Nadine (Masoin)/5

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Henri Lamertin, éditeur (p. 83-94).

CHANT V

LA NOUVELLE FATALE


C’est en Flandre, l’été, au temps de la moisson,
Les grands champs de blé mûr, comme un océan blond,
Couvrent tout le pays. Les épis entrechoquent
En cliquetis légers leurs saluts réciproques.
Voici les moissonneurs ! Ils aiguisent leurs faux,
Couchent les fronts chargés, cependant que là-haut
Le soleil des étés aveugle les espaces.

Il est midi. Des ouvriers la troupe lasse
S’assied pour le repas au pied des peupliers
Qui le long de la Dendre étendent leur collier.
Et la rivière va, nonchalante et rêveuse,
Vers de bas horizons aux verdures joyeuses

Où se mêlent les toits rubiconds des hameaux.
Les filles de la ferme et les garçons rustauds
Conversent en gaîté dévorant leurs tartines.

— Il paraît toujours morose, dit Katheline,
Le neveu du fermier, et rien ne le distrait
De sa mélancolie.
De sa mélancolie. — Oui, dit une autre, on sait
D’où lui vient son chagrin : il a le cœur malade.
Oh ! le pauvre garçon !
Oh ! le pauvre garçon ! Katheline maussade
Reprit :
Reprit : — C’est vrai, il ne nous regarde jamais.

— Et l’on sait, dit un gars jaloux, que tu te mets
À lui faire l’œil doux.
À lui faire l’œil doux. — Et pourquoi pas ? Ma mère
M’a bien dit que les rois épousaient des bergères,
Et neveu de fermier ce n’est pas fils de roi !

De son naïf aveu, Katheline, en émoi
Rougit, elle baissa le front suivant son rêve.

— Eh ! oui, il se pourrait que son désir s’achève,
Dit le grand Josse, on a déjà vu mieux encor.
Quoi d’étonnant d’ailleurs ? Lorsqu’un amour est mort
Il renaît dans un autre ; et nous qui fauchons l’herbe
Nous voyons refleurir, l’an suivant, d’autres gerbes.

Dans le cœur comme aux champs, chaque nouveau printemps
Voit éclore des fleurs.
Voit éclore des fleurs. — Mais Pierre l’aime tant
Sa promise, dit Katheline, qu’il me semble
Qu’il ne pourrait avoir un double amour ensemble.

— Sans doute, reprit Josse, on n’en peut aimer deux,
Mais à une infidèle on ne peut dire adieu ?
Or, je sais que de Pierre elle se rit la belle
Et que depuis des mois il n’a plus eu nouvelle.
Autrefois Sécheret consolait l’amoureux
Par quelque doux message et lui séchait les yeux ;
Et maintenant, plus rien ! Voyez-vous la vengeance
Que Pierre pourrait prendre ?
Que Pierre pourrait prendre ? — Ah ! la vilaine engeance
Que Sécheret, dit alors une fille, il a
Des yeux comme l’enfer ; l’autre fois il vola
Les poules de Trinette, une si pauvre femme !
Il doit avoir du fer à la place de l’âme !

— À moi, reprit une autre, il m’a pris six lapins
Et quels lapins dodus ! Comment sur les chemins
Peut-on laisser rôder des gens de cette mine ?

— Reviendra-t-il bientôt, demanda Katheline !

— Il n’est pas loin d’ici, répondit un rustaud.
Et s’il hâte sa route, on le verra bientôt.

— C’est bien, nous ouvrirons l’œil, et le bon, dit Josse,
Et s’il nous vole encore, il faudra qu’on le rosse.

La conversation, après ces mots, se tut ;
Chacun cherchait un coin de fraîcheur revêtu
Où reposer en paix. Couchés dans l’herbe molle
Les moissonneurs lassés dormaient sous la coupole
Des arbres chevelus. Leur souffle cadencé
Soulevait leur poitrine ainsi qu’un flot bercé ;
Aucun bruit ne montait autour d’eux de la plaine
Qu’embrasait le soleil de sa brûlante haleine.
Seuls des grillons crissaient en longs appels stridents
Et des mouches d’acier zébraient l’air en vibrant
Tandis qu’au bord de l’eau le vol des libellules
Descendait des roseaux à l’or des renoncules.

