Némoville/Le gouverneur

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Beauregard (p. 37-41).

CHAPITRE VI.


LE GOUVERNEUR.


L’abbé Bernard, suivant son guide, parcourut de longs couloirs extérieurs, tous éclairés à l’électricité. Cette promenade dura une quinzaine de minutes au plus, puis, le guide frappa à une porte et un valet vint ouvrir. « Veuillez me suivre, monsieur l’abbé » dit le valet. Et le prêtre pénétra dans un salon splendide. Il s’assit sur le fauteuil et attendit. Apercevant un magnifique orgue à l’autre bout de la chambre, il s’en approcha et se mit à jouer, car il était bon musicien. Il jouait la prière de Gounod, et mettait si bien toute son âme dans son jeu qu’il n’entendit pas entrer un jeune homme, qui s’arrêta à l’entrée de la pièce pour l’écouter. L’abbé se retournant enfin, aperçut le nouveau venu, qui lui dit :

— « Permettez-moi de vous féliciter, monsieur l’abbé ; j’ai entendu la prière de Gounod bien des fois, mais jamais je ne l’ai trouvée si belle. »

— « J’aime la musique, répondit le prêtre, et je n’ai pas su résister à la tentation d’essayer cet instrument, en attendant le gouverneur. J’espère qu’il ne tardera pas à venir, car je suis pressé de retourner chez moi. »

Le jeune homme salua en disant :

— « Je suis le gouverneur de cette ville, et je me nomme Roger de Ville. »

L’abbé eut l’air fort surpris, mais il sourit :

— « Excusez-moi, mais je croyais que le gouverneur devait être un vieillard, ou, tout au moins, un homme un peu avancé en âge. »

Roger de Ville sourit à son tour :

— « Je n’ai que vingt-quatre ans, monsieur l’abbé, mais j’ai été élu par acclamation. Tous les habitants de cette ville, à l’exception d’un seul, étaient heureux de me confier une charge aussi importante. » Et Roger se mit à rire avec l’insouciance de sa jeunesse.

« Monsieur le gouverneur, seriez-vous assez bon de me dire immédiatement ce que vous avez à me communiquer, je suis pressé de retourner chez moi. Mais permettez-moi de vous dire que vous avez de singulières manières d’agir, dans cette ville… on m’enlève presque, on me bande les yeux… Ces façons ne sauraient avoir mon approbation, vous ne devez pas en douter, monsieur le gouverneur. »

— « Je regrette que nous ayons été forcés d’agir comme nous l’avons fait, mais il le fallait et, vous ne serez plus fâché quand je vous aurai appris ce que j’ai à vous dire. Je dois, d’abord, vous raconter l’origine de cette ville ; elle ne date que de deux ans. »

— « Je vous écoute, dit le prêtre. »

Alors, Roger de Ville fit le récit du naufrage du « Queen of the Waves » et de sa découverte du « Nautilus ».

— « Depuis l’enfance, ajouta-t-il, je rêvais d’habiter une ville sous-marine, et mon rêve s’est réalisé… Certes, nous n’avons pas adopté le système du capitaine Nemo ; nous faisons quelques excursions à terre quand cela nous plaît, mais nous préférons la vie dans la mer, qui nous est bonne. Notre ville, monsieur l’abbé, je vous la ferai voir demain, et je suis certain qu’elle vous intéressera. »

L’abbé Bernard fut si surpris — ou si émerveillé — de ce qu’il venait d’entendre, qu’il fut quelques instants sans pouvoir répondre.

— « C’est vraiment merveilleux ce que vous venez de me dire, cela tient de la féerie, et je vous félicite d’avoir pu réaliser un rêve si extraordinaire, ajouta-t-il en riant, beaucoup d’hommes qui ont des ambitions plus modestes ne parviennent pas toujours à les satisfaire ; vous êtes un heureux mortel, monsieur le gouverneur, et je me demande ce que vous pouvez bien désirer de moi et ce que je pourrais ajouter à votre bonheur. »

— « Eh bien ! oui, monsieur l’abbé, vous pourriez ajouter au bonheur de tous les habitants de Némoville, en acceptant de devenir le curé de cette ville. Acceptez-vous la proposition ? »

Le prêtre hésitait ; il avait écouté le récit de Roger avec intérêt, mais il était loin de s’attendre à une telle proposition. Cela lui parut d’abord inacceptable ; il secoua la tête en signe de refus.

— « Je ne vous ai pas dit, sans doute, la raison qui me pousse à vous faire cette offre, c’est que tous les habitants de Némoville appartiennent à la religion catholique romaine, et que vous n’y manqueriez pas de bien à faire. Il y a dans cette ville des enfants nés depuis la fondation, et qui n’ont pas encore reçu le baptême, et, si vous aviez refusé de venir ici, ce soir, M. Richard serait mort sans recevoir les consolations de la religion. »

Cet exposé de faits acheva de convaincre l’abbé, qui ne voulut pas se soustraire au devoir que semblait lui tracer la Providence. Il accepta immédiatement.

Il tendit la main au gouverneur en disant :

— « J’accepte, monsieur le gouverneur, puisque je pourrai travailler ici à la gloire de Dieu. »

— « Merci, répliqua le gouverneur, vous ne le regretterez pas, je m’en porte garant. Vous devenez donc, dès ce soir, curé de Némoville. Voici votre chambre, fit-il, en ouvrant une porte donnant sur le salon. Demain, je vous ferai visiter la ville. En attendant, je vous souhaite une bonne nuit. »

On se sépara content de part et d’autre.