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Nécrologie de Madame Pauline Kergomard

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Présentation anonyme et discours de
Nécrologie de Madame Pauline Kergomard
Revue pédagogique année 192586-87 (p. 295-301).

Madame Pauline Kergomard.

Le 13 février dernier s’est éteinte, dans sa quatre-vingt-septième année, Mme Pauline Kergomard, inspectrice générale honoraire des écoles maternelles.

Ancienne élève de l’école normale de la Gironde, Mme Kergomard, née Reclus, a rempli les fonctions d’inspectrice générale de 1879 à 1917. Tous les lecteurs de la Revue connaissent l’œuvre qu’elle a accomplie. À ses obsèques, M. Camille Guy, M. Ferdinand Buisson et M. Paul Lapie ont retracé cette œuvre. Nous reproduisons ci-dessous l’allocution prononcée par le directeur de l’enseignement primaire.

Mesdames, Messieurs,

L’Administration de l’Instruction publique ne laissera pas partir sans un adieu la femme éminente, de vive intelligence et d’ardente énergie, qui, après avoir conçu dans ses traits essentiels l’idéal de l’école maternelle française, a lutté durant quarante ans pour réaliser cet idéal.

Lorsque, en 1879, Jules Ferry confia à Mme Pauline Kergomard une mission d’inspection générale, un grand vent de réformes soufflait au Ministère de l’Instruction publique : c’était, pour l’enseignement primaire tout entier, l’époque héroïque de la renaissance. L’honneur de Mme Kergomard fut de s’associer à cette grande œuvre et, sous la direction de M. Ferdinand Buisson, d’opérer dans l’éducation des tout petits une révolution parallèle à celle qui transformait à la même date l’éducation des enfants d’âge scolaire. Depuis 1837, c’est dans des « salles d’asile » qu’étaient réunis ceux des petits enfants du peuple que leurs mères ne pouvaient garder au foyer domestique. Des « salles d’asile » ! Ce nom révèle le caractère de l’institution : c’étaient moins des établissements d’instruction que des œuvres d’assistance ; une ordonnance royale les avait classées parmi les « établissements charitables ». Certes, les femmes de cœur qui se vouaient à la direction des salles d’asile ne méritaient que de la gratitude. Mais le mot lui-même heurtait les convictions démocratiques de Mme Kergomard : à son avis, l’État doit avoir une conception plus haute de ses obligations envers l’enfance ; dès qu’il prend des enfants sous sa tutelle, il leur doit plus qu’un abri, il leur doit une éducation. Et quelle éducation, sinon celle qu’ils recevraient dans une famille normale ? l’éducation « affectueuse et indulgente » que leur donnerait une bonne mère ? Voilà pourquoi, reprenant une expression qu’Hippolyte Carnot avait failli faire prévaloir dès 1848, Mne Kergomard propose de débaptiser les « salles d’asile » et de les appeler des « maternelles ».

Je dis « des maternelles » plutôt que des « écoles maternelles », car Mme Kergomard a répété toute sa vie : « l’école maternelle n’est pas une école ». La formule a été atténuée dans les règlements officiels, mais c’est sous sa forme la plus absolue qu’elle traduit le mieux la pensée de son auteur. Dans une école, on accumule des connaissances, on entend des leçons, on rédige des devoirs, on suit un programme d’enseignement. A la maternelle, on acquiert des habitudes ; on développe les facultés naissantes ; le corps est fortifié, les sens aiguisés, la curiosité et la conscience éveillées par des exercices plutôt que par des enseignements. L’idée même d’un « programme » à établir pour les écoles maternelles faisait sourire Mme Kergomard. De 1881 à 1909, elle a souvent remis sur le chantier ce soi-disant programme pour en effacer, à chaque révision, ce qui pouvait y subsister de livresque. Et elle applaudissait à la nouvelle révision que nous avons faite dans le même sens, il y a quatre ans. Bien avant les théoriciens actuels, elle a préconisé, pour les maternelles, l’emploi des « méthodes actives ».

Ces méthodes, à son avis, doivent donner à l’enfant toute liberté de s’épanouir. Ce qu’elle reproche le plus sévèrement aux salles d’asile, c’est la contrainte qu’elles imposent aux pauvres petits ; ce sont les gradins ’où ils sont entassés sans pouvoir bouger ; c’est la discipline impérative qui les oblige à marcher en frappant du pied sur un rythme lourd et monotone, à partir et à s’arrêter au signal d’un claquoir. Ce qu’elle rêve, au contraire, c’est une « maternelle » où les enfants évoluent librement autour d’un mobilier adapté à leur taille ; c’est une discipline assez libérale pour tenir compte de leur besoin de mouvement ; c’est un régime où les maîtresses savent obtenir par leur entrain et leur gaieté l’adhésion de tous aux exercices et aux jeux collectifs. Dans un article qu’elle publiait en 1909, Mme Kergomard, résumant trente années d’expérience, écrivait que la « maternelle » devait être « l’initiatrice de la moralité par la joie ». Mais ce mot ne disait pas toute sa pensée ; pour elle, c’est à la santé physique et c’est à la curiosité intellectuelle, en même temps qu’à la moralité, que la maternelle doit conduire l’enfant par la liberté et par la jolie.

