Négociations de la France avec l’Allemagne/01

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Négociations de la France avec l’Allemagne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 289-312).
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NEGOCIATIONS
AVEC L'ALLEMAGNE

LES TRAITES DE BERLIN

Depuis la conclusion des préliminaires de paix signés à Versailles le 26 février 1871, la France et l’Allemagne sont engagées dans une série de négociations dont le traité de Francfort, du 10 mai, a fixé les principes. Il faut déterminer les nouvelles limites, assurer le paiement des indemnités de guerre, pourvoir aux intérêts industriels et commerciaux des régions que le sort des armes nous a enlevées, régler les conditions d’état civil pour les personnes ainsi que la liquidation des établissemens publics et privés dont la guerre a changé la nationalité. Négociations compliquées, et surtout bien douloureuses, qui touchent aux questions les plus difficiles du droit des gens et qui exigent de la part de la diplomatie française tous les efforts et toutes les résignations du patriotisme. Il s’agit de traités que, dans le langage politique, on appelle des traités de paix : au fond, c’est la lutte qui se poursuit sur un autre terrain, l’Allemagne cherchant à pousser jusqu’au bout les conséquences de sa victoire, la France se débattant sous l’étreinte de sa défaite d’un jour et pouvant encore se défendre à force de patience, de sagesse et de dignité. Dans cette lutte qui a pour théâtre l’intérieur des chancelleries, mais sur laquelle cependant les événemens et les incidens extérieurs exercent une grande influence, il nous est permis de constater dès à présent quelques avantages qui atténuent les maux de la guerre, préparent la réorganisation plus prompte de nos ressources et activent la libération de notre territoire. C’est à ce point de vue que les conventions signées le 12 octobre 1871 à Berlin sont importantes et qu’elles méritent d’être examinées.

Plus d’une fois déjà depuis le commencement de ce siècle, l’histoire nous montre des désastres pareils à ceux qui viennent d’accabler notre patrie. Les plus puissans états ont vu leurs armées détruites, leur sol envahi, leur capitale au pouvoir de l’ennemi, leur gouvernement obligé de subir des abandons de provinces et de lourdes indemnités de guerre. La France a infligé à une partie de l’Europe ces effroyables calamités : elle les a connues à son tour, lorsqu’en 1814 et en 1815, épuisée de victoires, elle a plié sous le choc de l’Europe coalisée. À ces différentes périodes, la diplomatie a dû accomplir son œuvre de compromis et de pacification, elle a eu à résoudre des problèmes semblables à ceux qui se discutent aujourd’hui entre Versailles et Berlin ; mais, il est permis de le dire, les difficultés que rencontra en 1871 la diplomatie française sont beaucoup plus grandes. A la triste analogie des situations s’ajoute le poids des conditions particulières dans lesquelles la France est aujourd’hui appelée à traiter.

Lorsque la France, en 1815, dut subir la loi du vainqueur, elle se trouvait en présence de plusieurs états qui, unis contre elle pour le combat et dans la victoire, n’avaient point absolument les mêmes intérêts politiques, les mêmes sentimens, la même passion. Entre l’Angleterre, la Russie, l’Autriche et la Prusse, il existait de profondes différences, d’opinion tant à l’égard de la France que pour le règlement des affaires européennes. Notre diplomatie avait donc au sein des conférences quelques alliés parmi les ennemis de la veille ; elle pouvait résister aux exigences de la Prusse en leur opposant la modération bienveillante de la Russie ou l’intérêt de l’Angleterre. Seule contre toutes en apparence, elle obtenait parfois, dans les décisions les plus graves, l’appui de l’une ou de l’autre des puissances alliées, et ses légitimes protestations ne restaient pas sans écho. Le procès se plaidait devant un tribunal européen, et la France trouvait des avocats au milieu des juges.

Aujourd’hui c’est avec l’Allemagne seule, ou, pour mieux dire, avec la Prusse, notre ennemie la plus acharnée en 1815, que la diplomatie française doit négocier. Aucune autre puissance n’intervient. L’Europe regarde, écoute et attend. Les anciens belligérans demeurent face à face, — l’un avec l’emportement de la victoire, encore tout armé, campé sur le sol du vaincu, — l’autre, accablé par la défaite, désarmé, sous le coup de l’occupation étrangère. Combien dans de telles conditions, le débat diplomatique est difficile ! Il serait impossible, si, par une sorte de revanche providentielle, la force des choses n’imposait pas même aux plus implacables le respect de certains droits, les égards pour certaines convenances que la civilisation a créées, et si elle ne plaçait pas en travers des abus de la force la barrière des devoirs et des intérêts qui se rattachent à la constitution si compliquée des sociétés modernes. C’est ainsi que, dans les négociations où des conditions trop disparates sont faites aux deux contractans, le plus faible conserve quelque puissance, et qu’il est en mesure de discuter avec dignité, de traiter quelquefois d’égal à égal, au nom du droit, des intérêts et du bon sens, avec le plus fort.

Ces réflexions nous ont paru nécessaires pour la saine appréciation des traités du 12 octobre, qui ont stipulé la libération anticipée d’une partie de notre territoire moyennant le paiement, également anticipé, d’une portion de l’indemnité de guerre et la concession de facilités commerciales en faveur de l’Alsace.


I

Aux termes des préliminaires de paix, l’indemnité de guerre fut fixée à 5 milliards, sur lesquels 1 milliard était payable dans le courant de l’année 1871, et le surplus, à des époques indéterminées, dans un espace de trois années. En même temps, les délais d’évacuation des départemens français occupés par les troupes allemandes étaient réglés de telle sorte que, commençant aussitôt après l’échange des ratifications, cette évacuation se poursuivrait au fur et à mesure des paiemens. L’abandon des forts de la rive droite de la Seine et des départemens voisins de la capitale devait s’effectuer après le premier versement d’un 1/2 milliard, et l’occupation allemande ne devait plus comprendre, après le paiement de 2 milliards, que six départemens de l’est, Marne, Ardennes, Haute-Marne, Meurthe, Meuse, Vosges, ainsi que la forteresse et le territoire de Belfort, destinés à servir de gage pour les trois derniers milliards.

Le traité de Francfort modifia ces conditions en les aggravant au détriment de la France. Au moment où cet acte se négociait et se signait (10 mai), l’insurrection de la commune était maîtresse de Paris, et elle paraissait avoir des ramifications à Lyon et dans les principales villes du midi. Les Allemands crurent devoir exiger un supplément de garantie pour le paiement de l’indemnité de guerre et stipuler des conditions plus rigoureuses au sujet de l’occupation du territoire. Au lieu de 1 milliard seulement à payer en 1871, ils obligèrent la France à verser dans ce délai 1 milliard 1/2, et à compléter, par le paiement de 500 millions au 1er mai 1872, la somme de 2 milliards. Quant à l’évacuation des départemens de la zone parisienne, elle fut subordonnée non plus seulement au paiement régulier des premiers termes de l’indemnité, mais encore à l’appréciation des Allemands. Le traité porte : « L’évacuation des départemens de l’Oise, de Seine-et-Oise, de Seine-et-Marne et de la Seine, ainsi que celle des forts de Paris, aura lieu aussitôt que le gouvernement allemand jugera le rétablissement de l’ordre, tant en France que dans Paris, suffisant pour assurer l’exécution des engagemens contractés par la France. » La clause qui restreignait l’occupation aux six départemens de l’est après le paiement des deux premiers milliards fut d’ailleurs maintenue.

Voilà donc ce que nous devions à la commune, qui, non contente de s’insurger contre la loi nationale, fournissait à l’ennemi des armes contre nos négociateurs, motivait l’insertion dans le traité du 10 mai de cette clause hautaine dont on vient de lire le texte, et mettait ainsi le comble aux douleurs et à la ruine de la patrie ! Il faut qu’on le sache : c’est à la commune, à ses chefs, à ses complices, à ses auxiliaires béats, qui, sous le titre de conciliateurs, voulaient faire capituler le gouvernement et la loi devant les sommations de l’Hôtel de Ville, c’est à la commune et à ses hommes que la France doit l’aggravation d’une partie des clauses financières inscrites dans le traité de Francfort et la prolongation du séjour des Allemands dans les départemens de la zone parisienne.

