Nécrologie de M. Pierre Siciliani
PIERRE SICILIANI
La pédagogie italienne est en deuil d’un de ses maîtres les plus renommés. Comme la Revue l’a annoncé dans son numéro de janvier (Courrier de l’Extérieur, p. 94), Pierre Siciliani, professeur de philosophie et de pédagogie à l’Université de Bologne, a été subitement enlevé à l’affection de sa famille et à l’estime de ses nombreux amis.
Cette perte a été vivement ressentie de l’autre côté des Alpes. Elle le sera aussi en France, où le nom et les travaux de Siciliani étaient honorablement connus. Nous devons notre part de regrets à un homme qui, très bien informé lui-même de tout ce qui se faisait à l’étranger, avait témoigné bien des fois de ses propres sympathies pour la France, pour la philosophie et la pédagogie françaises. Quelques-uns de ses livres avaient été traduits ou commentés dans notre langue. Dans la République française, M. Jules Soury a rendu compte, avec éloges, de sa Psychogénie moderne. Nous aussi, nous avons signalé aux lecteurs de la Revue philosophique quelques-uns de ses écrits pédagogiques, qu’il multipliait avec une prodigieuse fécondité.
Les études médicales, par une évolution naturelle, avaient conduit Siciliani aux études philosophiques, et de la philosophie elle-même il était passé à la pédagogie qui en est, par certains côtés, la conclusion pratique et le couronnement. Il était préoccupé à la fois, théoriquement, de donner à l’art de l’éducation un support scientifique, et, pratiquement, de répandre le plus possible les notions de la pédagogie. Il y travaillait par ses cours, par ses conférences dans les grandes cités italiennes, par ses livres : notamment l’Histoire critique des théories de l’éducation, la Révolution et la pédagogie moderne, la Pédagogie scientifique en Italie, etc., etc.
Par quelques-unes de ses doctrines et par les tendances générales de son esprit, Siciliani appartenait à l’école positiviste. Il professait un vif enthousiasme pour la psychologie expérimentale de l’Angleterre contemporaine ; mais c’était un positiviste indépendant. mettait au premier rang, dans son credo philosophique, la notion de ce qu’il appelait « la sainte personnalité humaine ». Il n’était pas, tant s’en faut, un fataliste. Il admettait un concept positif de la liberté. La question du libre arbitre était, à ses yeux, « la question de vie ou de mort de le pédagogie », et il y répondait par l’affirmative. Il voulait l’école laïque, mais non pas pour cela irréligieuse. « Fondée sur les principes de la science, elle sera, disait-il, une école naturellement et rationnellement religieuse. » Comme la plupart de ses compatriotes, il avait le souci de l’idéal, et conviait aux plus : nobles aspirations la « démocratie individualiste », dont il arborait le drapeau.
Ce qu’on ne pouvait trop louer chez Siciliani, c’était son zèle communicatif, l’ardeur et la générosité de ses idées, l’extraordinaire vivacité de son caractère. Ce n’est pas lui qui risquait d’être jamais atteint de cette maladie dont Tocqueville disait : « La plus grande maladie de l’âme, c’est le froid. » Il traitait de la science de l’éducation, non seulement en érudit, en chercheur infatigable, mais aussi en apôtre enthousiaste. Il appelait la pédagogie la première des sciences, « la science par excellence du siècle ». Il faisait paraître volume sur volume, poursuivant toujours la même idée, l’établissement d’une pédagogie scientifique. Il s’exposait hardiment aux coups des représentants de l’orthodoxie. Il luttait contre le fanatisme des uns, contre l’indifférence des autres, homme de combat avant tout, qu’aucune considération n’arrêtait quand il s’agissait de dire la vérité telle qu’il la voyait et qu’il la sentait.
Louons-le aussi pour la façon tout à fait pratique dont il avait organisé l’enseignement de la pédagogie. À son cours de l’Université de Bologne, il ne se contentait pas de parler devant un auditoire plus ou moins attentif. Il excitait ses élèves à travailler sous sa direction, à résoudre dans des devoirs écrits les problèmes de l’éducation. « Les leçons ex cathedra, disait-il, sont comme des nuages. » Aussi, pour arriver à des résultats pratiques, il multipliait autour de sa chaire les conférences, les exercices scolaires, les travaux personnels. Nous ne nous étonnons pas qu’en lui rendant les derniers devoirs sur sa tombe, un de ses collègues, l’illustre Giosuè Carducci, ait pu dire : « Ils venaient, maîtres et maîtresses, de toutes les Romagnes et de la province de Ferrare, du fond de la Polésine, des collines de Vérone, des plaines de Mantoue ; de trente, de quarante, de soixante milles au loin ; par les matinées glaciales de janvier, sous le soleil de juin ; ils venaient pour l’entendre, pour travailler sous lui et avec lui. »
On ne saurait trop déplorer que des leçons aussi efficaces et qui excitaient un tel enthousiasme aient été si prématurément interrompues. Avec Siciliani s’est éteinte une des forces les plus agissantes de la pensée italienne contemporaine. Du moins il aura légué à son pays, avec le souvenir de sa noble vie, des exemples qui fructifieront, des livres qui conserveront le dépôt de ses idées ; et le mouvement pédagogique, dont il a été un des principaux initiateurs, ne s’arrêtera pas, grâce aux disciples ou aux émules que la passion contagieuse dont il était animé avait réussi à grouper autour de lui.