Bientôt l’heure sonna, et son pas trébuchant
Heurtait les fronts couchés dans la fraîcheur des champs ;
Les hommes se levaient et retournaient sans hâte,
Comme des gens perclus que le travail embâte,
Au labeur des moissons.
Au labeur des moissons. En ce même moment
Pierre et son oncle causant amicalement
S’en venaient à leurs champs longeant la berge fraîche
Où l’herbe était plus douce et la terre moins sèche.
L’oncle au neveu disait :
L’oncle au neveu disait : — Oui, tu retourneras
Bientôt dans ton pays. Ma parole saura

Apaiser ton vieux père.
Apaiser ton vieux père. — Il est bien trop tenace !
Reprit Pierre, et je crois que, sous votre main, casse
Plutôt ce peuplier que son entêtement.

— Il faudra bien pourtant, dit Tibert s’animant,
Qu’il entende raison ! Ne suis-je pas son frère !
Et son aîné ?
Et son aîné ? — À quoi bon ? Mon cœur se désespère,
Mes jours s’en vont chargés de regrets et d’oubli :
Le silence les voile et les ensevelit.
Que sont-ils devenus les fidèles messages
Dont les ailes d’azur volaient à mes rivages
Et tremblantes d’amour déposaient à mes pieds
Les fleurs du souvenir comme les cerisiers
Sèment dans les vergers leur neige de pétales !

L’oncle lui dit :
L’oncle lui dit : — En plaintes tu t’exhales
Comme tout amoureux qui pour le moindre rien
Se croit abandonné, trahi, et s’entretient
Le cerveau de soupçons, de craintes et de doutes,
Qui se lasse de boire un amour goutte à goutte
Et voudrait d’un seul coup vider la coupe à fond.
Cela n’est pas sensé. Sois certain, mon garçon,
Qu’autant que toi Nadine aimerait que les heures
Eussent des ailes, et qu’en silence elle pleure.

Sois donc plus patient et quitte tes soucis !

— Être plus patient ? Je le voudrais aussi ;
Que ne puis-je espérer ! Mais pourquoi ce silence
De Nadine ? J’y vois preuve d’indifférence ;
Au reste Sécheret me l’a fait deviner.

Leur conversation les avait amenés
Parmi les moissonneurs debout sur les javelles
Et criblant de leurs faux la plaine d’étincelles
Des femmes se courbant en rythmiques efforts
Assemblaient et nouaient les gerbes au front d’or.
Sur la glèbe, plus loin, des glaneuses penchées
Recueillaient les épis comme aux champs de Judée
La Moabite Ruth. Et tous silencieux
Accomplissaient leur œuvre à l’ombre des grands cieux.
Sur le sol s’écroulaient les moissons accoudées
Et la terre montrait sa poitrine ridée,
Et les grillons chantaient.
Et les grillons chantaient.Sur la route soudain
Retentit d’un chariot le roulement voisin,
Un grelot tintait clair dans sa cage de cuivre.
Les fronts s’étant levés, on vit un mulet suivre
Un petit homme gris qui sifflait en marchant :
C’était le Sécheret et son char trébuchant.