Dès que la commune fut vaincue, le gouvernement français prit les dispositions nécessaires pour remplir les engagemens contractés envers l’Allemagne. Chacun sait avec quel empressement patriotique fut souscrit à la fin de juin l’emprunt de 2 milliards. Les sommes placées immédiatement à la disposition du trésor permirent d’acquitter le premier demi-milliard ; puis on solda le deuxième et le troisième demi-milliard, ce qui procura l’évacuation des forts de Paris et de plus de vingt départemens. Les opérations de trésorerie pour le paiement si rapide de 1 milliard 500 millions étaient très considérables et très compliquées. Par le traité de Francfort, l’Allemagne avait stipulé que les paiemens de l’indemnité seraient faits dans les principales villes d’Allemagne, en or ou argent, en billets des banques d’état d’Angleterre, de Prusse, des Pays-Bas, de Belgique, en billets à ordre ou en lettres de change négociables, valeur comptant. Les billets de la Banque de France, ayant cours forcé, étaient absolument exclus. Il fallait donc que le ministre des finances effectuât les paiemens soit en numéraire, soit en traites recueillies sur les diverses places de l’Europe et payables en Allemagne. Ajoutons, car on ne saurait trop insister sur les dommages causés par l’insurrection de la commune, que la suspension pendant deux mois du travail et du commerce parisiens et l’atteinte portée à l’ensemble de notre crédit obligèrent le gouvernement à demander à l’étranger, c’est-à-dire dans des conditions plus onéreuses, les traites qu’il se serait procurées en plus grand nombre sur notre propre marché, si les opérations d’échange international avaient suivi le mouvement de reprise qui s’était manifesté très énergiquement au lendemain de la signature de la paix. Quoi qu’il en soit, on se trouvait à la fin d’août dans cette situation : les Allemands n’allaient plus occuper que douze départemens, et d’après le traité le paiement du quatrième demi-milliard pouvait amener l’évacuation de six départemens, de telle sorte que le drapeau des Allemands ne flottât plus que dans les territoires de l’est, condamnés à servir de gage jusqu’à la fin pour le paiement des trois derniers milliards de l’indemnité de guerre. Certes c’était là un résultat considérable. Si, au mois de mai, en l’état où se trouvait la France, quelqu’un eût prédit que trois mois plus tard le gouvernement aurait payé 1 milliard 500 millions et libéré la moitié du territoire foulé par les armées ennemies, il aurait rencontré beaucoup d’incrédules. Cependant, pour être restreint à une moindre superficie, le fléau de l’occupation n’en était pas moins douloureux. Puisque l’on ne pouvait songer encore à l’évacuation complète, il fallait s’attacher à ne conserver que le minimum d’Allemands prescrit par le traité, en hâtant par tous les efforts le paiement du quatrième demi-milliard.

Il est superflu d’insister sur les douleurs poignantes de l’occupation ; toute âme patriote en est pénétrée et accablée. Cette seule pensée, à plus forte raison la vue de ces soldats étrangers qui sont là, chez nous, à notre foyer, qui sont nos gardiens en quelque sorte, est à la fois un désespoir, une ruine et une humiliation. On préférerait l’invasion violente avec les périls et les émotions de la guerre à cette occupation méthodique, disciplinée, — qui se continue en pleine paix, et qui fait survivre au combat l’image de la défaite ; mais ce n’est pas tout, quoique ce soit déjà trop. Comment éviter les incidens et les conflits que doit provoquer cette cohabitation antipathique du vainqueur et du vaincu ? Comment contenir ici l’irritation, là les exigences ? Il suffit que dans l’armée la mieux disciplinée il se rencontre un officier hautain ou un soldat brutal, il suffit que dans la population la plus sensée et la plus résignée il y ait quelques exaltés, pour que les querelles surviennent, querelles ardentes et périlleuses qui, échappant à l’application du droit, ne se règlent trop souvent que par la raison du plus fort. De là des débats qui de degrés en degrés s’élèvent jusqu’aux gouvernemens et exercent l’influence la plus fâcheuse sur leurs relations. Il est à supposer que plus d’une fois ces conflits locaux, dont la presse rendue presque muette dans les pays occupés ne nous a révélé que la moindre part, ont eu leur contre-coup à Berlin et à Francfort en compliquant les négociations engagées à la suite du traité de paix. Tant que dure l’occupation, la politique la plus sage et la plus prudente ne peut se garantir contre ces périls, qui ne cesseront qu’avec le départ des Allemands. Notre intérêt et notre dignité, d’accord avec le patriotisme, commandent donc de placer en première ligne, dans nos désirs comme dans les devoirs du gouvernement, l’évacuation du territoire.

La France était-elle en mesure de payer immédiatement le quatrième demi-milliard, exigible seulement le 1er mai 1872, afin d’obtenir du même coup que l’occupation fût réduite aux six départemens de la frontière ? Telle était la question. Dans le discours qu’il a prononcé à l’assemblée nationale le 16 septembre, M. le président de la république a déclaré que matériellement ce paiement immédiat ne serait pas impossible ; mais, après avoir exposé le mécanisme de trésorerie à l’aide duquel on avait acquitté déjà 1 milliard 500 millions, il démontra qu’un nouvel effort à ce moment risquerait de provoquer une perturbation dans le cours des changes et une grave crise monétaire. Les événemens se sont chargés de justifier sur ce point la prévoyance de M. Thiers. La crise monétaire est venue ; elle s’est déclarée en octobre et aggravée dans ces derniers jours. Faut-il l’attribuer aux paiemens considérables qui ont été déjà faits à l’Allemagne ? Doit-on lui assigner d’autres causes générales ou locales, et y voir l’effet de la spéculation ou de la panique ? C’est ce que nous craindrions de décider, la question étant fort complexe et ne pouvant être résolue que sur des documens certains qui nous font défaut ; toutefois il est probable que les recouvremens de fonds auxquels ont donné lieu les 1,500 millions versés à l’Allemagne ne sont pas étrangers à cette crise du marché monétaire, et il est indubitable que la crise serait bien plus intense, si, dans l’ardeur d’un patriotisme irréfléchi, le gouvernement français avait voulu procéder sans délai au paiement du quatrième demi-milliard, échéant en 1872. M. le président de la république a donc vu juste lorsqu’il s’est refusé à employer ce mode qui paraissait le plus simple ; il a épargné à la France l’aggravation d’embarras qui affectent toutes les transactions, et qui sont d’autant plus sensibles qu’ils frappent les échanges les plus modestes et les plus usuels. Il fallait écarter ce moyen et revenir à des combinaisons moins aventureuses.

