Naissance, vie et mort des maladies infectieuses/Chapitre II

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CHAPITRE II

NAISSANCE DES MALADIES INFECTIEUSES

Dans les pages précédentes, nous nous sommes efforcé d’expliquer comment se comportent les maladies infectieuses chez l’individu et au cours d’une épidémie ; nous avons indiqué de quelle façon ces maladies naissent et meurent chez un homme ou dans un groupe d’hommes.

Les problèmes devant lesquels nous nous trouvons à présent sont ceux de l’origine première et de la fin des maladies infectieuses. Ces maladies ont-elles toujours existé, qu’existât ou non l’espèce qu’elles frappent aujourd’hui ? En est-il apparu à un moment donné de l’histoire ? Peut-il apparaître des maladies infectieuses nouvelles ? Les maladies infectieuses peuvent-elles disparaître ?

Ces questions sont plus aisées à poser qu’à résoudre. Déjà, pour expliquer la manière d’être, la vie des infections, nous avons dû présenter nombre d’hypothèses dont certaines ont pu paraître fragiles et téméraires, dont les meilleures ne sauraient expliquer tout et n’ont, sans doute, de valeur que provisoire. Encore pouvions-nous étayer ces conceptions sur des observations directes, sur des faits.

Il est évident que, dans le domaine du passé, dans celui de l’avenir, les réponses ne peuvent avoir que les caractères d’une possibilité, d’une vraisemblance. Quand l’histoire offre tant d’obscurités, en dépit des documents que nous ont légués les autres âges — et l’histoire médicale est particulièrement obscure — lorsqu’il nous est si difficile de nous rendre compte de l’origine de l’homme, de celle des animaux et des plantes, comment espérer, sans imprudence, de démêler l’origine des maux que nous causent des êtres infiniment petits dont la connaissance, bien incomplète, remonte à si peu d’années.

La curiosité de l’homme n’a d’égale que son audace à la satisfaire.

Pour excuser cette audace, nous avons à notre disposition deux méthodes : la première à laquelle nous venons de faire allusion est la méthode historique, la recherche et la critique de documents ; la seconde nous est offerte par l’expérimentation qui, permettant de réaliser, sinon des maladies nouvelles, du moins des modalités nouvelles de maladies, nous donne quelque raison de supposer que les faits ont se passer autrefois dans la nature de la même manière qu’ils se passent aujourd’hui entre nos mains.

LES PREMIERS DOCUMENTS DE L’HISTOIRE

Nous avons dit la faiblesse de la méthode historique. Ne craignons pas d’insister sur cette faiblesse. Un peuple, un homme, une guerre, une catastrophe laissent, dans la mémoire humaine, des souvenirs durables, des traits nets. Il s’y trouve une part de vrai, un point de départ exact dans des récits, même légendaires. Les maladies n’ont laissé de traces que dans de bien rares archives du passé et ces traces sont presque toujours vagues, sinon fautives.

Il a fallu, pour déceler avec quelque précision les traits des maux qui nous semblent les plus aisés à reconnaître, des siècles d’observation, les progrès d’une conscience d’abord obscure, voilée de superstitions, de préjugés, puis les étapes d’une technique d’âge en âge mieux appropriée à son but et plus sûre.

Sans doute, certains symptômes, particulièrement marqués, ont frappé les premiers observateurs. Si chaque maladie se caractérisait par un symptôme de ce genre, nous aurions des descriptions valables dans les premiers monuments écrits et nous pourrions en tirer des conclusions précises. Malheureusement, les signes des maladies infectieuses sont presque tous les mêmes : fièvre, maux de tête, agitation ou stupeur, éruption. Seuls, leur groupement, leur succession, une observation minutieuse ont pu, après de longs tâtonnements, permettre d’établir des tableaux symptomatiques particuliers et de les distinguer entre eux. Par malchance, pour dénommer les maladies, il a presque toujours été fait choix de termes antérieurs aux progrès réalisés, de termes du langage commun. Si bien que la connaissance, peut-être assez satisfaisante, qu’avaient les médecins contemporains des maladies que ces termes désignaient, s’est trouvée perdue dans les siècles qui ont suivi. Aujourd’hui, nous traînons dans notre vocabulaire médical des étiquettes désuètes qui, au sens naturel, ne signifient plus grand chose. Fièvre typhoïde, typhus exanthématique, typhus récurrent nous rappellent que tous ces états ont été confondus ensemble par suite de la communauté d’un symptôme, considéré comme prédominant, le tuphos, c’est-à-dire la stupeur. Petite vérole et vérole n’ont qu’un trait commun (et qui leur est commun avec toutes les maladies infectieuses), celui de se transmettre par un virus (d’où le mot vérole) dont on a reconnu bien vite le siège et le danger pour la contagion. Sous le nom de charbon qui n’a d’autre sens que celui de la couleur désignée, on a confondu deux maladies animales, la fièvre charbonneuse dans laquelle le sang est souvent noirâtre et le charbon symptomatique qui s’accompagne de tumeurs noires et on en a rapproché (par l’étiquette) les eschares de certaines maladies humaines dont la peste (charbon pesteux). Le mot peste a un sens si général, celui de maladie grave et épidémique, qu’on ne saurait sous sa désignation reconnaître, dans les écrits anciens, s’il signifie variole, typhus, peste bubonique ou une autre infection contagieuse.

