Némoville/Un naufrage

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Beauregard (p. 14-16).

CHAPITRE II.


UN NAUFRAGE.


Deux ans avant les événements racontés dans le précédent chapitre, un petit paquebot luttait contre les flots de l’Océan Pacifique. Cette mer ne justifie pas toujours son nom, et, en ce jour du quatre juin 1873, elle présentait un aspect effrayant. Le paquebot luttait, et luttait bravement, mais le vent soufflait de l’ouest, causant un épouvantable roulis. Des paquets de mer embarquaient, ce qui contraignait ceux qui n’étaient pas au service du bord de se réfugier dans leurs cabines ou dans le salon. On pouvait voir à l’arrière du bateau, son nom, écrit en larges lettres noires, sur le bois peinturé en blanc : « Queen of the Waves », il appartenait à une compagnie de San-Francisco.

Les passagers, peu nombreux, une cinquantaine en tout, étaient des émigrés, mais non des émigrés de basse origine, sans instruction, sans éducation. Il y avait parmi eux quelques avocats, deux médecins, des ingénieurs, des mécaniciens. La fortune ne leur avait pas souri chez eux, ils cherchaient un pays plus favorable ; voilà tout.

Le paquebot continuait toujours son affreux roulis. Tout à coup, une énorme masse d’eau de mer envahit le pont du « Queen of the Waves », éteignant les feux, et causant de légères explosions.

Une panique était à craindre, car le paquebot, dont le gouvernail fonctionnait à peine, dans cette tourmente, ne parvenait pas à se maintenir. Le « Queen of the Waves » n’était plus qu’une épave, ballottée de tribord à bâbord. Les passagers se sentaient perdus.

Et pas une terre en vue !… En vain les lunettes marines fouillaient-elles l’horizon : on ne voyait rien, rien. Situation terrible ! Les lamentations des femmes, leurs cris désespérés se mêlaient aux bruits de la tempête, tout espoir de salut semblait perdu.

Mais, vers les trois heures de l’après-midi, l’homme de quart cria d’une voix retentissante : « Terre !… Terre !… À tribord, devant. » Le pont du « Queen of the Waves » se couvrit de passagers à l’instant, et à une distance de cinq milles, à peu près, ils purent voir se dessiner une sorte de promontoire. Était-ce la terre ferme ?… Était-ce seulement une île ?… Mais qu’importe : continent ou île, ce morceau de terre, c’était le salut, si on pouvait l’atteindre.

L’homme à la barre redoubla d’efforts. Le bateau n’était plus qu’à un mille de terre, quand il donna contre un récif. Aussitôt, le « Queen of the Waves » se coucha sur le flanc, et on comprit qu’il ne se relèverait plus. Mais les passagers étaient tous des hommes d’intelligence et de cœur. Ils aidèrent les matelots à mettre les chaloupes à la mer — il n’y en avait que quatre — et, en risquant cent fois leur vie, les passagers furent mis en état de se sauver.

Malheureusement, la dernière chaloupe, contenant le capitaine et les hommes de l’équipage, effleura un brisant de trop près, et on la vit s’enfoncer dans les flots bouillonnants de l’Océan. C’était un grand malheur, car, si on parvenait à dégager le paquebot, comment parviendrait-on à lui faire reprendre la mer, sans capitaine et sans matelots !

Hélas ! on ne pouvait s’attarder à pleurer cette perte de l’équipage, il fallait aviser au plus pressé, et le plus vite possible. Quelques-uns des naufragés se dévouèrent : ils firent plusieurs voyages au bateau échoué, et en rapportèrent des provisions, des couvertures, des armes, etc. Ils firent bien, car deux heures plus tard, le « Queen of the Waves » se brisait contre les récifs, et il n’en resta plus, bientôt, que des débris flottants, sur la mer en furie.