L’intérêt industriel et commercial de l’Alsace-Lorraine et l’intérêt industriel de l’Allemagne du sud fournirent les principaux élémens de ces combinaisons. Il convient d’exposer ici la situation particulière que créait à l’Alsace et à l’Allemagne l’annexion du territoire conquis sur la France. Les pays compris dans le Zollverein allemand comptent 2,400,000 broches à filer le coton, 25,000 métiers à tisser et 100,000 machines à imprimer. L’Alsace possède 1,570,000 broches, 20,000 métiers de tissage et 100,000 machines d’impression. Ce sont les chiffres produits devant l’assemblée nationale par un honorable député de la Seine-Inférieure, M. Raoul Duval, et ces chiffres s’accordent à peu près avec les informations recueillies en 1869 par M. Ozenne, secrétaire-général du ministère du commerce, qui a pris une grande part aux récentes négociations. Il en résulte donc que l’Alsace fabrique à elle seule autant de fils, de tissus et d’impressions que l’Allemagne tout entière. Que de richesses, hélas ! perdues pour nous ! Dès que M. de Bismarck eut annoncé la résolution d’exiger de la France la cession de l’Alsace, l’industrie allemande exprima les plus vives craintes quant aux conséquences industrielles de cette conquête, qui allait jeter sur le marché germanique une masse énorme de produits en concurrence avec ceux des manufactures du Zollverein, et apporter, disait-on, la ruine à l’ancienne industrie nationale. Des démarches furent même tentées par des chambres de commerce du sud de l’Allemagne pour que Mulhouse, centre de l’industrie alsacienne, fût laissé en dehors du projet d’annexion. De son côté, l’Alsace, dépouillée de la nationalité qui lui était si chère et qu’elle méritait si peu de perdre, se montrait pleine d’anxiété sur le sort de sa production, repoussée désormais du marché français comme étrangère, et ne devant pas obtenir immédiatement d’égales facilités de vente sur le marché allemand, où la place était prise et où la consommation avait d’autres habitudes et d’autres besoins. L’Alsace se voyait menacée d’une crise de transition, crise désastreuse au lendemain d’une guerre dont elle avait, plus qu’aucune autre région, subi directement toutes les horreurs. Que deviendraient ses immenses usines, sa nombreuse et intelligente population d’ouvriers, si le marché français, son principal client, son grand fournisseur de capitaux, de matières premières et de goût, lui échappait absolument et d’une manière aussi soudaine ?

On s’explique trop aisément que M. de Bismarck n’ait pas jugé à propos de laisser Mulhouse à la France pour complaire aux intérêts protectionistes des industriels allemands ; mais il ne devait pas montrer la même indifférence à l’égard de l’Alsace-Lorraine, et, disons-le à leur honneur, nos négociateurs, en signant les préliminaires de paix le 26 février, n’hésitèrent pas à stipuler en faveur de ces populations qu’ils ne pouvaient s’empêcher de considérer encore comme françaises. Il est dit à l’article 3 : « Les intérêts des habitans des territoires cédés par la France, en tout ce qui concerne le commerce et leurs droits civils, seront réglés aussi favorablement que possible, lorsque seront arrêtées les conditions de la paix définitive ; il sera fixé à cet effet un espace de temps pendant lequel ils jouiront de facilités particulières pour la circulation de leurs produits. » Provisoirement on organisa d’un commun accord un régime spécial, d’après lequel les produits de l’Alsace-Lorraine devaient, pendant six mois, expirant le 1er septembre 1871, être admis en France avec exemption de droits moyennant l’exhibition de certificats d’origine délivrés par des syndicats d’honneur, qui étaient composés d’industriels alsaciens et lorrains, et qui fonctionnaient sous le contrôle de la douane française. Il importait en effet que les facilités accordées exclusivement aux territoires cédés ne profitassent pas aux pays allemands. Lors des négociations de Francfort, au mois de mai, l’on s’occupa de régler cette question à titre définitif, selon le vœu de l’article 3 du traité du 26 février. Les négociateurs allemands proposèrent d’abord que les produits de l’Alsace-Lorraine fussent reçus en France sous un régime de faveur pendant un délai de six années ; mais cette proposition fut ajournée, parce que la prolongation du terme paraissait excessive. Cependant cet ajournement ne pouvait être indéfini, car le premier délai accordé en février allait expirer le 1er septembre ; les représentans de l’Alsace étaient en instance tout à la fois à Versailles et à Berlin pour que l’on tranchât dans le sens le plus libéral la difficulté douanière. Ce fut alors que l’on eut la pensée de rattacher le règlement de cette question délicate à un traité qui aurait pour objet principal l’évacuation anticipée de six départemens. Après discussion, l’on convint que les produits manufacturés de l’Alsace-Lorraine seraient admis en franchise sur le territoire français jusqu’au 31 décembre 1871, moyennant le quart des droits du 1er janvier au 1er juillet 1872, moyennant la moitié des droits du 1er juillet 1872 au 1er juillet 1873, et que, par réciprocité, les. articles français nécessaires à l’industrie locale seraient admis dans l’Alsace-Lorraine sous des conditions analogues. Au lieu du délai de six ans, qui avait été demandé à Francfort pour le maintien d’un régime de faveur, il ne s’agissait plus que d’un terme de vingt-deux mois, à l’expiration duquel les tarifs ordinaires deviendraient applicables de part et d’autre.

Les deux gouvernemens avaient ainsi préparé les bases de la convention douanière ; mais le cabinet de Berlin, tout en consentant à l’évacuation immédiate de six départemens, exigeait des garanties, non-seulement pour le paiement des 500 millions de l’indemnité à l’échéance du 1er mai 1872, mais encore pour l’acquittement de 150 millions, représentant l’intérêt des trois derniers milliards et payables, d’après le traité, le 2 mars 1872. Il s’agissait donc de conclure un arrangement financier qui modifiât les clauses du traité de Francfort pour la liquidation de cette somme totale de 650 millions. Certes M. de Bismarck aurait pu juger dès ce moment que le simple engagement de la France était suffisant. La France venait de fournir amplement la preuve de sa loyauté scrupuleuse et de son crédit, de sa volonté et de ses moyens de payer. Cependant les négociateurs allemands, poussant à l’extrême leurs droits de créanciers, exigèrent que l’engagement de la France fût cautionné par la signature de banques de premier ordre. Il fallut donc trouver des banquiers ; ce qui probablement, avec l’appât d’une commission, ne fut pas difficile ; mais, ce point réglé, il se produisit une nouvelle exigence. Les Allemands demandèrent que les traites qui leur seraient remises avec la signature de la France et des banquiers fussent négociables à leur volonté, condition devant laquelle les banquiers reculèrent. Ceux-ci consentaient à garantir les paiemens auxquels s’engageait la France à des échéances déterminées, garantie qui était pour eux sans péril et leur procurait des bénéfices, mais ils ne voulaient pas que leur papier, chargé de sommes aussi énormes, sortît du portefeuille de la Prusse pour être lancé dans la circulation. Quelle pouvait être la pensée du cabinet de Berlin en compliquant cette question si simple du paiement et en imposant à son débiteur ce luxe de formalités, de gêne et de frais ? Cette pensée est révélée par la proposition qui fut faite de ne pas négocier les traites tant que le gouvernement actuel de la France serait au pouvoir, et de ne les mettre en circulation que si le gouvernement venait à changer. Cela était inacceptable. L’honneur de la France est indépendant de la fortune de ses gouvernemens, et M. le président de la république, non plus que ses ministres, ne pouvaient admettre que, même dans un intérêt si national, on les plaçât pour ainsi dire en dehors et au-dessus de leur pays.

