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Nécrologie de M. Pierre Goy

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Nécrologie de M. Pierre Goy
Revue pédagogique, premier semestre 188812 (n. s.) (p. 87-92).

M. P. GOY

L’École normale d’instituteurs de Toulouse vient de perdre son directeur, M. Pierre Goy. Il s’est éteint à l’âge de 65 ans, à la suite d’une très courte maladie, que rien n’avait fait prévoir. Je voudrais dire quelques mots de cette existence toute pleine de pensée, d’œuvres, d’influence, qui, du premier jour au dernier, s’est écoulée sans éclat et sans bruit.

J’ai connu Goy il y a déjà bien longtemps ; c’était au moment où j’entrais au collège de Sainte-Foy et où il en sortait avec Paul Broca, qui depuis s’est toujours honoré de son amitié. L’un et l’autre restèrent un an de plus dans la maison, pour y donner quelques leçons ; des deux jeunes maîtres, celui qui paraissait le mieux assuré d’une longue carrière, Broca, était destiné à disparaître le premier ; tous deux ont été enlevés prématurément en pleine activité, laissant leur tâche interrompue. Tel m’apparut alors Goy, simple, réservé, modeste, affectueux, réfléchi, tel je le retrouvai plus tard lorsqu’il me fut donné de mêler ma vie à la sienne.

Je le rejoignis quatre ans après, en 1847, à la Faculté de théologie protestante de Montauban. Bien qu’il fût aussi éloigné que possible du type de l’étudiant qui jure par ses cours, par ses maîtres ou qui passe de brillants examens, il occupait un rang à part dans l’estime de tous, professeurs et élèves : on appréciait chez lui, avec la parfaite dignité du caractère, le tour d’esprit indépendant et sérieux. Il se répandait très peu au dehors, tous pourtant l’aimaient et le respectaient.

Ses études finies, il fut l’un des premiers parmi nous à prendre le chemin des universités allemandes, où le portait le besoin de soumettre ses croyances traditionnelles à l’épreuve d’une science plus rigoureuse. Il visita particulièrement Halle et Berlin, et y suivit régulièrement les cours des maîtres les plus renommés. À cette époque la France et l’Allemagne n’étaient pas séparées par les barrières qui s’opposent aujourd’hui à toute communication intime. Au retour il s’arrêta dans la savante école de Strasbourg, qui était alors une école française, et un foyer d’études unique en son genre où les méthodes de recherche et d’enseignement en philosophie, en théologie, en philologie, dans les sciences même, participaient à la fois du génie français et du génie germanique. De toutes les blessures que nous a faites le traité de Francfort, aucune peut-être ne nous a atteints plus au vif que la perte de ce grand creuset scolaire où s’alliaient continuellement les deux races. Il n’y a pas seulement ici plaie de territoire toujours saignante ; il y a plaie d’âme ; c’est la vie morale du pays appauvrie dans ses sources. S’il en est parmi nous qui ne s’en soient pas encore aperçus, tout occupés qu’ils sont du dommage matériel et du prestige effacé, ils le ressentiront cruellement dans les divers domaines de l’activité nationale le jour où la génération franco-alsacienne, encore présente dans nos rangs, aura cessé de nous souffler son esprit.

Goy avait longuement profité de son voyage pour sa culture d’esprit ; mais je ne pense pas qu’il en ait éprouvé un changement notable dans sa manière d’être et de penser. Ses dispositions naturelles s’accordaient sur plus d’un point avec celles dont l’Allemagne s’attribue volontiers le privilège, mais qui en fait n’ont jamais cessé d’honorer notre race. Esprit méditatif et philosophique, il était porté dès la première heure de sa vie intellectuelle à voir les choses par le dedans, mieux encore à leur source première, au sein du tout dont elles font partie, et c’est par là qu’il a toujours été religieux jusqu’à la moelle ; si c’est être religieux que de rattacher sa pensée, son âme entière et sa vie, à la vie, à la pensée universelle, à Dieu même ; mais avec cela esprit libre et critique entre tous, incapable d’aliéner sa liberté à une tradition, à un dogme positif, pas plus qu’à une définition philosophique fixe et officielle. Ajoutez pour compléter cette physionomie complexe les traits charmants du Girondin, mais voilés de bonté, de discrétion morale et de modestie ; la finesse, l’ironie même (qu’il aurait maniée supérieurement s’il ne s’était retenu), la bonne humeur, une très vive sensibilité. Et que n’aurais-je pas à dire de son amour ardent pour sa patrie, et de sa fidélité aux vieilles amitiés !

