Nadine (Masoin)/7

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Henri Lamertin, éditeur (p. 115-126).

CHANT VII

LE RETOUR DE PIERRE


Sur le pont du vaisseau qui fend les flots d’écume
Pierre cherche la terre où se confond la brume.
Il songe à son retour après dix ans d’exil…
Là-bas, c’est le village où serpente le fil
De la rivière bleue où chantent sur les rives
Les baisers du soleil sur les ondes pensives !
Là-bas, C’est le moulin couché dans le vallon,
Sous un manteau d’ardoise et sous des reflets blonds ;
Et c’est les vieux parents qui vivent à son ombre
Ou qui dorment peut-être au fond des caveaux sombres
Où sont-ils maintenant ? Voici que s’offre à lui
L’image de Nadine. Il la voit aujourd’hui
Comme aux jours si lointains des premières tendresses
Et il sent que son cœur en garde les caresses

Et qu’il n’a pas encor perdu le souvenir
De la cruelle enfant qui le fit tant souffrir.

Sur les eaux de l’Escaut lentement le navire
Comme un cygne s’avance, et des vapeurs se mirent
Laiteuses dans les flots, tandis que des vaisseaux
Dans le brouillard tissant leurs mâts et le réseau
De leurs cordages bruns vont aux plages lointaines.
Comme un rêve, glissant leurs formes incertaines.
Et voici que soudain, triomphant, surgissant
De l’aube au voile épais, joyeux comme vingt ans
S’élançant beaux et forts à l’assaut de la vie.
Apparaît le soleil. Sa jeunesse ravie
Rayonne en balayant de son panache d’or
Les brumes, les vapeurs, élargissant les bords
Du fleuve étincelant des franges de sa robe.
Des matins embrumés les voiles se dérobent.
Puis, uniformément, s’étend à l’infini
La plaine où sont semés des clochers dans des nids,
Des toits et des bouquets de peupliers tranquilles ;
Et là-bas, tout là-bas, ainsi qu’un mât, s’effile
Une tour. Pierre la reconnaît, c’est la tour
Notre-Dame d’Anvers que caresse le jour.
Il la fixe, immobile, et ses deux yeux se voilent
De pleurs silencieux. Elle est pour lui l’étoile
Dans la nuit des douleurs ; elle est pour lui le port
Et la terre natale où ce qu’il aime encor

En un même baiser se confond avec elle.

Ô terre bien-aimée ! ô terre maternelle !
Es-tu donc une femme aux yeux d’amour et doux
Qui nous donne à baiser sa main blanche à genoux ?
Es-tu donc une reine au lumineux sourire
Assise sur un trône où parfume la myrrhe
Et qu’éternellement on voudrait contempler
Comme un reflet du ciel dans tes yeux étoilés ?
Es-tu sceptre ou bonté que les fronts les plus rudes
Sans murmurer jamais plient sous ta servitude ?
N’est-ce pas que tes voix, les voix de tes clochers,
Celles de tes ruisseaux sous les taillis cachés
Chantent comme la voix de nos pères et mères
Qui ont compté les jours par leurs heures amères
Et dorment maintenant dans la paix des sillons ?




Pierre, portant le poids de ses déceptions,
Est rentré au moulin. Sa vieille mère est morte,
Le meunier bat de l’aile et se traîne à sa porte.
Il est comme Tobie. Il entend bien la voix
De son fils, mais il le voit à peine, et des doigts
Il cherche sur son front où y poser sa lèvre.
Muette est la maison. Tous deux, comme l’orfèvre,
Sertissent le passé et ils s’en vont à deux
À travers les jardins des souvenirs heureux ;

Mais le chemin est triste, et il lui semble, à Pierre,
Qu’il erre avec la mort au long d’un cimetière.