Cependant les jours s’écoulaient au milieu de ces discussions de détails, et il faut bien le dire, le gouvernement français, qui se préoccupait par-dessus tout de l’évacuation de six départemens, était beaucoup plus pressé de conclure que ne l’était la diplomatie allemande, qui avait dans les négociations le rôle facile, commode et patient. L’arrangement financier était nécessairement lié au traité de douane, qui, selon les règles parlementaires, ne pouvait être mis en vigueur qu’après l’approbation de l’assemblée nationale. Or celle-ci allait se séparer pour deux mois et demi le 17 septembre, non-seulement afin de prendre un repos nécessaire après une session des plus laborieuses, mais encore pour participer aux élections des conseils-généraux, dont la première réunion sous un régime nouveau et avec des attributions étendues par la loi du 10 août avait une importance extrême. Que devait faire le gouvernement, qui, malgré tous ses efforts, n’était pas en mesure de soumettre à l’assemblée une convention définitive ? Devait-il demander que la date de la prorogation fût reculée jusqu’à l’achèvement de l’œuvre diplomatique ? Mais après tant d’incidens et alors que tant d’autres risquaient encore de se produire, il était impossible de prévoir le terme des négociations, et sans doute il eût semblé peu digne que l’assemblée nationale de France demeurât en session uniquement pour attendre que les diplomates allemands eussent bien voulu accorder leur lente signature. — Le gouvernement devait-il se réserver de convoquer extraordinairement l’assemblée aussitôt que les négociations auraient pris fin ? Cette interruption de la prorogation à la veille de la réunion des conseils-généraux ou en pleine session de ces conseils aurait présenté de graves inconvéniens. — Enfin pouvait-on ajourner jusqu’au retour de l’assemblée, fixé au 4 décembre, la discussion parlementaire du traité ? Alors l’évacuation des six départemens, qui n’était réalisable qu’après ratification des conventions, se serait trouvée reculée de deux mois peut-être, et elle aurait perdu une grande partie de son prix. — Le gouvernement pensa que le mode le plus rationnel était de soumettre à l’assemblée avant sa séparation les bases de la convention douanière et de provoquer un vote d’approbation anticipée qui permît la ratification et l’exécution des traités immédiatement après la conclusion. Il respectait ainsi la prérogative parlementaire, et, sans s’arrêter à une irrégularité de procédure sur laquelle l’assemblée était d’ailleurs mise en mesure de statuer elle-même, il faisait en sorte que les départemens qui attendaient avec tant d’impatience et d’anxiété le départ des troupes allemandes ne subissent aucun retard à l’heure de la libération.


II

Ce fut le 15 septembre que M. de Rémusat, ministre des affaires étrangères, soumit à l’assemblée, non pas un projet de traité, mais un projet de loi portant autorisation pour le président de la république de négocier avec l’Allemagne une convention qui devait stipuler d’une part l’évacuation des six départemens de l’Aisne, de l’Aube, de la Côte-d’Or, de la Haute-Saône, du Doubs et du Jura, ainsi que la réduction de l’armée d’occupation à 50,000 hommes, — d’autre part l’échange des facilités douanières qui ont été indiquées plus haut en faveur de l’Alsace-Lorraine. L’urgence ayant été déclarée, la commission, nommée immédiatement, déposa son rapport le 16 septembre, et la discussion s’engagea dans la même séance.

Il semblait que la question ainsi posée n’était pas de nature à soulever de graves difficultés ni à provoquer une longue discussion. Le point capital, c’était l’évacuation immédiate d’une partie du territoire. Il n’était pas moins nécessaire, en bonne justice et même en bonne politique, d’accorder quelques faveurs, au moins transitoires, à l’industrie et au commerce des provinces cédées, qui, après avoir si longtemps vécu de nos échanges et contribué à notre richesse, se voyaient brusquement séparées de nous et dénationalisées par l’impitoyable loi de la guerre. Ces deux résultats étaient obtenus à des conditions qui n’avaient en vérité rien d’excessif, et qui n’entraînaient qu’une dérogation relativement assez courte à l’application de nos tarifs de douane.

Le projet de loi rencontra cependant au sein de la commission, et lors de la discussion publique, de vives objections. Non-seulement la procédure fut critiquée par des orateurs qui auraient voulu, selon la règle parlementaire, discuter sur un traité en forme, et non sur de simples bases, mais encore on relevait dans la proposition du gouvernement, telle qu’elle se produisait, un péril industriel et une lacune. Le péril, c’était d’introduire sur le marché français la concurrence de l’Alsace, désormais allemande, et d’ouvrir aux marchandises du Zollverein un accès indûment privilégié par le territoire des provinces cédées ; la lacune, c’était l’omission de la réciprocité pour l’admission en franchise ou à droit réduit dans l’Alsace-Lorraine des produits français manufacturés qui seraient destinés à la consommation dans ces provinces. Une question qui était essentiellement politique, qui touchait par les côtés les plus sensibles à l’indépendance même du pays, fut ainsi rabaissée aux proportions d’un débat industriel, où l’on vit les tissus de la Normandie se défendre contre les imprimés de Mulhouse et les fers de la Haute-Marne s’escrimer contre les fers de la Moselle. Les partisans de la protection ouvrirent au sujet du traité une véritable campagne, qu’ils auraient pu facilement réserver pour une occasion moins ingrate, et, par une infortune singulière, ils s’élevèrent contre un acte qui avait pour auteurs convaincus, passionnés, le président de la république, M. Thiers, partisan déclaré de la protection industrielle, et le ministre des finances, M. Pouyer-Quertier, dont l’opinion en cette matière ne saurait être suspecte.

Il n’était que trop vrai, comme on le faisait observer, que l’Alsace-Lorraine avait cessé d’être française, et que, selon la théorie protectioniste et même selon la loi, elle avait perdu ses droits sur notre marché, qui n’était plus pour elle le marché national. Sans doute encore, notre industrie allait avoir à supporter un surcroît d’impôts et de charges résultant de la guerre, tandis que l’Alsace, devenue allemande, n’avait pas à payer la rançon du vaincu, et peut-être recevrait des indemnités prélevées sur nos dépouilles. Comment dès lors le gouvernement songeait-il à opposer aux chefs d’industrie, aux ouvriers français depuis longtemps privés de travail, une concurrence aussi redoutable, et venait-il ajouter aux ruines de la guerre le péril d’une crise manufacturière ? — Voilà ce qui donnait aux objections un intérêt patriotique, et certainement, si elles n’avaient pas eu cette pensée et ce caractère, il ne se serait pas levé d’opposans. Un orateur du libre échange aurait peut-être démontré que, la perte de l’Alsace étant pour la richesse nationale un grand malheur, il convenait aux intérêts de la France d’en atténuer les effets par le régime le plus libéral, qui permît de continuer des transactions avantageuses pour notre consommation et pour notre bien-être, — que, si la grande industrie de la ville de Mulhouse nous fournit une masse de produits, elle nous achète en retour des fils et des tissus dont elle augmente la valeur par l’impression, — enfin que, si nous sommes assez heureux pour la remplacer sur notre sol, cela ne se fera point en un jour, et que d’ici là il faut se garder de dresser entre elle et nous des barrières de douane. Ce n’était pas sans doute le moment d’introduire dans un tel débat les argumens du libre échange. Il suffisait de rappeler, comme le fit M. Thiers, que depuis de longues années les produits de l’Alsace et de la Lorraine avaient circulé sur notre marché sans ruiner les autres industries françaises, et que, loin de créer une concurrence nouvelle aux fers de la Haute-Marne ou aux tissus normands, le projet de traité frappait de certains droits, à partir de 1872, des marchandises qui auparavant ne payaient aucune taxe. En réalité, quand on se place au point de vue protectioniste, on est obligé de considérer la cession de l’Alsace comme un avantage, — que la France paie bien cher, — pour les industries qui avaient à lutter avec les usines de cette belle province. N’avons-nous pas vu pour le même motif, mais en sens inverse, les filateurs et les tisseurs de l’Allemagne déclarer que la conquête de Mulhouse est pour eux un fatal présent ?

La crainte de voir les produits allemands d’outre-Rhin pénétrer abusivement en France sous le couvert des franchises alsaciennes devait disparaître, aux yeux de l’assemblée, devant les mesures prises pour empêcher ce genre de fraude, mesures dont l’efficacité avait été déjà mise à l’épreuve depuis plusieurs mois. L’assemblée, adoptant l’avis de la commission, n’en persista pas moins à demander que la réciprocité fût expressément accordée aux produits manufacturés français destinés à la consommation de l’Alsace-Lorraine, et elle inséra dans la loi un article spécial à cet effet. Ce désir était assurément fort légitime, et il appartenait aux députés de l’exprimer ; seulement il eût été plus prudent de ne point le fixer par un vote et de n’en pas faire un article de loi, car il s’agissait non pas d’une loi, mais d’un projet de traité : en l’absence de l’une des parties contractantes, le vote n’avait qu’une valeur éventuelle. Il eût été préférable de s’en rapporter aux négociateurs, et de ne point diminuer, en face de la diplomatie allemande, leur liberté de discussion et de décision. En résumé, les bases du traité furent adoptées à une majorité très considérable. L’assemblée dans son patriotisme ne pouvait manquer de s’associer aux vues du gouvernement, et, à travers les nuages qu’une malencontreuse digression protectioniste avait répandus sur le débat, elle apercevait avec une satisfaction bien légitime la libération anticipée d’une partie de notre territoire.