Pierre courut à lui.
Pierre courut à lui.— Je meurs à vous attendre !
Dit-il.
Dit-il.— Bah ! oui, répondit l’autre, on ne peut rendre

Pourtant les chemins plus courts ; notre âne est têtu.
Vous ne le feriez point allonger d’un fétu
Son pas quand il lui plaît d’y aller à son aise.
Et puis, si vous saviez, la vente est bien mauvaise
Aujourd’hui. Autrefois on ramassait de l’or
Sur sa route, et les bourgs plus riches, plus accorts,
Faisaient fête partout…
Faisaient fête partout…Coupant son bavardage
Pierre lui dit :
Pierre lui dit : — L’ami, ouvre-moi ton bagage ;
Mais, avant, dis-moi donc quel vent souffle au pays ?
Et quel bonheur fleurit à l’ombre du logis
Où Nadine m’attend ?
Où Nadine m’attend ? — Pour votre demoiselle,
Répondit Sécheret, je pense bien qu’il gèle
Dans son cœur. Croyez-vous qu’elle puisse jaunir
À vous attendre en vain ?
À vous attendre en vain ? Pierre crut défaillir.
— Que dis-tu ? cria-t-il.
Que dis-tu ? cria-t-il.— Je dis que jeunes filles
Sont folles maintenant dès que l’amour frétille.
Aussi avons-nous tort de nous en tracasser.
Nos mères valaient mieux ; elles avaient assez
D’un amour pour la vie… Au reste ce message
Vous en dira plus long ; et surtout, du courage !

Pierre ouvrit la missive, et une vision
De printemps et de fleurs l’emplit de ses rayons

En voyant l’écriture où la main bien-aimée
Avait tracé les mots et l’avait parfumée.
Il lut : « Pardonne-moi, Pierre, car j’ai bien peur
De causer ta souffrance en causant mon malheur ;
Mais j’ai songé, vois-tu, qu’il faut que tu reviennes
Consoler tes parents, car leur vie est la tienne.
Ils sont vieux. Peux-tu les laisser mourir sans toi ?
Sans leur faire du moins l’obole de ta voix ?
Reviens ! Pour moi, je vais m’éloigner du village,
Tu pourras vivre en paix, oublier mon image
Et tu n’entendras plus parler de moi. Adieu ! »

De même que la foudre assène un coup furieux
Sur la cime des pins et les jette par terre,
De même, lourdement, bras tendus, croula Pierre.
Son front était plus pâle et ses cheveux plus noirs.
L’un était le matin et les autres le soir.
Il dormait dans l’oubli de toutes les souffrances
Tandis qu’autour de lui s’empressaient en silence
Tibert et Sécheret. Ils l’appuyaient au pied
D’un peuplier pensif dont le feuillage altier
Murmurait au soleil. Et, quittant leur ouvrage,
Les moissonneurs hâtifs venaient voir ce naufrage
Et d’un cœur de pitié ils le considéraient.

— En voilà une affaire ! expliqua Sécheret,
Il était amoureux, et voilà sa promise
Qui vous le plante là ! Est-ce chose permise ?

Un si brave garçon !
Un si brave garçon ! — Elle a bien mauvais cœur,
Dit l’un
Dit l’un — Ce n’est pas moi qui causerais ses pleurs
Ou le chagrinerais, ajouta Katheline.

— Allons, cria Tibert, écartez vos échines,
Vous allez l’étouffer !… Amène-nous ici
Ton chariot, Sécheret, et de la paille aussi
Pour que nous l’y couchions… Et, vers la métairie !

Ils s’en furent ainsi. Comme une fleur flétrie
Pierre était étendu dans un rêve sans fin
Où son œil semblait suivre un navire lointain.
Son oncle, auprès de lui, marchait, la mine grave
Attendant que la vie éveillât cette épave.
Et le mulet gaillard agitait son grelot
Tandis que Sécheret suivait sans dire mot
Ruminant ses amours.
Ruminant ses amours.Étendu sur sa couche,
Fiévreux et délirant, Pierre disait, farouche :
Je ne la verrai plus ! Mais comme il était fort,
Sa jeunesse échappa aux serres de la mort.
Dans sa convalescence, assis sous la tonnelle
Il restait de longs jours à suivre la nacelle
De ses bonheurs perdus qui voguaient dans les cieux
D’une nuit sans étoile. Et l’oncle généreux

Disait :
Disait : — Enfant, puisque tu ne veux plus reprendre
Le chemin du pays, si tu veux bien m’entendre,
Tu resteras ici ; tu me remplaceras
Plus tard comme mon fils, et, vaillant, tu sauras
Conduire la maison sur des routes prospères
Que borde l’abondance et que la joie éclaire.