Pierre ne parla point de Nadine au vieillard,
Il craignait de rouvrir comme avec un poignard
La blessure fermée et crut mieux de se taire.
Mais il alla trouver sous son toit solitaire
Le fourbe Sécheret qui put calomnier
À son aise Nadine et verser tout entier
Le venin de sa haine. Et ainsi la colère
Grondait aux yeux de Pierre en quittant la chaumière.

Sur la route où l’amour avait conduit jadis
Ses pas d’adolescent dans les bois reverdis,
Il résolut d’attendre au passage Nadine.
C’était l’heure où le roi du firmament s’incline
Et descend dans les ors les degrés de l’azur,
Et Pierre se disait :
Et Pierre se disait :L’instant est doux et pur,
Le mystère de l’heure appelle les bleus rêves
Qui voltigent dans l’air lorsque le jour s’achève.
C’est ici qu’autrefois, le soir étant pareil,
Il pleuvait du bonheur ! Il pleuvait du soleil !
Je lui parlais d’amour, comme un enfant aux roses,
Elle me souriait de ses lèvres mi-closes
Et la terre semblait trop petite à mon cœur
Où légères battaient les ailes du bonheur !


Et maintenant ?… C’est ici que je vais l’attendre,
Me venger, et sur l’herbe l’étendre
Dans les plis de la mort ! Ici même où sa voix
Murmurait dans le vent qui agitait les bois,
Je fermerai sa lèvre aux promesses parjure.
Ô mon bras, reste ferme ! Ô mon âme, sois dure
Pour frapper sûrement ton âme ! Souviens-toi
De tes larmes de sang que ton exil lui doit,
Que ses mains t’ont forgé des chaînes de souffrance,
Qu’il n’est plus rien de doux pour toi que la vengeance !
Son destin est fixé ! Elle a troué mon cœur
Des flèches de l’amour, à moi d’être sans peur
Pour lui percer le sien ! C’est juste, qu’elle expie !
Et les hommes diront : Celle-ci fut impie !


Et là-bas, sur la sente, et traversant les prés
Que le soleil dorait de ses derniers baisers,
Nadine s’en venait de la ferme prochaine
Allongeant chaque soir les tristesses sereines
Du chemin coutumier pour qu’elle pût revoir
La route de jeunesse aux ombrages d’espoir
Lorsque son cœur bercé par les aveux de Pierre
Voyait passer au ciel des nacelles légères
Conduites par l’amour aux rives du bonheur.

Nadine avait pâli — était-ce joie ou peur ? —

Quand elle avait appris par des bouches amies
Le retour de l’aimé. L’espérance endormie
S’élançait en chantant des murs de sa prison
Vers les cimes d’azur d’un nouvel horizon.
Puis, des doutes cruels l’étreignaient de leurs serres.
Coupable ? Qui l’était ? Qui avait chassé Pierre ?
L’aimerait-il encor ? N’était-il pas trop tard
Pour tendre vers l’amour, comme les nénuphars
Sur les nappes de paix tendent leurs lèvres pâles
Aux baisers parfumés des brises matinales ?
Mais, du moins, le revoir ! pour qu’il lui fût donné
D’entendre à ses aveux Pierre lui pardonner !
C’était son seul désir. Elle pourrait encore
Se confier à la vie et renaître à l’aurore !

Elle marchait ainsi dans les derniers rayons,
Lorsque soudain surgit une apparition :
Pierre était devant elle. Elle n’eut qu’un cri : Pierre !
Et sa voix s’éteignit, et ses bras supplièrent
Vibrants, tendus vers lui en un geste infini
De détresse lassée où se trouvaient unis
L’abandon et l’amour ouvrant larges leurs ailes
Pour monter, comme l’oiseau, vers le nid fidèle.

— Pierre ! Pierre ! dit-elle.
— Pierre ! Pierre ! dit-elle. Et Pierre recula.
— Arrière ! cria-t-il : c’est donc toi, te voilà !
Abîme de mensonge ! exécrable mégère !
Qui me chantais l’amour de ta voix de vipère.