Les négociations diplomatiques s’accommodent généralement assez mal d’une publicité prématurée. Ce n’est pas qu’elles aient toujours à craindre l’air et la lumière, comme s’il s’agissait d’un complot ; mais le secret de la discussion leur est nécessaire. De même que, dans les affaires d’intérêt ou d’honneur privé, la décision ne peut être utilement confiée qu’à un petit nombre de juges ou d’arbitres, de même, dans les relations de peuple à peuple, les litiges ne se concilient, sûrement que par l’entremise de quelques mandataires habitués à ce genre de débats, sachant saisir l’occasion d’introduire les demandes et faire à propos les concessions. Bref, on ne négocie point sur la place publique ni au sein d’une grande assemblée, ou bien l’on risque fort de rendre plus difficile et plus lente l’action diplomatique. Aussi avait-il fallu que le gouvernement français fût dominé par un intérêt supérieur pour avoir dérogé à la pratique usuelle en soumettant par avance à l’assemblée nationale les bases d’un traité non encore signé. Ce qui était à craindre arriva. Tous les intérêts, industriels, commerciaux ou financiers, qui pouvaient être affectés par le résultat des négociations, furent mis en éveil ; ils s’agitèrent à Versailles comme à Francfort et à Berlin. La presse des deux pays s’empara des diverses questions pendantes, et par une discussion passionnée, telle qu’on devait l’attendre d’elle après cette sanglante guerre, elle faillit les envenimer au lieu de les éclairer. En Allemagne, les banquiers, naturellement fort avides de commissions et de bénéfices, demandaient à leur gouvernement d’intervenir pour avoir une forte part des cautions destinées, suivant les arrangemens financiers, à garantir la signature de la France. En même temps, l’impatience si légitime des populations qui se voyaient à la veille d’être délivrées de la présence des troupes allemandes éclatait en manifestations parfois compromettantes, qui ajoutaient aux difficultés réelles des difficultés d’amour-propre national. Tels étaient les embarras au milieu desquels la diplomatie française devait poursuivre les négociations qui n’avaient pas été un seul instant interrompues, et auxquelles M. le président de la république prenait lui-même la part la plus active dans de fréquentes conférences avec M. le comte d’Arnim, envoyé à Versailles par le cabinet allemand.

Plusieurs jours se passèrent en débats incessant, tant sur le régime douanier de l’Alsace-Lorraine et sur la question de réciprocité que sur les arrangemens financiers, pour lesquels le négociateur allemand persistait à exiger des traites éventuellement négociables en paiement de l’indemnité de guerre. Les instructions transmises à M. d’Arnim ne permettant pas d’espérer une solution, M. Pouyer-Quertier, ministre des finances, se rendit à Berlin, muni de pleins pouvoirs, pour traiter directement avec M. de Bismarck. Au point où en étaient les choses, après le vote de l’assemblée nationale et en présence de l’agitation que créait en Allemagne, en France et dans l’Alsace la divulgation officielle des conventions projetées, l’affaire avait pris les proportions d’une grosse question politique. L’Allemagne pouvait être moins pressée que la France d’arriver à une conclusion, puisqu’elle demeurait maîtresse de son gage en continuant à camper sur notre sol ; si elle conservait, faut-il le répéter ? le rôle prépondérant dans les négociations : , elle avait cependant à compter avec les intérêts de l’Alsace, qui étaient depuis trop longtemps en suspens, avec les vœux de ses troupes qui désiraient rentrer dans leurs foyers, avec l’opinion européenne qu’un vainqueur orgueilleux peut dédaigner en paroles, mais qu’il ne s’expose pas à braver inutilement par des exigences superflues ou exagérées. La mission de M. Pouyer-Quertier aboutit très promptement à la signature des traités du 12 octobre, dont l’un règle les arrangemens financiers, et l’autre la question douanière.

Le traité financier porte que six départemens seront évacués dans un déliai de quinze jours à dater de la ratification, et que l’armée allemande sera réduite à 50,000 hommes dans les six départemens restant occupés. Les 150 millions d’intérêt dus par le gouvernement français le 1er mars 1872 et les 500 millions dus le 1er mai seront payables par termes de 80 et 90 millions, de quinzaine en quinzaine à partir du 1er janvier. Le territoire des départemens évacués demeurera neutre au point de vue militaire ; c’est-à-dire que la France n’aura le droit d’y entretenir que la force armée nécessaire pour le maintien de l’ordre. D’après ces conditions nouvelles, la garantie des banquiers, qui avait été demandée à l’origine des pourparlers, clause à la fois pénible et onéreuse pour nous, est complètement supprimée. Elle est remplacée par une sorte de garantie territoriale consistant dans la neutralité militaire du territoire évacué. Indépendamment du point d’honneur, qui a toujours sa gravité, surtout dans un document international, la dispense de l’intervention des banquiers représente une économie d’une dizaine de millions, qu’il aurait fallu allouer en commissions ou primes, économie qui n’est diminuée que dans une faible proportion par l’anticipation des paiemens partiels échelonnés depuis le 1er janvier, au lieu de commencer au 1er mars. Il est donc incontestable que de ce chef M. Pouyer-Quertier a obtenu des conditions meilleures que les conditions primitives, et l’on en trouve la preuve dans les explications que M. de Bismarck, a données le 25 octobre au Reichstag allemand, lorsqu’il a exposé devant cette assemblée les motifs et l’économie des deux traités.

Il convenait d’ailleurs que M. de Bismarck se montrât plus conciliant pour l’examen des clauses financières, parce que d’un autre côté, dans le traité relatif au régime douanier de l’Alsace-Lorraine, il ne lui semblait, pas possible de réaliser entièrement la condition de réciprocité demandée par l’assemblée nationale. Ses objections à cet égard provenaient, non point de la volonté d’exclure les produits manufacturés français, mais des difficultés pratiques qui se seraient présentées pour l’exécution, et qui eussent été véritablement insurmontables. Au surplus et en considération de cette lacune, le traité du 12 octobre nous paraît être, dans son ensemble, plus favorable aux intérêts industriels et fiscaux de la France que ne l’était le projet de convention soumis à l’assemblée le 15 septembre. Dans ce projet, la durée du traitement de faveur accordé aux, produits de l’Alsace-Lorraine devait se prolonger jusqu’au 1er juillet 1873 ; par le traité du 12 octobre, cette durée est réduite de six mois et ne dépasse pas l’année 1872. Les denrées alimentaires telles que le vin, la bière, l’alcool, paieront, dès le 1er janvier prochain, les droits du tarif. Il est formellement stipulé que, si les matières premières et les matières tinctoriales sont frappées en France d’une aggravation d’impôts, les produits de l’Alsace auront à supporter à leur entrée une augmentation équivalente de droits. Toutes garanties sont accordées pour que les faveurs transitoires ne s’étendent pas abusivement aux autres contrées de l’Allemagne. Quant aux produits français importés dans l’Alsace-Lorraine, les uns, tels que fonte, fers, acier, fils et tissus, destinés à recevoir un complément de main-d’œuvre, seront introduits en franchise sous le régime de l’admission temporaire ; les autres, tels que l’amidon, les fécules, les matières tinctoriales, les produits chimiques, etc., propres aux apprêts dans les usines alsaciennes, jouiront successivement de la franchise, du quart de droit et du demi-droit jusqu’au 31 décembre 1872. En un mot, les négociateurs se sont particulièrement préoccupés de ménager les intérêts industriels de l’Alsace-Lorraine ; c’était un devoir pour la France de se montrer libérale envers ses anciennes provinces, et pour l’Allemagne de protéger sa nouvelle conquête. Cependant l’intérêt de la France a été sauvegardé par l’abréviation du délai, ce qui diminue les sacrifices du trésor et donne satisfaction au parti protectioniste, le seul qui, lors de la discussion parlementaire et dans la presse, ait exprimé quelques inquiétudes. Ajoutons que, par surcroît, les négociateurs français ont obtenu dans le même traité la rétrocession de quelques communes de la Moselle situées sur la frontière du Luxembourg, concession peu importante, mais qui avait été demandée sans succès depuis la signature du traité de Francfort, et dont il est juste de tenir compte.

