y tint l’emploi de professeur de troisième, de seconde ; la rhétorique lui semblait réservée. Mais des raisons de santé l’obligèrent à prendre un congé d’inactivité. Lorsqu’il fut en état de se remettre au travail, il demanda et il obtint une nomination dans l’inspection académique. Il occupa cette fonction pendant huit années, à Mende d’abord, ensuite à Périgueux. Le recteur de l’Académie de Bordeaux, Auguste Couat, apprécia pleinement la droiture de son caractère, la sûreté pénétrante de son jugement, le charme de sa bonté, aisément « indulgente ».

Si laborieux administrateur qu’il ait toujours été, et quelques services qu’il ait rendus à l’Université dans cette condition, Maurice Pellisson aurait mieux donné toute sa mesure, s’il eût été. comme il le souhaitait, chargé de cours, puis professeur dans une Faculté des lettres. C’était sa vraie vocation. Voici ce qu’en pensait l’inspection générale, représentée par un de nos maîtres les plus clairvoyants et les plus vénérés : « Tout en s’acquittant en conscience de ses fonctions administratives, M. Pellisson a conservé son goût dominant pour l’étude. » M. Jules Lachelier s’associait donc au « désir » exprimé par l’inspecteur d’Académie d’être admis dans l’enseignement supérieur. Auguste Couat, si qualifié pour démêler les aptitudes de cet ordre, et qui eut le mérite d’attacher, par le lien d’une conférence supplémentaire, à la faculté de Bordeaux, lorsqu’il en était le doyen, le professeur de lycée Émile Faguet, portail, comme recteur, sur candidature de son subordonné ce jugement, très expressif de la part d’un homme ennemi des exagérations : « M. Pellisson désire une chaire de faculté ; il a, en effet, toutes les qualités nécessaires pour réussir dans l’enseignement supérieur, la haute culture de l’esprit, une parole fine et distinguée. » Il doit être permis d’exprimer ici le regret que les circonstances n’aient pas pu réaliser ce vœu. Dans une faculté des lettres, Maurice Pellisson n’eût pas été seulement un professeur très écouté et très goûté du grand public ; il fût devenu, je n’en doute pas, le plus sûr, le plus autorisé, le plus heureusement suggestif des chefs de laboratoire.

La surdité commençante, qui l’avait forcé de renoncer à sa classe de lycée, s’accrut encore et le mit enfin dans la nécessité de laisser de côté la tâche de l’inspecteur. De 1896 jusqu’à sa mort, il a été, faute de mieux, un des auxiliaires du Musée Pédagogique. Dans une occasion exceptionnelle, j’ai pu mesurer par moi-même toute l’étendue des services qu’il y a rendus. En 1900, il eut l’idée de constituer, pour l’Exposition Universelle, un musée d’art de l’enseignement primaire. Il rassembla les estampes, les lithographies, les photographies et autres documents figurés, relatifs à l’école, depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours. Il forma, en très peu de temps, le noyau d’une collection qu’on aurait dû non seulement garder avec un zèle scrupuleux, mais compléter ensuite au jour le jour, et accroître indéfiniment, en confiant surtout à l’initiateur le soin de poursuivre cette œuvre.

Un témoignage plus éloquent, et plus digne d’être rappelé, de l’activité de Pellisson pendant l’année 1900, se retrouve dans les Rapports du Jury International. L’Introduction générale de ces rapports fut rédigée pour la première partie (Instruction publique ) par M. Louis Liard et par M. Ch.-V. Langlois. M. Louis Liard s’était chargé du rapport sur la France, et M. Langlois du rapport sur l’Étranger. Ces deux documents sont d’une valeur rare, et c’est un plaisir que de revoir cette forte prose, sans une ride, plus de douze années après l’impression. Sur la première feuille du livre, avant les pages qu’il écrivit alors sur l’Instruction publique en France pendant la Révolution, le Consulat et l’Empire, la Restauration, le gouvernement de Juillet, le second Empire et la troisième République, M. Liard a fait imprimer cette mention : France, par M. Louis Liard, membre de l’Institut, vice-recteur de l’Académie de Paris, avec la collaboration de M. Maurice Pellisson, inspecteur d’Académie. Cette mise à l’ordre du jour honore grandement le collaborateur, et, tout autant, le chef plein d’équité, qui a publiquement proclamé et mis en belle lumière les services du bon soldat.