Qui fis crouler sur moi les cimes du malheur
Et fis de mes yeux creux un fleuve de douleur !
Regarde-moi, brisé, vieilli, les tempes blanches,
Jeté sur le chemin comme une morte branche !
Est-il bien ton ouvrage ?… Et pour qui ai-je fui ?
Pour cet avorton !
Pour cet avorton ! — Que dis-tu ? fit Nadine.
Pour cet avorton ! — Que dis-tu ? fit Nadine. — Oui,
Je dis que tu trahis sans remords tes promesses ;
Qu’en m’exilant dix ans tu cherchais des caresses
Sur des routes de honte et des chemins pervers
Et semais tes baisers comme des fleurs d’enfer !
Moi, j’étais ton jouet !
Moi, j’étais ton jouet ! — Oh ! C’est affreux ! Écoute,
Pierre, écoute !
Pierre, écoute ! — Écouter ! Jadis sur cette route
Je t’écoutai mentir. À mon tour maintenant ;
Car ma vengeance est là ; mais il me reste avant
À te crier mon mépris et toute ma haine ;
Oui, mon mépris !
Oui, mon mépris ! — Mais, Pierre, écoute que j’égrène
La vérité ! C’est faux ce que tu dis !
La vérité ! C’est faux ce que tu dis ! — Mentir !
Narre-moi tes amours ou feins le repentir ;
Il t’en coûte peut-être, ô lèvre de mensonge !…
Ou vas-tu me cracher le remords qui te ronge ?…

Et de ses doigts noueux il lui prit les poignets
Et la secoua toute ; et sa fureur croulait

En injures de sang sur des parvis de marbre.
Et quand il se fut tu, fatigué, comme un arbre
Que l’orage échevelle et laisse tout tremblant,
Il suffoquait et sanglotait comme un enfant,
Et Nadine disait tristement :
Et Nadine disait tristement :— Tue-moi, Pierre,

Tue-moi !
Tue-moi !Elle répéta la même prière
En tombant à genoux :
En tombant à genoux :— Oui, me voici, tue-moi,
Mais ne me dis jamais que j’ai trompé ta foi !

— Oserais-tu jurer que tu me fus fidèle ?

— Oui, je te le jure !
— Oui, je te le jure !— Et tu n’as pas eu, cruelle,
Secheret pour amant ?
Secheret pour amant ?— Non, jamais ! C’est à toi
Que j’avais tout donné. Ô Pierre, écoute-moi
Dans le cher souvenir des tendresses passées,
Ajouta-t-elle, puis, ta colère lassée
Pourra se venger, car, pour moi, je ne tiens plus
Au rêve de la vie, et les temps révolus
Ont conduit ma nacelle aux écueils où l’on sombre !

Elle continua, déroulant les jours sombres
De sa vie inquiète. Elle effeuilla son deuil,
Tous ses espoirs déçus, enfouis dans des cercueils

Et suivit pas à pas les routes du calvaire
Où elle était montée en se blessant aux pierres.
Et lui, il écoutait. Il se laissait aller
Aux charmes de la voix qu’il entendait parler
Comme un chant du passé aux murmures d’abeilles
Sur le bord de la ruche entre des fleurs vermeilles.
Nadine lui disait la ruse des parents
Et Sécheret dans l’ombre à son seuil l’attirant ;
Et d’une voix sincère et douce comme l’onde
Qui descend en cristal de ses forêts profondes
Elle disait :
Elle disait : — Crois-le, je n’ai aimé que toi,
Tu fus le seul rayon qui veilla sur mon toit.
Nul ne saura jamais quels hivers de détresse
Ont neigé sur mon cœur, ni quel chagrin l’oppresse !
De ton seul souvenir je me suis fait un lit,
Avec moi, dans la mort, il reste enseveli.
Me crois-tu maintenant ?
Me crois-tu maintenant ? — Alors, c’est vrai, dit Pierre,
Ton printemps fut à moi ?
Ton printemps fut à moi ? — Vrai, comme la lumière
De l’étoile là-haut !
De l’étoile là-haut ! — Et me pardonnes-tu
Ma folie ? Ah ! le misérable ! L’avoir cru !
Me pardonnes-tu ?
Me pardonnes-tu ? — Oui, Pierre, je te pardonne !