Telles sont les dispositions des traités du 12 octobre. Nous leur devons l’évacuation de six départemens, une diminution notable de l’armée allemande sur notre territoire, la reprise de quelques parcelles du sol français, et nous achetons ces avantages au prix d’une simple anticipation de paiement et de quelques concessions douanières, à courte échéance, qui profiteront à nos anciens et malheureux compatriotes. On a vu combien les négociations ont été laborieuses, et l’on peut juger, par cet exemple, des difficultés auxquelles la diplomatie française doit faire face dans ses rapports avec le cabinet de Berlin. Il reste encore tant de questions à traiter ! En d’autres temps, et s’il s’agissait d’un autre objet, on aimerait à se féliciter d’un succès diplomatique. Nous n’en sommes pas là. Dans la situation que les événemens nous ont faite, nous n’avons pas d’adversaire de qui il nous soit encore permis de triompher. Le seul succès que nous puissions ambitionner en ce moment, c’est de plaider avec dignité devant l’Europe la cause de la raison, de prévenir ou d’écarter les abus de la force et d’amener nos vainqueurs d’hier à l’acceptation de conditions équitables, avantageuses pour eux-mêmes, dans le règlement d’affaires si compliquées, qui sont la douloureuse conséquence de nos désastres. Ce succès, le gouvernement vient de l’obtenir en rendant à elles-mêmes, à la France, les populations de six départemens. C’est le commencement de la libération définitive de notre territoire par la voie des négociations. Cela seul serait à nos yeux l’honneur des traités du 12 octobre.

III

La libération du territoire ! voilà le grand but à atteindre. Nous n’avons pas aujourd’hui d’autre devoir ; nous ne devons pas avoir d’autre passion. Unissons tous nos efforts pour arriver à ce résultat simple et patriotique : que sous le plus bref délai ce qui nous reste de la France soit délivre de la présence d’un factionnaire étranger. Tant que nous conservons une garnison prussienne, nous ne sommes pas un peuple libre : nous sommes un gage, et rien de plus. Ne voit-on pas tous les jours la plus pauvre famille, lorsque la détresse la force d’engager ce qu’elle a de plus nécessaire, s’acharner au travail, à l’économie, à la bonne conduite, jusqu’à ce qu’elle ait amassé le prix du rachat ? Nous, nation, ayons cette vertu.

Cette perspective ne nous est pas interdite. La libération peut être assez prochaine, si nous savons la mériter. Notre espoir se fonde sur le texte même des traités qui nous lient, sur l’intérêt de notre créancier, sur l’intérêt de l’Europe entière, sur les enseignemens de l’histoire, enfin, nous venons d’en avoir la preuve, sur l’infatigable labeur du gouvernement secondé par le pays. Aux termes des préliminaires de paix, signés le 26 février, les six départemens de la frontière et le territoire de Belfort doivent être occupés par les troupes allemandes en garantie du paiement des trois derniers milliards, lesquels sont exigibles le 1er mai 1874 ; mais il est dit dans l’article 3 que « l’empereur d’Allemagne sera disposé à substituer à la garantie territoriale, consistant dans l’occupation partielle du territoire français, une garantie financière, si elle est offerte par le gouvernement français dans des conditions reconnues suffisantes par l’empereur pour les intérêts de l’Allemagne. » Le principe d’une évacuation antérieure au paiement effectif de l’indemnité totale est donc posé en termes formels. La France est intéressée à l’invoquer dès qu’elle sera en mesure de faire des propositions acceptables ; de son côté, l’Allemagne est intéressée à l’appliquer aussitôt que l’exécution des clauses financières du traité lui paraîtra suffisamment garantie.

Si la France souffre de l’occupation, l’Allemagne n’est pas moins désireuse de la voir cesser. Il y a là, pour les deux nations, une situation anormale et une condition pleine de périls. Le soldat allemand aspire à rentrer dans son pays, il veut revoir ses foyers. Avec sa constitution particulière, l’armée allemande supporte moins facilement qu’aucune autre la prolongation d’un service lointain qui interrompt les relations d’affaires et affecte profondément les sentimens de famille. Les gouvernemens de l’Allemagne se rendraient justement impopulaires, s’ils imposaient à leurs troupes sans nécessité absolue un trop long exil et en même temps une résidence désagréable dans un pays où elles sont considérées comme ennemies. En outre il peut surgir chaque jour de cette cohabitation forcée des conflits très graves, autant d’étincelles qui risquent de rallumer la guerre. Il n’est pas prudent, même pour un vainqueur, de s’exposer à la vengeance immédiate, à l’exaspération du vaincu ; c’est tenter de nouveau la fortune. Il est impolitique, quand on a obtenu ce que l’ambition la plus avide n’aurait jamais osé rêver, d’entretenir les animosités nationales, de les envenimer, et de préparer ainsi de ses propres mains les élémens d’une guerre nouvelle. Les gouvernemens n’ont pas intérêt à courir de tels risques. Ce que doit faire le vainqueur en pareil cas, c’est de s’éloigner au plus vite, avec la certitude qu’il ne sera pas oublié.

Les autres nations, si indifférentes qu’elles aient pu demeurer pendant la lutte, ne tardent pas à ressentir les conséquences de l’occupation militaire qui confisque, pour ainsi dire, un territoire. Les relations commerciales sont interrompues ou pour le moins singulièrement gênées. Le progrès des lois et le perfectionnement matériel des communications ont établi entre tous les marchés, des rapports solidaires qui ne permettent plus que l’un souffre sans que l’autre soit atteint. Le monde entier a ressenti le contre-coup de la grande guerre de la sécession aux États-Unis. De même la guerre de 1870 a causé en Europe de violentes secousses qui ont ébranlé les principaux marchés, et, tant que l’occupation militaire se prolongera sur le territoire français, il y aura pour certaines branches d’industrie un véritable malaise. Les gouvernemens européens sont donc très intéressés pour leur propre compte à ce que cet état de choses prenne fin. Ils sauraient mauvais gré à l’Allemagne, si elle abusait du droit d’hypothèque qu’elle s’est réservé, et si elle tardait à rendre à la circulation générale les sources de travail et de capitaux qu’elle retiendrait inutilement captives. L’Allemagne elle-même gagnerait beaucoup plus à envoyer dans les Vosges, dans la Marne, dans les Ardennes, des commis-voyageurs que des soldats.