Mais Pierre hochait la tête et ne répondait pas.

Or, un jour, se sentant la force dans les bras
Et le corps plus solide, encor que son visage
Eût gardé dans ses plis les traces de l’orage
Qui l’avait fait vieillir en ce fatal moment,
Il s’en vint à son oncle et lui dit uniment :

— Ma vie est revenue et non pas l’espérance,
Et si mes bras sont forts, mon cœur a sa souffrance.
Je veux partir d’ici. Il le faut, je le sens ;
Et puisque au Canada l’on veut des bras puissants
J’irai offrir les miens. Ma volonté est ferme,
Ne me retenez pas au seuil de cette ferme
où dans votre bonté vous m’attachiez à vous.
Non, ce n’est pas ici, mais, là-bas, tout au bout,
Qu’il faut chercher l’oubli si je le trouve encore
Pour éteindre en moi-même un feu qui me dévore.
Et l’oncle sachant bien qu’il ne pourrait fléchir
Telle volonté dit :
Telle volonté dit :— Oui, va te rafraîchir

À des fleuves nouveaux. Souvent la paix se trouve
Sur les rudes chemins de l’exil. Je t’approuve.
Cherche ta guérison ainsi qu’un chercheur d’or
Et quand tu reviendras, si tu le veux encor,
Tu trouveras ici ta place toute prête.

Ils se turent pensifs et baissèrent la tête.
Ils marchaient sur la berge, aux divines clartés
Des couchants de soleil dont les rayons jetés
Sur l’herbe et sur les eaux glissaient en vapeurs mauves
Vers les confins du ciel baignés de lueurs fauves.
Ils se sentaient tous deux frémir de la douceur
Qui nageait sur la terre et coulait de son cœur,
Et qui eût regardé le visage de Pierre
Aurait vu s’échapper deux perles de lumière
De ses yeux anxieux.



De ses yeux anxieux.Le ciel est nuageux,
Et il pleut sur l’Escaut et sur ses flots fangeux.
Une brume enveloppe Anvers, le port, la plaine ;
Tout est baigné de sa mélancolique haleine.
Il pleut lugubrement ! Les navires du port
Semblent sur des linceuls reposer dans la mort,
Immobiles, muets, les ailes repliées.
La
Flora cependant paraît seule éveillée
Dans les bruits du départ. Des voix et des rumeurs,
Des chaînes, des sifflets panachés de vapeur

S’assourdissent dans l’air. Le pilote à la barre
Attend qu’on ait rompu les dernières amarres.
Un ordre !… C’est fini, et, détaché du bord.
Le navire s’en va, doucement, sans effort,
Vers la plaine là-bas, monotone et cendrée,
Tandis que Pierre sur le pont, l’âme navrée,
Regarde s’éloigner les rives du pays
Et mourir peu à peu sur les horizons gris,
Comme en fermant les yeux, la tour de Notre-Dame.
Il était seul dans l’ombre où sanglotait son âme
Et nulle main, de la rive, n’avait jeté
En touffes les adieux de la fidélité.
Ah ! si Nadine l’avait su !
Ah ! si Nadine l’avait su !Au large ! au large !
Beau navire, fends les vagues, mène la charge
À travers les sillons d’émeraude ou d’azur
Où sur les algues flotte un air limpide et pur !

Oh ! s’en aller, s’enfuir aux rives étoilées
Où tendent nos désirs et nos voiles gonflées
Aux rames de l’espoir et des bonheurs dorés,
Comme s’en vont fougueux les navires cabrés !
… Et rester au rivage ! alors que nous attirent
Les paradis lointains de parfums et de myrrhe
Où les étoiles d’or à pas harmonieux
Descendent les degrés de la maison de Dieu !