Revenu dans son pays (1892) Goy fut pendant huit ans environ le pasteur d’un village voisin de Sainte-Foy, le Fleix, connu, si je ne me trompe, dans l’histoire des guerres civiles du XVIe siècle par le traité du même nom. Ses fonctions, auxquelles il s’appliqua toujours avec le soin consciencieux qu’il mettait en tout, ne le détournèrent pas de l’étude : c’est durant cette période de sa vie qu’il fit l’ample approvisionnement de lectures et de réflexions où il puisa plus tard sans compter. Tout en prêchant et en visitant ses malades, il traduisit de l’allemand deux ouvrages considérables, l’Histoire de l’Église de Gieseler, et la Vie de Jésus de Neander, professeur à l’Université de Berlin, en réponse à la Vie de Jésus du Dr Strauss. Les vues originales, mais flottantes, exposées par Neander n’étaient guère faites pour captiver le public français : cette publication préparait du moins la voie au mouvement de recherches sur les origines du christianisme que l’École de Strasbourg, et plus tard M. Renan, devaient inaugurer en France.

M. Goy composa en outre des travaux importants sur Schleiermacher, sur le principe du catholicisme, et en général sur toutes les questions qui occupaient alors les esprits au sein du protestantisme français.

Il se démit de ses fonctions vers 1860 pour devenir professeur de lettres au collège de Sainte-Foy et en même temps professeur principal au cours supérieur d’un pensionnat de jeunes filles, sorte de cours normal qui préparait les élèves au brevet élémentaire, et, chose assez rare en ce temps, au brevet supérieur. C’est là que s’est écoulée la plus grande partie de sa vie. L’enseignement, lettres ou sciences, était sa véritable vocation ; mais cet enseignement, par la direction à la fois simple et profonde qu’il ne pouvait se défendre de lui imprimer, devenait entre ses mains de l’éducation. Sans sortir de sa sphère de simple professeur, sans jamais laisser dévier la leçon vers la morale, il mettait dans son enseignement ces qualités de droiture et de probité rigoureuse, cet amour du vrai, qui touchent à l’âme non moins qu’à l’intelligence, qui sont l’âme elle-même présidant à la vie de l’intelligence. Une autre qualité distinguait sa pédagogie : c’était le respect sincère de la liberté et de l’âme individuelle. Dans ses inter rogations, et surtout dans les compositions littéraires ou morales qu’il donnait à faire et qu’il corrigeait ensuite avec soin, il s’attachait sur tout à provoquer l’initiative, à faire éclore la pensée et le sentiment personnels. Aussi peu d’orthodoxie ni d’infaillibilité dans sa pédagogie que dans sa religion : il n’attendait pas plus la santé intellectuelle d’un credo parfait et bien récité de littérature, d’histoire, de physique, que la santé morale et le salut d’un credo ecclésiastique ou philosophique. C’est avec les choses elles-mêmes, choses de l’âme, de la société, de l’histoire, de la nature qu’il voulait mettre l’esprit de ses élèves en contact ; et c’est à rendre ce contact le plus immédiat, le plus intime possible, qu’il employait son temps, sa peine, sa connaissance de l’anglais et de l’allemand, faisant venir de loin des ouvrages coûteux, atlas, histoires, géographies, histoire naturelle, etc., pour rendre ses leçons plus « réelles » et plus vivantes. On n’avait pas alors les programmes, les instructions, les manuels, les éléments d’une saine tradition scolaire qui abondent aujourd’hui : Goy y suppléait à grands frais de travail, d’argent, de tâtonnements. Toutes les fois que je le revoyais à l’époque des vacances, je le retrouvais tout préoccupé de son sujet de prédilection, l’enseignement des jeunes filles ; mêlant toujours aux vues d’ensemble, au dessein supérieur, bref à la philosophie, sans laquelle il n’y a point d’éducation ni même d’instruction digne de ce nom, le souci des moyens d’application, des procédés techniques.

