Nécrologie de Mme Caroline de Barrau
NÉCROLOGIE
Mme CAROLINE DE BARRAU DE MURATEL
Mme Caroline de Barrau de Muratel est morte le 18 décembre dernier, d’une maladie de poitrine, disent les médecins ; de son dévouement à tous, affirment ceux qui l’ont connue. Le Comité de la Revue pédagogique m’a demandé de parler à ses lecteurs de cette chère femme de bien, et je lui en suis très reconnaissante, car c’est avec un enthousiasme pieux que je la raconte ; mais il ne m’accorde qu’une place restreinte, et je crains que l’obligation de condenser ne rende bien sèches les lignes dans lesquelles je voudrais mettre tout mon cœur.
L’enfance et la première jeunesse de celle qui a consacré sa vie à l’adoucissement des peines d’autrui n’ont pas été heureuses. Son père, un banquier qui possédait une fortune considérable, était mort très jeune ; sa mère s’était remariée, et très absorbée, sans doute, par sa nouvelle famille, elle confiait plus que de raison ses enfants — trois filles — à des gouvernantes sèches qui leur inculquaient la science à coups de règle sur la tête, la musique à coups de règle sur les doigts, et pour qui la morale tout entière consistait dans l’obéissance passive. La pauvre enfant, d’une délicatesse exquise, souffrit, se replia sur elle-même, devint d’une timidité excessive qui la gêna toute sa vie, et se promit déjà d’être bonne pour les autres « parce que cela faisait trop de mal de souffrir ». Mariée à vingt ans à M. de Barrau de Muratel, elle se consacra dès les premiers jours à une vieille tante de son mari, infirme et malade, et pendant cinq ans ne connut aucun plaisir mondain, ne fit aucune lecture ; sa malade l’absorba tout entière.
D’ailleurs elle n’était pas encore portée vers les recherches intellectuelles ; le goût ne lui en vint qu’avec la maternité : pour ses enfants (une fille et deux garçons), Mme de Barrau voulut comprendre ; elle voulut savoir, et grâce à cette volonté, servie par une intelligence d’élite et les aptitudes les plus variées, elle devint une des personnalités les plus cultivées de notre époque et une éducatrice incomparable.
Ah ! comme elle savait bien ce qu’elle voulait et comme elle allait droit à son but sans défaillance, la douce et timide femme ! Elle voulait que l’enfant fût bien portant et heureux ; elle voulait que toutes ses facultés fussent cultivées sans secousse et sans fatigue ; elle voulait surtout que l’être moral arrivât à son épanouissement le plus complet, et chacun des actes de sa vie d’éducatrice tendit à la réalisation de son idéal. Ses enfants, Amélie, Émile et Jean de Barrau, auxquels elle joignit quelques enfants d’amis, dont elle fit des privilégiés aussi bien que des siens, furent élevés à la campagne, ensemble, les garçons et les filles. On éveilla chez eux le goût du travail, au lieu de les forcer à travailler ; on fit une guerre impitoyable aux mots, on proscrivit les devoirs inutiles ; lisez la femme et l’éducation, l’ouvrage le plus remarquable peut-être qui ait été écrit sur l’éducation de la femme, mais trop peu connu parce qu’il parut à l’époque de nos désastres ; lisez les articles semés à plein cœur dans l’Ami de l’enfance, et vous verrez, puisque je n’ai pas la possibilité d’insister, ce que fut Mme de Barrau éducatrice. Quant aux résultats : sa fille en était à sa troisième année d’études à la Faculté de médecine de Paris quand elle s’est mariée ; son fils aîné a brillamment passé sa thèse de doctorat à la même Faculté ; son fils cadet, licencié ès sciences naturelles, va être docteur-médecin aux premiers jours ; sa fille adoptive, Mlle Leblois, est docteur de la Faculté des sciences de Paris… Mme de Barrau n’était pas une utopiste ; elle voulait le beau et le bien parce qu’elle avait l’âme bonne et belle, et elle savait arriver pour les autres au bien et au beau. Dans tous les comités d’éducation dont elle faisait partie, notamment aux Écoles enfantines et à l’École Braille, elle apportait, avec des idées, les moyens pratiques de les réaliser.