— Il nous reste alors l’été pour nos amours ! Bonne,

Le veux-tu ? Tu seras ma femme de douceur
Faisant sur nos chemins fleurir toutes les fleurs ?

Et il lui prit la main. Mais Nadine à voix douce
Et le regard humide ainsi que de la mousse
Aux matins de rosée, ayant mis dans son œil
Tous ses rêves éteints et leur robe de deuil
Lui dit :
Lui dit : — Non, Pierre ; enterrons nos amours défuntes :
Je ne puis être à toi ! Regarde-moi : j’emprunte
À l’âge des sillons qui ont ridé mon front,
Je suis vieille et flétrie ainsi que le seront
Les feuilles de ce bois aux approches d’automne.
La jeunesse et l’amour ont la même couronne,
Puis-je encor la poser sur mes tempes d’hiver ?

— Eh, qu’importe ! En mon cœur, aujourd’hui comme hier,
Tu es et resteras aussi jeune, aussi belle,
Gardant le même ciel au fond de ta prunelle,
Dis, le veux-tu ?
Dis, le veux-tu ? — Non, Pierre, je ne puis ! Vois-tu.
Cette affreuse minute où tu as revêtu
De ton mépris cinglant mon pauvre amour fidèle
Entre nous surgira comme une ombre mortelle.
Pour toi, j’aurais voulu t’apporter blanc et pur
Le voile de l’épouse, être comme l’azur
Sans nuage, ou la neige au réveil de l’aurore.
Et maintenant, dis-moi, Pierre, le suis-je encore !

Je reste piétinée, écrasée ! Ah ! les fleurs
Qui sont mortes de froid et gisent sans couleur
Ne peuvent refleurir ! Voici l’heure venue
De reprendre chacun nos routes inconnues,
Et mon âme te crie un éternel adieu
Du seuil de ces palais que j’avais faits radieux,
Et dont nos pas jamais n’ont pu franchir la porte.
Tu ne me suivras pas où je vais. Je suis morte
Aux baisers des bonheurs dans nos beaux paradis !

Et Nadine debout, implacable, tendit
À Pierre ses deux mains qu’il serra dans les siennes
Ainsi que deux anneaux d’une chaîne se tiennent.
Et, s’étant dégagée, il la vit s’éloigner
En frôlant le chemin de son pas résigné,
Puis elle s’effaça dans l’ombre comme un voile…
Et là-haut dans le ciel pleurait l’or d’une étoile !

Pierre resta longtemps interrogeant la nuit ;
Le bois était muet et l’espoir avait fui.
Comme un homme ivre il prit le chemin du village
Et des ailes passaient, noires, dans son sillage.
Sur la route longeant la rivière de plomb
Qui traînait du silence en ses replis profonds,
Il rencontra une ombre à la marche connue ;
C’était le Sécheret. Alors, à cette vue,
Et comme réveillé, il alla droit à lui
D’un pas ferme et sonore où résonnait le bruit

De la vengeance proche et des grandes colères.

— Je suis le vengeur, dit-il, voici ton salaire !

Et bondissant, d’un coup d’épaule il envoya
L’homme rouler dans l’eau. Et la nuit renvoya
Un cri rauque, un remous ; puis ce fut le silence.
La terre était muette et les ombres immenses.

Dès le jour qui suivit Pierre disparaissait ;
Il ne revint jamais. Au pays l’on disait
Qu’il avait regagné les rives d’Amérique.
Et Nadine quittant son village rustique
S’en allait à la ville où des mains d’humbles sœurs
Sèment près des mourants leurs parfums de douceur.
Et comme elle sonnait aux portes de l’hospice
Elle se disait : Je serai l’Expiatrice !