On ne s’étonnera pas qu’un professeur de cours normal, ainsi inspiré et ainsi muni, exercât une grande influence sur ses élèves sans jamais excéder son modeste rôle et ses strictes attributions. Je ne crains pas d’être démenti en disant que les jeunes filles aujourd’hui institutrices ou mères de familles, qui l’ont eu pour maître, ont reçu de son enseignement une empreinte distincte et profonde, que j’appellerais libérale dans la plus haute acception du mot.

Au reste cette action insensible d’un noble esprit ne se bornait pas aux écoles. Autour de Goy se groupait une société d’amis, pro fesseurs, pasteurs, propriétaires, médecins, charmés de trouver en lui à la fois un égal, un camarade et un supérieur. On venait chaque semaine, le jour du marché, prendre des livres nouvellement parus ou des revues périodiques, on traitait régulièrement certains sujets, on discourait des évènement politiques ou moraux. Goy se montrait là comme partout simple, grave, d’humeur plaisante, plus disposé à écouter qu’à parler, mais sans affecter le silence, ouvrant des aperçus, posant des points d’interrogation, au lieu de dogmatiser ; très libre d’allure, mais jamais frivole ni dilettante ni sceptique.

Il aurait sans doute fini ses jours dans ces travaux utiles mais obscurs, si M. J. Ferry, ministre de l’instruction publique, ne l’avait appelé en 1880-1881 à la direction de l’école normale d’Alger. Toute sa vie antérieure l’avait admirablement préparé à ses nouvelles fonctions ; le programme des lettres et celui des sciences lui étaient devenus également familiers par une longue pratique, si bien qu’il pouvait surveiller l’un et l’autre enseignement avec une égale compétence et porter le secours sur les points faibles ; quant à la psychologie et à la morale, c’était son domaine préféré, et où personne ne pouvait mieux que lui faire preuve d’un sens à la fois profond et pratique. Il ne resta à Alger que deux ans, le temps de faire son apprentissage administratif. Rappelé en France, il fut chargé d’abord de diriger l’école normale d’Albi, et bientôt après celle de Toulouse.

C’est dans ce dernier poste qu’au jugement de ses supérieurs Goy a donné sa véritable mesure de professeur et d’éducateur. Par ses leçons de morale et de pédagogie, par ses conférences libres et ses conseils quotidiens, par tout son commerce avec les maîtres et les élèves, par son genre particulier d’autorité, mélange de fermeté, de réserve, de familiarité, de supériorité d’esprit et surtout de bonté, par l’exemple d’une vie irréprochable, il sut établir dans son école le régime de discipline volontaire et de travail personnel qui peut seul préparer les jeunes instituteurs et les institutrices à la pratique de la liberté et à celle du gouvernement des enfants. Plébéien dans l’âme, dévoué de tout son cœur à la civilisation populaire, observateur attentif, clairvoyant, parfois attristé, de notre situation morale et sociale, il s’inspirait dans ses leçons comme dans ses directions individuelles de sa connaissance étendue des besoins généraux du pays et de sa riche expérience des choses morales. Sans se faire illusion sur les faiblesses ou les vices de cette partie de la société où se recrutent nos jeunes maîtres, c’est pourtant chez elle qu’il espérait trouver un terrain propre à recevoir la bonne semence. Il aimait ses élèves, leur parlait en ami et les traitait en hommes ; mais il ne les flattait point, il savait au besoin leur dire de dures vérités, et ses préceptes de conduite n’étaient pas déguisés sous des périphrases.