À côté de l’éducatrice, et inséparable de celle-ci, il y avait la femme insatiable de faire le bien ; elle l’accomplissait, non pas en dame de charité, mais en femme bienfaisante ; non pas en philanthrope, mais en donneuse de son esprit et de son cœur. Un jour c’était une enfant maltraitée qu’elle achetait à son père ; le lendemain c’étaient des orphelines qu’elle plaçait à ses frais dans des familles ou des établissements d’éducation ; d’autres fois c’étaient des malades qu’elle envoyait aux bains de mer ou dans des stations de montagne ; d’autres fois enfin c’étaient des jeunes filles françaises ou étrangères dont elle facilitait les études par ses générosités, par son influence, par sa chère protection à laquelle rien ne résistait ; partout c’était sa bonté active, infatigable, modeste et quasi honteuse de se révéler ainsi à tous instants.
Mais le dévouement à des individus isolés ne lui suffisait pas. Préoccupée des questions sociales, auxquelles elle consacra souvent sa plume (elle est l’auteur d’une étude très complète sur le Salaire des ouvrières à Paris, et d’une brochure intitulée les femmes de la campagne à Paris), persuadée que la ligue contre le mal ne sera jamais ni trop nombreuse ni trop compacte, elle s’offrit à des sociétés déjà existantes et en créa elle-même d’autres. C’est ainsi que de 1882 à 1887 elle réorganisa et dirigea l’Œuvre des libérées de Saint-Lazare, et qu’en 1887 elle fonda, avec moi son amie privilégiée, l’Union française pour le sauvetage de l’enfance.
C’est là qu’elle a été terrassée par la mort impitoyable quelque temps après son retour d’une tournée d’inspection des enfants assistés (Tarn, Aveyron, Tarn-et-Garonne, Hérault) que lui avait confiée, à titre purement gratuit, le directeur de l’Assistance publique au ministère de l’intérieur.
Mme de Barrau était atteinte depuis 1871 de la maladie qui vient de nous la prendre, et ce serait laisser tout à fait incomplet cet aperçu trop rapide de la vie de cette chère héroïne si je ne parlais de la guerre désastreuse pendant laquelle Mme de Barrau se révéla républicaine et patriote enthousiaste. À cette époque, elle habitait sa propriété du Montagnet, si chère à son cour, sans doute parce qu’elle s’y est fait bénir et que la « dame de la Montagne » en a été pendant quarante ans la fée bienfaisante ; elle partit avec une amie, Mme Berry, pour recueillir des blessés ; un premier voyage ayant été infructueux, Mme de Barrau n’étant munie d’aucun mandat régulier, elle en fit un second et, après mille difficultés augmentées par la longueur du trajet, quarante blessés furent installés dans la Montagne Noire, d’où ils repartirent — sauf un — guéris et réconfortés.
Pendant leur convalescence, une douloureuse nouvelle consterna le Montagnet : Charles Berry (depuis, le gendre bien-aimé de Mme de Barrau) avait été fait prisonnier… on ne savait à quelle bataille. Mme Berry partit immédiatement pour chercher son fils ; à peine avait-elle quitté ses amis, que Mme de Barrau reçoit la nouvelle — fausse heureusement — de la mort du jeune militaire.
Elle ne peut supporter l’idée que la pauvre mère apprendra toute seule, sur les chemins envahis par les soldats allemands, le coup qui la frappe. Elle confie ses convalescents à son mari et à M. Lemonnier, et elle se met à la recherche de son amie, dont elle perd la trace cent fois, mais qu’elle trouve enfin.
Le jeune homme n’était pas mort, il s’était même crânement évadé, après s’être engagé crânement. Mais la santé de Mme de Barrau était ébranlée ; bien plus, sans que l’on s’en soit douté jusqu’au mois dernier, sa santé était ruinée.
Aujourd’hui, Mme de Barrau repose dans la tombe ; c’est à nous de prouver que nous étions dignes de son amitié en continuant son œuvre ; car c’est ainsi qu’elle voulait être aimée et honorée.