Ai-je besoin, Mesdames et Messieurs, de marquer l’originalité de cette doctrine ? On l’a rapprochée de celle de Frœbel. Et Mme Kergomard reconnaissait volontiers qu’elle avait emprunté au pédagogue allemand tout ce qu’elle avait trouvé chez lui d’assimilable pour nous. Mais, à ses yeux, le fræœbelianisme n’accorde pas assez à la libre spontanéité de l’enfant. Dans telle de ses conférences, vous trouveriez la métaphore fameuse qui est au fond de la théorie des « Jardins d’enfants » : l’enfant est une fleur que l’éducateur doit cultiver. Mais la métaphore, si gracieuse qu’elle paraisse, est boîteuse. C’est du dehors que le jardinier cultive la fleur ; c’est par le dedans que l’éducateur doit agir sur l’enfant. La plante subit les caprices du jardinier qui lui impose des métamorphoses artificielles ; l’éducateur doit respecter la personnalité de l’enfant. À la fin de sa carrière, Mme Kergomard reprochait vivement, sinon à Frœbel, du moins à certains de ses disciples allemands de réduire l’éducation à un dressage mécanique. Rien n’était plus éloigné de sa propre pensée.

Plus proche de cette pensée serait peut-être celle de Mme Montessori, sa cadette italienne : le même esprit de liberté inspire les deux doctrines. Mais, si la « maternelle » n’est pas un jardin d’enfants, elle n’est pas davantage une maison livrée aux enfants. Or, dans la « casa del bambini », Mme Kergomard redoutait de voir s’installer l’anarchie. Si soucieuse qu’elle fût de faire respecter la libre initiative, elle n’accordait pas moins de prix à la culture du sens social. Et elle craignait que les méthodes individualistes de Mme Montessori n’eussent une influence fâcheuse sur une société comme la nôtre où l’’individualisme risque déjà de devenir excessif, Ainsi, tout en acceptant d’introduire dans sa doctrine, si libérale et si souple, les apports étrangers qui pouvaient s’y fondre, elle revendiquait avec raison pour l’école maternelle française le droit d’avoir sa physionomie propre et sa structure originale.

Si nous vivions dans d’autres pays où les questions pédagogiques attirent davantage l’attention, le nom de Pauline Kergomard serait aussi célèbre que celui des auteurs à qui je viens de la comparer. Mais, en France, par cela même qu’elles sont souvent officielles, les théories sur l’éducation demeurent impersonnelles et presque anonymes. Si bien que beaucoup de maîtresses de nos maternelles appliquent depuis de longues années les idées de Mme Kergomard sans se douter que leur ancienne Inspectrice générale mérite de trouver place dans l’histoire de la pédagogie. Mais il est de notre devoir de lui faire rendre justice. Nous n’y faillirons pas.

Sa doctrine, Mme Kergomard l’a propagée et défendue, de 1879 à 1917, avec une ardeur admirable. Elle eut tout d’abord à combattre la résistance volontaire ou involontaire des maîtresses des salles d’asile : les unes étaient franchement hostiles À ses conceptions, les autres n’avaient pas le courage de rompre avec leurs pratiques traditionnelles. C’est à vaincre ces résistances qu’elle employait ses tournées d’inspection. A plus de quarante ans de distance, je garde le souvenir précis de sa visite dans la petite ville où j’ai passé mon enfance : j’ai été, après son départ, le témoin de l’émotion éprouvée par la directrice de l’école maternelle. Je manquerais à La sincérité — et Mme Kergomard ne me le pardonnerait pas — si je dissimulais que dans cette émotion entrait un peu d’effroi. Mais la résistanee était telle que la réformatrice n’avait pas tort, pour la briser, d’user de toutes les ressources de son autorité, comme elle usait de toutes les ressources de sa verve et de son esprit. Si nous avouons qu’aujourd’hui encore on rencontre des écoles maternelles qui n’ont pas détruit leurs antiques gradins, qui ne pratiquent guère les règles de l’hygiène et qui conservent une prédilection marquée pour les procédés mnémotechniques et livresques, comment ne serions-nous pas reconnaissants à Mme Kergomard d’avoir mené si rude campagne contre une ennemie aussi tenace que la routine ?