Ses journées, comme celles de tous nos directeurs et de nos directrices, étaient entièrement remplies ; et néanmoins il trouvait le temps de mener à bien des travaux de longue haleine dont un seul a vu le jour. C’est la traduction, fort difficile et très bien exécutée, de quelques écrits du pédagogue allemand Diesterweg, chef du parti libéral au sein du personnel primaire, directeur de l’école normale de Berlin. Ce livre, d’une forte saveur, est encore peu connu dans nos écoles ; on apprécierait mieux sa valeur et le service que nous a rendu son patient et habile traducteur si une réaction poli tique et religieuse devait nous aider à en déchiffrer le sens.

C’est au moment où notre ami jouissait pleinement de l’estime de ses chefs, en particulier de celle de M. Perraud, recteur de l’académie de Toulouse, du respect et de l’affection de ses élèves, de la confiance de ses collaborateurs, quand il jouissait de son ouvre en préparant pour elle et pour nous tous de nouveaux travaux, que la mort est venue le surprendre et nous le ravir. Le deuil a été général ; dans tout le monde scolaire de Toulouse on a senti qu’un grand vide venait de se faire parmi nous. « Ce matin, nous écrit M. Perraud, nous avons conduit M. Goy au cimetière, M. Steeg, M. Monod (professeur à la Faculté de théologie de Montauban, vieil ami de M. Goy et son compagnon de jeunesse en Allemagne), le préfet, l’inspecteur d’académie, les inspecteurs primaires, le personnel enseignant de l’école primaire supérieure et des écoles communales, une députation des professeurs du lycée, les élèves-maîtres, les enfants de l’école annexe, des amis nombreux. Jamais je n’oublierai cette triste, simple et grande cérémonie. Jean Monod, qui a prononcé le discours religieux et la prière, m’a fait comprendre les prophètes d’Israël. M. Steeg a retracé ensuite la vie de M. Goy dans un langage digne de l’un et de l’autre. De touchants adieux d’un élève-maître au nom de ses condisciples, d’un professeur au nom de l’école, de l’inspecteur d’académie. Puis j’ai lu un télégramme du ministre et ajouté quelques paroles. »

Oui, certes, nous nous représentons sans peine qu’elle a dû être imposante, cette « simple et triste cérémonie », aussi simple que la vie du défunt, et belle d’une beauté toute d’esprit et de paroles, grave et émue, conforme en tout au caractère de M. Goy. Et que serait-ce si l’on avait pu voir, à la suite du triste convoi, le cortège plus nombreux encore de tous ceux qui ont contracté envers leur maître une dette éternelle de reconnaissance, qui lui doivent d’avoir goûté en quelque mesure la vie de l’esprit ou celle de l’âme !

Pour nous, ses compagnons de jeunesse ou ses amis de l’âge mûr, qui avons vécu dans sa familiarité, aucune parole, je crois, n’expliquera mieux les motifs de notre douloureux regret que celles de l’introduction anonyme du livre de Mme Necker de Saussure. Elles me sont revenues à l’esprit tandis que je feuilletais des notes que Goy avait autrefois crayonnées sur la plus grave des questions philosophiques : « Ainsi nous laissent les âmes supérieures avec qui nous avons tant de fois agité toutes les questions suprêmes qui pèsent sur nous. La mémoire de ces entretiens est d’une inexprimable tristesse, quand la réalité de la mort vient tout à coup s’y mêler. Les voilà entrées dans ces régions inaccessibles à nos regards, d’où rien ne nous viendra plus d’elles sur cette terre ! Vous qui les avez connues, recueillez et gardez précieusement le souvenir de leurs paroles ; car c’en est fait, et vous n’entendrez plus ce langage où une émotion si sincère animait une raison si haute. Quand de telles âmes disparaissent, à la douleur de leur perte se joint, pour leurs amis, une sorte d’effroi de rester seules devant l’énigme du monde. »