Nécrologie de M. Paul Bert
PAUL BERT
Au moment où nous mettons sous presse arrive cette foudroyante nouvelle : Paul Bert est mort.
« Il est mort véritablement au champ d’honneur » : ç’a été hier le premier mot de M. le Président du Conseil en annonçant à la Chambre le fatal événement. Ce sera aussi le premier mot et le premier sentiment de tous les Français, même de ceux pour qui M. Paul Bert était un ennemi politique. « Les rancunes s’apaisent, » dit ce matin le journal le plus hostile à son égard, « quand on pense à cet homme frappé en pleine vie, en pleine force, dans l’accomplissement d’un devoir civique qu’il avait recherché avec une sorte de stoïcisme. »
Si les adversaires parlent ainsi, que dirons-nous ici ? Il n’est pas un des lecteurs de la Revue chez qui le nom de Paul Bert n’éveille un souvenir ému et respectueux : c’est le nom d’un de nos premiers et de nos plus vaillants champions dans la grande lutte scolaire de ces quinze dernières années ; c’est le nom d’un homme qui a eu deux grands mérites incontestés : une conviction profonde et un profond désintéressement, qui a été l’ami ardent et généreux, le véhément défenseur de l’enseignement laïque et des instituteurs laïques. Député ou ministre, publiciste ou conférencier, partout il s’est donné pour mission d’encourager, de stimuler, d’organiser l’instruction nationale et républicaine. Eu même temps qu’il a puissamment contribué à faire triompher l’esprit nouveau dans une suite de lois préparées par la grande Commission de l’enseignement primaire dont il fut l’âme, il écrivait pour nos écoles ce premier manuel d’instruction civique qui a soulevé de si violents orages, mais qui n’en a pas moins marqué une grande date dans nos annales scolaires, il écrivait encore d’autres livres d’école, ses petits livres de science en particulier, véritables chefs-d’œuvre d’art pédagogique appliqué à l’enseignement populaire.
Triste coïncidence : Paul Bert nous est enlevé au moment où paraît la loi organique qu’on appelait familièrement la loi Paul Bert.
Sa mémoire est de celles que le pays garde et honore. Entre tous les hommages qui la saluent en ce jour, les plus humbles ne sont pas ceux qu’il eût le moins appréciés. Et si dans ses dernières heures il a fait plus d’une fois un retour en esprit vers cette France qu’il ne devait pas revoir, il a pu ressentir quelque consolation à se dire qu’il n’y a pas en France un seul village où il ne se trouve un homme au moins qui se souviendra toujours de lui et qui ne prononcera jamais son nom sans un accent de reconnaissance : c’est l’instituteur.
Paris, 12 novembre 1886.
F. Buisson.