Il faut rappeler encore la part très active que prit Maurice Pellisson à l’œuvre entreprise ou du moins organisée avec une grande vigueur par M. Ch.-V. Langlois : cette œuvre est devenue l’Office des Universités. Pellisson lisait bien l’anglais, si je ne me trompe, mais, comme beaucoup d’autres professeurs de sa génération, il n’avait appris l’allemand qu au lycée et à l’École normale supérieure, c’est-à-dire assez superficiellement. Il se remit à l’étude, et poussa si avant son effort que non seulement il prit possession de la langue allemande, mais se trouva un jour en état de lire et de traduire les auteurs danois. M. Langlois sut bien vite jusqu’à quel point il pouvait compter sur le dévouement et l’intelligence d’un tel homme. Quand il voulut mettre au jour « sous les auspices de la Bibliothèque de l’Enseignement public et de l’Inspection générale des Bibliothèques » ce périodique remarquable et trop peu connu, le Bulletin des Bibliothèques populaires, avec des rédacteurs comme Andler, Berthélemv, Brunot, Gallois, Herr, Lemonnier, Lévv-Brühl, R. Périé, Pottier, Georges Renard, etc., et, plus tard, Blaringhem, Maurice Bouchor, Gustave Lanson, Salomon Reinach, ct bien d’autres, c’est à Maurice Pellisson qu’il demanda d’assumer la charge de secrétaire de la rédaction. Lorsque le Bulletin se transforma et devint la Revue Critique des Livres Nouveaux, c’est à Maurice Pellisson qu’en fut confiée la direction. Il s’adjoisnit Gustave Rudler.

Tout en conduisant, avec un extrême désintéressement, cette délicate besogne, Pellisson dressait, pour la Première Partie, le catalogue des Manuscrits conservés à la Bibliothèque pédagogique, catalogue continué par Adenis, Chervet et Vigneron.

II

Toute sa vie, Maurice Pellisson se délassa de ses travaux professionnels en écrivant de beaux ouvrages littéraires. Or voudrait les analyser ; mais cette notice prendrait des dimensions démesurées. Une énumération complète, si sommaire qu’elle puisse être, donnera peut-être une idée approximative de sa contribution aux recherches érudites et à la production critique de ce temps-ci.

Le libraire Degorce-Cadot s’avisa d’enrôler le jeune professeur de Janson de Sailly dans une équipe de travailleurs, chargés d’assurer le développement de la Librairie Générale de vulgarisation. C’est là que Pellisson, bien formé par Gaston Boissier, publia Rome sous Trajan : Religion, Administration, Lettres et Arts, et Les Romains au temps de Pline le Jeune. A côté de ces essais élégants sur une période d’histoire ancienne, il rééditait le Discours de la Servitude volontaire, par Étienne de la Boétie, et le faisait précéder d’une belle étude sur la vie et l’œuvre de cet écrivain, porté à la postérité par l’amitié de Michel de Montaigne. A cette date (1886), l’humaniste universitaire est peut-être plus incliné vers les lettres latines que vers la littérature française elle-même. Il publiait, chez Hachette (1887), une habile Histoire sommaire de la littérature Romaine à l’usage de l’Enseignement secondaire des jeunes filles, et il lisait volontiers Cicéron, sans doute un peu parce qu’il était tenu, par le règlement de l’ancien doctorat, d’écrire une thèse en latin. La connaissance précise de l’orateur antique se manifestera dans l’étude intitulée Cicéron (1894), que publia l’éditeur Lecène et Oudin dans la Collection des Classiques Populaires.

Mais les écrivains de notre langue ne tardent pas à le retenir tout entier. Il écrit pour la même collection un La Bruyère, qu’il faut relire, et il donne à la librairie Delagrave une suite d’éditions de pièces de Molière, Le Malade imaginaire, Les Femmes Savantes, Tartuffe, Le Misanthrope, Les Précieuses Ridicules, L’Avare. Dans ces travaux scolaires, il apporte une fine, une précise érudition, et des mérites de lettré qui, pour tout regard perspicace, le mettent à part.

Ne voulant laisser de côté aucun de ces ouvrages destinés aux classes, je citerai les volumes assez nombreux des Morceaux choisis du xvie au xixe siècle, publiés chez Delagrave : le nom de Pellisson s’y trouve associé au nom de Brunetière. Deux électricités de signe contraire se sont rapprochées pour cette collection. Chez le même libraire, Pellisson a seul édité, comme on le pense bien, les Œuvres choisies de Ferdinand Fabre, précédées d’une Introduction de la meilleure qualité. Notons enfin les Extraits des Orateurs politiques de la France (Hachette), des origines à 1830 (remaniement du travail d’Albert Chabrier), et le recueil plus original, les Orateurs politiques de la France de 1830 à nos jours (1908). Ces deux recueils sont publiés sous le patronage d’A. Aulard.

La thèse principale de Pellisson pour l’obtention du doctorat ès lettres a pour sujet : Chamfort. Étude sur sa vie, son caractère et ses écrits. Elle est de l’année 1895. Une biographie, pleine, nette et vivante, une étude subtile et approfondie sur l’observateur et le moraliste, un essai d’histoire politique, neuf et vigoureux, sur le rôle du révolutionnaire, voilà, en moins de mots qu’il ne conviendrait, le résumé de cet ouvrage plein d accent, de mouvement, de force logique ; ce qui lui donne, avant tout, sa valeur, c’est la « conviction », ou pour reprendre l’expression de Chamfort lui-même, « la conscience de l’esprit ». Cette expression, que M. Pellisson applique à son auteur, s’applique pleinement à son beau commentaire.

