Nécrologie de Mlle Nancy Fleury/Introduction
Mlle Nancy FLEURY
Il y a un mois à peine (11 avril), un nombreux cortège d’amis, d’élèves, de pères et de mères de famille accompagnait au cimetière Montparnasse les restes d’une femme de bien, qui, durant sa laborieuse carrière, a su faire respecter de tous et partout, à Bruxelles comme à Paris, le nom d’institutrice, et dont nous pouvons dire, sans craindre d’être démenti de personne, que, par son enseignement, par ses entretiens familiers, par son exemple, par toute sa personne, elle a tenu école d’honneur, de dignité morale, d’esprit libéral autant que de bonne instruction.
Mlle Nancy Fleury, née à la Châtre le 13 décembre 1834, était la fille d’un député républicain de l’Indre élu en 1848, exilé en 1851 à la suite du coup d’État. Elle suivit son père en Belgique et ne rentra qu’avec lui après l’amnistie de 1859. Les touchants récits de Mme Edgar Quinet nous ont appris combien était amer le pain de l’exil pour les Quinet, les Bancel, les Madier de Montjau et pour toute cette colonie de nobles Français, coupables de fidélité au droit et à la liberté. Mais ce pain-là même, il n’abondait pas ; et la plupart d’entre eux durent s’ingénier à trouver du travail, sans consulter leurs goûts et leurs habitudes antérieures. M. Fleury vendit d’abord ou plutôt fit vendre de loin et à vil prix, comme il arrive toujours en temps de proscription, les propriétés de famille. Cela même étant devenu insuffisant, Mile Nancy Fleury, alors âgée de vingt ans, se mit à l’œuvre à son tour ; elle continua ses études et fit le voyage de Paris pour subir l’examen du brevet ; puis, surmontant sa faible santé et sa timidité naturelle, elle se hasarda en tremblant à suppléer M. Bancel et M. Madier de Montjau dans les leçons de littérature et d’histoire qu’ils donnaient dans un pensionnat de jeunes filles. Elle eut, à ses débuts d’institutrice, la bonne fortune d’avoir pour guide Edgar Quinet, qui ne cessa de lui prodiguer les conseils et les encouragements.
Plus tard, en 1860, les portes de la patrie s’étant rouvertes, la famille revint à Paris. Mlle Nancy Fleury ouvrit obscurément un Cours, d’abord suivi par trois ou quatre jeunes filles, mais qui, grandissant peu à peu en nombre comme en crédit, devint au bout de quelques années une des forces vives de l’éducation libérale à Paris. Le mercredi de la semaine sainte, dernier jour du semestre scolaire, Mlle Fleury congédiait ses deux cents élèves en les ajournant au lundi 14 avril. Cinq jours après, on apprenait qu’elle était morte !
C’est à ces élèves elles-mêmes qu’il appartiendrait de nous expliquer ce qui donnait un tel ascendant à leur maîtresse et tant d’efficacité à son enseignement. Comment les deux couples d’heures que l’on venait passer dans le paisible appartement de la rue de Seine suffisaient-elles pour donner le branle au travail de toute la semaine et, à la longue, pour mener à bonne fin une éducation sérieuse et complète ? C’était le secret de Mlle Fleury : les leçons proprement dites, avec leurs interrogations et leurs brèves explications, tout imprégnées des qualités solides du professeur ou de la directrice, n’étaient peut-être que son moindre moyen d’action ; le principal, autant qu’il nous est permis d’en juger du dehors, c’était l’impulsion et la direction données au travail personnel, et par dessus tout le bon choix des lectures prescrites ou recommandées, et par cette voie l’air et la lumière se répandant en tous sens dans les jeunes esprits.
Nous touchons peut-être ici à l’un des points faibles de notre enseignement public, tel qu’il a été renouvelé dans les dernières années. Certes, il n’est contestable pour personne qu’il s’est accompli un progrès considérable dans les méthodes comme dans les programmes on sait aujourd’hui davantage, et l’on enseigne de mieux en mieux. Mais le mal est que la leçon envahit tout : c’est-à-dire que le professeur et le manuel se chargent de pourvoir à tous les besoins, et que les élèves de tout âge font peu, très peu de lectures libres ; de ces lectures variées, intéressantes, instructives qui sont la vie même des études et le plus actif ferment des esprits. On ne lit pas assez dans nos écoles ; on n’est pas exercé à lire, on ne contracte pas le goût de lire ; et c’est ce qui explique en grande partie pourquoi la faculté d’invention est si pauvre, et pourquoi l’instruction, même perfectionnée et élargie, garde à tous les degrés un caractère formel. L’activité spontanée de l’intelligence n’est pas provoquée, nourrie, soutenue par le commerce direct et aisé, soit avec les grands maîtres qui ont éclairé ou charmé l’humanité, soit avec des livres moins importants d’histoire, de littérature, de voyages, de morale, de sciences naturelles ; on en est réduit à la leçon du professeur et au livre de classe.
Il n’en était pas ainsi, à ce qu’il semble, pour les élèves de Mlle Fleury. Les heures réservées aux leçons étant courtes et rares, c’est aux lectures, aux longues lectures, comme à un maître auxiliaire à domicile, que revenait le soin de compléter les instructions du professeur. Toutefois, de quelque prix que fût un tel moyen d’études, nous n’avons garde de croire qu’il explique le grand succès du Cours de la rue de Seine. Ce succès, qui est allé croissant jusqu’au dernier jour, ne tenait à rien d’extérieur, à aucune organisation perfectionnée de l’enseignement : tout le monde s’accordait à en faire honneur à la personne même de la directrice, à son enseignement à la fois si familier et si judicieux, si propre à susciter en chaque élève le mouvement original de l’esprit et la réflexion. C’est sa haute et ferme raison, pleine à la fois de sagesse et de bonne humeur, sérieuse avec sérénité, bien munie de principes mais sans raideur, riche d’une longue expérience des hommes et de la destinée, supérieure à tout esprit de secte et à toute haine ; c’est aussi son caractère toujours égal et bienveillant, son urbanité parfaite, c’est toute elle-même en un mot qui communiquait à son commerce tant de charme et à ses leçons une vertu bienfaisante. Auprès d’elle les plus faibles se sentaient encouragées et les petitesses de l’amour propre n’auraient osé se produire.
Depuis quelque temps sa santé paraissait n’être plus la même. Ceux qui l’approchaient de plus près avaient remarqué plus d’une fois des signes de lassitude, que son énergie et sa bonne humeur cachaient à tous les yeux. Quatre ou cinq jours avant qu’elle se sentit atteinte par la maladie, une voix amic la pressait de songer au repos et de ne pas attendre l’épuisement complet de ses forces. Elle ne résistait point ; elle formait le rêve de se retirer bientôt à la campagne auprès de ses nièces dont elle était la seconde mère. Mais il était écrit que ce ne serait qu’un rêve, et que sa vie serait jusqu’au bout une vie de labeur sans relâche.
Elle n’est plus, la noble et vaillante femme ! Elle a disparu soudainement, avant l’heure, mais laissant après elle une trace qui ne s’effacera pas de sitôt. Longtemps encore ses amis — et elle comptait autant d’amis que d’élèves — ne pourront se défendre de chercher à leurs côtés cette conseillère de raison, de paix, de bonté. Sa bouche est fermée pour toujours, et nul ne reverra plus ses traits aimables et graves il ne reste de Mlle Nancy Fleury que son exemple bienfaisant, et l’image d’elle-même qu’elle a gravée dans l’âme de plusieurs générations de jeunes filles.