Non moins rude fut la campagne qu’elle dut mener contre les ’préjugés. Croirait-on que de violents articles furent écrits contre elle, dans des journaux de province, parce qu’elle avait osé dire, en conférence pédagogique, que les mères doivent laver non seulement la tête et les mains, mais tout le corps de leurs enfants ? Croirait-on qu’elle fut accusée d’immoralité pou avoir prescrit de démolir la haute barrière qui, dans les salles d’asile, séparait les petits garçons des petites filles ? Il faut bien reconnaître que, depuis cette époque, qui n’est pourtant pas très éloignée, l’opinion publique a fait quelques progrès. Mais ces progrès ne sont-ils pas dus à des propagandes courageuses comme celle de Mme Kergomard ?

Ces luttes n’épuisaient pas son activité : elle souhaitait en employer la meilleure part à des tâches plus positives. Comme quiconque place très haut son idéal, elle ne croyait jamais l’avoir atteint ; à peine un progrès était-il réalisé qu’elle entreprenait une nouvelle conquête. Son grand regret fut de n’avoir pas réussi à créer un corps d’institutrices spécialisées dans l’éducation maternelle. De même que « l’école maternelle n’est pas une école au sens ordinaire du mot », l’institutrice maternelle n’est pas une institutrice au sens ordinaire du mot. Elle doit acquérir des connaissances précises en hygiène et en physiologie ; elle doit étudier la psychologie de la première enfance ; elle doit apprendre l’art de parler aux petits, l’art de raconter ; elle doit savoir chanter, mener une ronde, dessiner au tableau des scènes vivantes, fabriquer des jouets. Mme Kergomard a souvent recherché le moyen de former des maîtresses possédant tous ces talents. Et, dans un mémoire de 1917 qu’elle appelait elle-même « son testament », elle émettait le vœu qu’on ressuscitât à cet effet l’ancienne École Pape Carpantier sous le nom d’École normale supérieure maternelle. Cette solution, que le succès n’a pas sanctionnée jadis, serait-elle aujourd’hui plus heureuse ? Faut-il en chercher d’autres et créer, par exemple, des écoles normales maternelles régionales ? En tout cas, Mme Kergomard a pu constater, avant de mourir, les résultats très satisfaisants des cours normaux qu’elle avait suscités dans plusieurs académies. Les expositions où les institutrices maternelles ont, au cours de ces dernières années, réuni tout le matériel qu’elles imaginent pour appliquer leurs méthodes, ont pu lui prouver qu’elles savent s’adapter, avec une remarquable ingéniosité, à leur mission si originale. Elle a pu se rendre compte, d’autre part, que nous entrions dans ses vues : la réforme récente du brevet supérieur permet à nos normaliennes d’opter pour des études qui les orientent vers la maternelle : ainsi grandira, peu à peu, selon le vœu de Mme Kergomard, le corps spécial des éducatrices des tout petits.

Nous ne nous arrêterons pas dans cette voie : le meilleur moyen de reconnaître la valeur de ses idées, c’est de leur demeurer fidèle. Ainsi son œuvre lui survivra. Comment en serait-il autrement ? Elle avait de nombreux disciples. Non seulement ses idées étaient partagées par ses collègues de l’Inspection générale — celles d’hier et celles d’aujourd’hui — mais son action s’étendait au delà du monde des maternelles. Combien de fois m’a-t-elle dit, en citant le nom d’un universitaire ou d’un ancien universitaire : « C’est encore un de mes fils !» Et c’était un Inspecteur primaire ou un Inspecteur d’académie, un Inspecteur général, un recteur, un membre du Parlement, ou cet ancien Ministre à qui tant de liens l’attachaient et qui, en ce moment même, dans son gouvernement lointain, est de cœur avec nous pour lui rendre les derniers devoirs. Je ne sais si elle me faisait l’honneur de me compter parmi les membres de cette famille spirituelle. Mais je suis bien certain d’interpréter exactement leur pensée en disant à ses fils selon la chair — qui sont aussi ses fils selon l’esprit — que nous promettons d’entretenir fidèlement dans l’Université le culte de sa mémoire.

Et quand nous aurons nous-mêmes disparu, son action ne sera pas éteinte : indéfiniment se succéderont dans nos écoles maternelles des générations d’enfants qui, grâce à elle, grâce à sa doctrine bienfaisante, auront plus de santé et plus de vigueur, plus de curiosité et plus de droiture, plus de liberté et plus de joie. C’est au nom de ces millions d’enfants que je m’’incline avec une respectueuse reconnaissance devant la dépouille mortelle de Mme Pauline Kergomard, en lui adressant l’adieu du Gouvernement de la République.