Ce n’est point la première fois que la France est livrée à l’invasion étrangère. Après avoir été nous-mêmes de terribles envahisseurs et d’orgueilleux conquérans, nous avons été envahis et conquis. Nous avons déjà en d’autres temps subi la peine du talion, et la somme de nos malheurs a presque égalé celle de nos gloires. Notre passé, qui contient, on peut le dire, toutes les fortunes, tant de succès et tant de revers, présente, de 1815 à 1818, une situation analogue à celle qui nous est faite aujourd’hui. N’hésitons pas à relire cette page néfaste de notre histoire pour y puiser d’utiles enseignemens. D’après l’article 5 du traité du 20 novembre 1815, l’occupation de la France par les troupes étrangères devait durer cinq ans ; mais il était stipulé qu’elle pourrait cesser à la fin de la troisième année, si les souverains alliés s’accordaient à reconnaître que l’état intérieur du pays ne la rendait plus nécessaire. Dès 1817, c’est-à-dire avant l’expiration du terme de trois ans, le gouvernement français, dirigé par le duc de Richelieu, s’adressa aux puissances pour faire réduire l’effectif de l’armée d’occupation, qui s’élevait à 150,000 hommes. L’entretien de cette nombreuse armée coulait des sommes très considérables au moment où la France était obligée de recourir à l’emprunt et à d’autres mesures extraordinaires pour établir son budget ; cette dépense rendait plus difficile le paiement régulier de l’indemnité de guerre ; la présence d’une armée étrangère sur le territoire était une cause inévitable d’embarras et de troubles intérieurs qui étaient de nature à inquiéter tous les états intéressés à la consolidation de la paix ; on pouvait craindre que, sous l’excitation des partis, il ne se produisît un jour ou l’autre une explosion nationale contre laquelle le gouvernement serait impuissant. Tels furent les argumens que le duc de Richelieu soumit à la conférence des alliés. En même temps, il montra que la France, avec la réalisation d’un emprunt de 300 millions récemment conclu, était en mesure de remplir ses engagemens financiers. La demande du gouvernement français fut accueillie, et la conférence décida que l’armée d’occupation serait réduite de 30,000 hommes à partir du 1er avril 1817.

L’année suivante, la France, invoquant les termes du traité de 1815, réclama l’évacuation complète de son territoire, et la question fut portée devant le congrès d’Aix-la-Chapelle, qui se réunit au mois de septembre 1818. Il s’agissait pour les souverains alliés d’apprécier si l’état intérieur de la France leur permettait de cesser à la troisième année l’occupation, qui avait été stipulée pour cinq ans. Le duc de Richelieu n’eut qu’à reproduire les argumens qu’il avait présentés l’année précédente. Il n’y avait point là seulement un intérêt français. Un grand intérêt européen était en jeu, celui de la paix même, compromise ou plutôt rendue malaisée par la prolongation d’une situation tout à fait anormale. Chaque puissance devait désirer la prompte rentrée de ses troupes, qui entretenaient en France un continuel sujet d’irritation. Il suffisait que le paiement du reste de l’indemnité parût assuré. — L’influence personnelle du duc de Richelieu et en particulier le crédit dont ce noble honnête homme jouissait auprès de l’empereur Alexandre eurent raison des objections, des propositions dilatoires, des conditions onéreuses ou même humiliantes que d’autres puissances, la Prusse en tête, cherchaient à imposer en échange de l’évacuation accordée en principe. Par une convention du 9 octobre 1818, il fut décidé que l’occupation cesserait le 30 novembre, et que toutes les dépenses qui s’y rattachaient cesseraient à la même époque ; la somme restant due par la France sur la contribution de guerre de 700 millions fut fixée à 265 millions, dont 100 millions payables immédiatement en rente 5 pour 100, au cours du 8 octobre, et 165 millions payables par neuvièmes, de mois en mois, à partir du 1er janvier 1819. On relira avec un grand intérêt dans l’Histoire du gouvernement parlementaire[1], par M. Duvergier de Hauranne, l’historique de ces négociations d’Aix-la-Chapelle, dont nous ne donnons ici qu’un bref résumé. Citons encore ce dernier trait. L’un des emprunts contractés pour payer la contribution de guerre avait été souscrit par MM. Baring et Hope, dont la signature pouvait se passer de garantie, et cependant voici ce qu’écrivait le duc de Richelieu, qui avait dirigé jusqu’au bout cette grande négociation. « Combien nous avons été heureux d’avoir ici Baring ! Avec la méfiance des Prussiens, nous n’aurions jamais fini, si nous n’avions eu un homme de cette solvabilité à leur présenter. Imaginez-vous qu’ils ont demandé que Baring eût pour caution vingt banquiers résidant dans les états prussiens, et ce n’est qu’à grand’peine que le duc de Wellington les a fait renoncer à cette ridicule prétention. » Que l’on ne s’étonne donc plus de l’insistance avec laquelle, pendant les négociations récentes, le cabinet de Berlin a demandé que la signature de la France pour le paiement des 650 millions fût cautionnée par des maisons de banque. Il avait trouvé le texte de cette clause dans les vieux dossiers de 1818, et il a cherché à le rééditer en 1871. M. Pouyer-Quertier a obtenu de M. de Bismarck qu’il n’y fût pas donné suite. Et en effet, si le duc de Wellington a pu dire en 1818 que l’idée de faire garantir la signature de M. Baring par vingt banquiers allemands était une prétention ridicule, il nous est bien permis de penser que la même garantie exigée en 1871 pour appuyer la signature de la France eût été tout au moins une précaution inutile.

Au lendemain de cette guerre funeste, dans laquelle toutes les passions comme toutes les forces de l’Allemagne se sont levées contre nous, alors que l’Allemagne est encore toute fière de nous avoir sans alliés rendu le coup d’Iéna, la France n’a point à compter sur la générosité du vainqueur, et d’ailleurs elle ne demande pas qu’il lui soit fait merci. Le penser, ce serait illusion et faiblesse d’âme. La seule chose que nous devions attendre de l’Allemagne, c’est qu’elle suivra son intérêt, rien que son intérêt. Or cet intérêt lui commande de ne point laisser son débiteur dans une situation qui compromettrait sa créance, de ne point se nuire à elle-même dans son bien-être, dans ses transactions, dans son crédit, et de ne point indisposer contre elle tous les états européens. Nous avons indiqué plus haut sous quelle forme et dans quelle mesure la prolongation de l’occupation du territoire français affecte l’Allemagne elle-même et porte atteinte au commerce général, comment elle peut, en poussant à bout des populations malheureuses et irritées, rouvrir des sillons sanglans. Si en 1817 et en 1818 le duc de Wellington, l’un des plus décidés, mais le plus sage de nos ennemis, pouvait écrire à son gouvernement que l’irritation des Français contre les troupes étrangères croissait de jour en jour et qu’il y avait là un grave péril, si cette considération, non exprimée (elle ne devait pas l’être), mais profondément sentie, détermina les souverains alliés à diminuer les termes de l’occupation, que ne dirait-on pas aujourd’hui, en l’état excité où se trouve la France sous le double coup d’une défaite et d’une crise révolutionnaire ! L’argument est plus pressant en 1871 qu’il ne l’était en 1818, et, à supposer que les hommes d’état qui dirigent les affaires à Berlin ne s’effraient pas, pour l’avenir, de l’abîme qui vient de se creuser entre les deux peuples, leur honneur, leur responsabilité devant l’histoire leur conseille de ne point laisser à la victoire la tentation ou l’obligation de devenir insensée. En lisant le discours que M. de Bismarck a prononcé le 25 octobre devant le Reichstag, on reconnaît dans certains passages la trace de cette préoccupation. Arrivé au faîte du triomphe, le trop habile arbitre de l’Allemagne aspire à ne point monter plus haut ; il sent qu’il faut s’arrêter, et, en des termes dont nous n’accepterions pas l’orgueilleuse bienveillance, il recommande à son parlement de ne point nuire à la France au-delà de ce que peut exiger l’intérêt de l’Allemagne, et même de venir en aide à la France dans la mesure nécessaire pour sauvegarder la créance de l’Allemagne.