Maurice Bouchor entraîna Maurice Pellisson vers l’œuvre de propagande populaire et il n’eut pas à lui faire violence. C’est ainsi que parurent, en tête d’Extraits des Mémoires de Saint-Simon, trois « conférences-lectures » qu’il serait regrettable de ne pas rappeler. Je rattacherais au même ordre de préoccupations deux brochures d’un intérêt qui ne s’est pas effacé : Les Œuvres auxiliaires et complémentaires de l’École en France (1903) ; Les Bibliothèques populaires à l’étranger et en France (1906).

Et peut-être songeait-il encore à nos écoliers quand il se mit à traduire en vers les œuvres poétiques de Henri Heine. La Revue Pédagogique rendit compte des Chansons et Poèmes. l’année de leur publication (1910). Le succès de ce premier travail engagea le traducteur à versifier de la même manière le Romancero, Atta Troll, l’Allemagne. La souplesse singulière du texte original se transforme, dans la version française, en un équivalent qui, par l’habileté symétrique et régulièrement rythmée, rappelle l’auteur des Émaux et Camées encore plus que le poète d’outre-Rhin. Malgré cette transposition de ton, peut-être nécessaire, cette « transcription en rimes françaises » des poèmes de Henri Heine par Maurice Pellisson abonde en ressources et en effets : elle est un titre durable à l’attention des lecteurs qui savent l’allemand et surtout de ceux qui l’ignorent.

En 1911, Maurice Pellisson édita chez Armand Colin un livre, Les Hommes de lettres au XVIIIe siècle, dont je pense que, dans une époque plus attentive aux études « d’ordre moral », ou mieux encore « d’ordre social », on eût beaucoup parlé. Il s’agit des rapports des hommes de lettres du siècle des philosophes avec la loi, le pouvoir, les libraires, les comédiens, le monde, l’opinion, entre eux-mêmes enfin, dans la vie privée, et dans la vie au grand jour, où quelques journaux commençaient à les introduire. L’une des idées chères à l’auteur de ce livre, c’est que, derrière l’action des écrivains très illustres, les Montesquieu, les Voltaire, les J.-J. Rousseau, des gens de lettres d’un niveau moins élevé, mais intelligents, mais actifs, mais doués d’initiative, ont agi sur leur temps et ont préparé l’avenir, d’une façon parfois plus profonde et plus persistante. Mais ce n’est pas en deux lignes qu’on peut expliquer l’idée originale et les aperçus si divers de ce travail, annoncé par l’auteur dans les termes les plus modestes : « Nous nous sommes donné quelques soins pour apporter, sur certains points, du nouveau et même de l’inédit. Mais le xvi* siècle, depuis cinquante années, a été si étudié dans tous les sens que nous ne pouvons flatter le lecteur de l’espoir que ce qu’il trouvera ici, il ne l’aura jamais vu ailleurs. Pourtant, parce que nous avons rapproché et groupé des traits que l’on a jusqu’ici laissés isolés et épars, nous nous croyons permis de penser qu’un certain air de nouveauté ne manquera pas à ce travail. » Ce n’était pas trop dire ! Les lecteurs de ce livre le mettront à un haut rang.

Le sujet de Molière avait toujours eu pour ce critique, homme d’esprit, un attrait des plus vifs. L’étude de la littérature danoise lui fournit une occasion de revenir à notre grand auteur comique. En 1908, il traduisit pour la librairie Armand Colin le Molière de Karl Mantzius. Quel que soit l’intérèt de cette introduction en France du curieux et bon travail de critique d’un étranger, Maurice Pellisson devait se faire encore plus d’honneur en écrivant, pour son propre compte, le livre Les Comédies Ballets de Molière, publié chez Hachette en 1914. Ce livre m’arrivait quelque temps avant les formidables événements qui ont détourné l’esprit de tout Français des préoccupations littéraires. L’auteur y démontre, avec des preuves minutieusement assemblées, mais présentées sans ombre de pédantisme, que la moitié de l’œuvre de Molière perd beaucoup de son intérêt, lorsqu’on la sépare de la musique, de la danse, des figurations artistiques de toute sorte, qui donnaient à certaines pièces de circonstance une véritable splendeur. La plupart de ces comédies à grand spectacle célébraient la victoire, c’est-à-dire la paix. Chacun des traités de la première moitié du règne, Pyrénées, Aix-la-Chapelle, Nimègue, semblait clore l’ère des conquêtes. La France ne voyait dans le jeune roi Louis XIV, comme dans son aïeul, Henri le Grand, qu’un libérateur du territoire, qu’un artisan de civilisation. C’est à cette lumière-là, qui s’est bien longtemps éclipsée. qu’il faut examiner la Princesse d’Élide et les Amants magnifiques.

Quand la Paix, précédée de l’essaim des Victoires et des Gloires, nous sera rendue, les éducateurs reviendront aux traditions les plus françaises. Ils remonteront à Molière. Ils rentreront dans son intimité, et ils découvriront une face trop peu connue de son génie, en lisant attentivement le dernier, le très bon, le très noble livre de M. Maurice Pellisson.