Quant au paiement des 3 milliards en 1874, la France possède assez de ressources pour payer sa défaite, et la probité de ses gouvernemens, sans exception aucune, n’a jamais subi l’outrage d’un soupçon. Elle fera honneur à sa signature, mais à quel prix ? Il ne s’agit pas seulement d’elle. — Toutes les nations, y compris l’Allemagne, sont intéressées, compromises même par l’opération colossale de ce paiement. Pour fournir les 1,500 millions et pour préparer le quatrième demi-milliard de l’indemnité, il a fallu de toute nécessité recourir à des procédés qui ont pesé sur les grands marchés de l’Europe. Quelques maisons de banque y ont gagné, mais les peuples y ont perdu. Si ces premières opérations ont produit un tel trouble, que doit-on attendre de l’énorme mouvement d’écus, de lingots, de papier, auquel donnerait lieu la récolte presque instantanée de 3 milliards ! Ce serait une perturbation dans le monde entier. Les derniers incidens financiers, tout en témoignant du crédit de la France, ont fourni à tous les peuples un grand enseignement d’économie politique. Ils ont montré à quel point tous leurs intérêts sont solidaires, par quels liens étroits ils dépendent les uns des autres, quelle est, pour ainsi dire, la réciproque électricité des marchés les plus lointains. Par conséquent pour elle-même comme pour les autres nations l’Allemagne est intéressée à ce que le paiement des trois derniers milliards s’effectue dans des conditions moins compliquées et moins soudaines ; mais elle exigera certainement que ce moyen soit aussi le plus sûr, et cela dépend de nous. L’Allemagne voudra savoir, comme les alliés l’ont voulu en 1818 (c’est le droit du créancier), si notre budget contient les ressources nécessaires pour assurer le paiement des intérêts et l’amortissement de la nouvelle dette ; elle examinera si le gouvernement appelé à négocier avec elle présente des garanties suffisantes. Ce qu’elle voudra sur ces deux points, tous les bons citoyens le veulent dès à présent comme elle, car ils entendent que la France paie ce qui est dû, et ils sont rassasiés de révolutions.

L’étude de notre budget doit donc se faire dès à présent en vue de cette éventualité onéreuse qui exigera l’accroissement très considérable des impôts. Sur quelles matières pèsera cette augmentation, c’est ce qu’il appartient à l’assemblée nationale de décider ; mais il est certain qu’elle frappera plus ou moins lourdement toute la matière imposable, que les objections théoriques seront écartées, et que les différentes sources de revenu seront simultanément explorées. Il faut que l’esprit public s’y prépare et s’y résigne. Jamais le contribuable n’aura été plus patriote, et jamais le travail n’aura été plus noblement récompensé que s’il fournit son obole quotidienne au rachat de nos départemens. A peine commençons-nous à nous remettre d’une effroyable secousse que l’on entend parler de grèves d’ouvriers, et que se réveillent les vieux débats entre le capital et le travail. Non, ce ne sont pas des Français (on le sait) qui soufflent ce vent de grève. Ces excitations, dites internationales, sont criminelles au moment où nous sommes, et elles ne méritent que le mépris des ouvriers qui aiment leur patrie. Exiger des augmentations de salaires alors que le capital et les profits vont être frappés d’un surcroît d’impôts, ce n’est pas seulement un mauvais calcul, car on risque plus que jamais de rendre le travail impossible, c’est encore faire acte de mauvais citoyen. Que l’on se rassure, nous paierons tous notre part. La loi de l’impôt fauchera dans les champs de la richesse les épis les plus superbes, elle abaissera les modestes niveaux de l’aisance, et, quels que puissent être ses ménagemens, il faudra bien que, d’une manière directe ou indirecte, elle descende jusqu’au salaire. Que chacun dès aujourd’hui s’habitue à cette pensée en évitant de troubler par des querelles au moins inopportunes l’activité renaissante du travail.

Quant à nos discussions politiques, est-ce que ce n’est pas un devoir pour tous les partis de conclure et de pratiquer sérieusement la trêve du patriotisme ? Beaucoup diront que, s’ils désirent autre chose que ce qui est, leur sentiment s’inspire de l’intérêt du pays, et qu’ils croient précisément obtenir par telle ou telle combinaison la liquidation plus économique de nos désastres, le relèvement plus solide de la France. Telle est assurément la pensée des hommes honorables et respectables dans les divers partis, car sur notre sol tourmenté où de successives révolutions ont accumulé tant de souvenirs, tant de regrets, tant de passions mal éteintes, semblables aux couches de lave qui se déroulent au pied d’un volcan, il y a place pour tous les modes de patriotisme, et aucun parti ne saurait s’attribuer le monopole de cet instinct sacré. Mais quel est celui qui peut aujourd’hui nous donner plus sûrement et plus vite la libération du territoire, c’est-à-dire l’essentielle condition de l’indépendance nationale ? Où est-il celui qui peut nous dire à cette heure : « Je vous délivre de l’étranger ? » Non, ne nous égarons pas dans les rêves, et attachons-nous à la réalité, à l’expérience des faits. Nous avons un gouvernement qui n’est peut-être pas défini dans Aristote, mais qui après tout, s’appuyant sur l’assemblée nationale d’où il est sorti, a rendu à la France l’immense service de conclure la paix et de négocier utilement pour la diminution des charges de la guerre. Il a obtenu en quelques mois un résultat que le gouvernement de la restauration n’avait obtenu qu’après deux années ; il est respecté par les cabinets étrangers, qui jugent plus froidement que nous ne le faisons nous-mêmes notre situation intérieure ; il a su forcer, sans rien laisser de notre dignité, la confiance de l’Allemagne, qui tient notre signature et notre sol. Plus facilement qu’aucun autre, avec moins de compétitions intérieures, il pourra achever l’œuvre qu’il a commencée, mener à bonne fin les négociations dont il vient d’écrire les premières pages. Voilà pour le patriote, à quelque parti qu’il appartienne, la raison décisive qui commande l’abnégation politique, le silence des regrets et le voile des espérances personnelles. On a dit que la république est ce qui nous divise le moins ; ajoutons que la libération du territoire est ce qui nous unit tous : c’est là une affirmation, un mot d’ordre auquel chacun doit se rallier. Faut-il parler de ces opinions exaltées qui, bafouant les gouvernemens, les diplomates et leurs protocoles, entonnent déjà le chant de guerre et proclament la revanche prochaine ? S’ils savaient, ces enfans terribles du patriotisme, s’ils savaient tout le mal qu’ils font ! Ils se sont indignés contre cette guerre engagée sans préparatifs et sans alliés, et maintenant, au lendemain du désastre, quand nos armées sont désorganisées, ces chevaliers de la revanche voudraient entrer en campagne. Folles rodomontades qui, ne nous rapportant que d’injurieux dédains, fournissent au vainqueur un prétexte pour serrer plus fort et plus longtemps les liens qui nous étreignent ! Comme les grandes douleurs, les défaites nationales doivent être muettes, et, quand un peuple n’a pas eu la chance de vaincre, il faut qu’il sache être vaincu, car il y a une dignité de la défaite. La revanche viendra contre l’Allemagne à son heure, comme à trois dates fatales, 1814, 1815 et 1870, elle est venue contre la France. Est-ce que, nous aussi, nous n’avons pas eu le Rhin allemand ? C’est de Berlin, en 1806, que Napoléon décrétait le blocus continental ; c’est de Moscou, en 1812, que le conquérant, déjà un pied dans la neige qui allait couvrir la grande armée, se plaisait à libeller la charte d’un théâtre. Combien de temps cela a-t-il duré ? N’avons-nous pas vu des territoires aussi grands, aussi riches que l’Alsace, retourner, après un long exil, à leur ancienne patrie ? L’histoire est pleine de ces revanches, qu’il est permis de rappeler sans bravade et que la fortune réserve aux nations qui savent l’attendre. Pour le moment, quel est le devoir de la France ? C’est de travailler avec persévérance à l’exécution loyale de ses engagemens, c’est de négocier sans relâche jusqu’à ce que le dernier soldat de l’armée allemande ait franchi la frontière. Nous pouvons faire appel à l’intérêt de l’Allemagne, à l’intérêt de l’Europe, aux précédens historiques. La cause est gagnée, si nous restons unis ; nous en avons pour garans les traités de Berlin.


C. LAVOLLEE.

  1. Tome IV, chapitre 17. Congrès d’Aix-la-Chapelle.