Cette terminologie qui plonge dans les âges les plus reculés n’offre plus guère, à notre époque, de dangers de confusion. Loin de demander qu’on la supprime, nous la défendons en toute occasion et nous l’aimons. Elle a le visage familier des mots anciens et populaires ; elle est simple à retenir, à exprimer. Ce n’est pas elle, ce sont les termes d’un langage trop scientifique que nous voudrions proscrire. Ceux-là sont indigestes, pédants et, quelle que soit leur prétention, ils n’expriment tout au plus qu’un symptôme particulier, une lésion, une notion causale, une conception provisoire. Quant à l’emploi des noms des inventeurs pour la désignation des maladies, outre qu’il consacre trop souvent des mérites discutables, il est si antipathique aux français qu’on dirait à lire nos traités que, seuls, les étrangers ont réalisé des progrès en pathologie.

Et puis les vieux termes ont cet avantage de nous rappeler les étapes de nos connaissances. De même que le mot bureau a signifié d’abord une étoffe (bure), puis le meuble qu’elle recouvre, la pièce où se trouve ce meuble, la maison, jusqu’à un ministère, un terme, comme celui de vaccination, nous rappelle que le premier vaccin fut la vaccine et que celle-ci est récoltée sur la vache.

Mais si nous chérissons ces vieux mots, c’est qu’aujourd’hui l’usage leur a fait perdre leurs premiers sens et que nos connaissances sur les maladies sont assez avancées que, même lorsqu’il nous apparaît qu’ils couvrent une erreur, ces mots ne nous troublent nullement.

Leur emploi par les anciens nous trouble bien davantage. Il nous trouble à ce point que, sauf de très rares exceptions (la lèpre, la rage), nous ne saurions guère reconnaître sûrement ce que ces vieilles locutions désignent. Il nous faut, pour trouver des indications un peu précises, et sur certaines maladies seulement, arriver à la Renaissance.

Aux archives écrites peuvent se joindre, pour notre enseignement, quelques documents figurés : illustrations rarissimes des textes avant la découverte de l’imprimerie, représentations gravées sur la pierre ou sculptées, lésions encore appréciables sur des momies ou des ossements. Mais ces derniers documents eux-mêmes sont, en général, d’une appréciation délicate et ne prêtent guère qu’à des controverses.

C’est donc aux documents écrits presque uniquement que nous pouvons nous adresser. Ils nous montrent, avec certitude, la haute ancienneté de certaines maladies. Les plus lointaines archives témoignent que, dès qu’il sut fixer sa pensée par des signes, l’homme souffrait de la lèpre, de la rage, du typhus, du paludisme, du trachome, de la blennorrhagie, de certaines teignes, de certaines maladies vermineuses (dont la bilharziose) et de complications infectieuses des plaies.

Nous ne pouvons, de toute évidence, demander rien de plus à ces archives. L’origine des quelques maladies qu’elles nous permettent de reconnaître nous échappe, par cette voie, entièrement.

MALADIES APPARUES DEPUIS LE DÉBUT DE LA PÉRIODE HISTORIQUE

Si nous savons, par les témoignages les plus anciens, que quelques maladies infectieuses, bien déterminées, sévissaient déjà lorsque l’homme commença d’écrire et si notre ignorance est profonde en ce qui concerne la plupart des autres, nous savons, tout aussi bien, que certaines se sont révélées à des époques particulières avec une telle évidence que le caractère de nouveauté n’a pu leur être contesté.

Mais cette révélation indiscutable ne signifie pas que la maladie nouvelle fut inédite, qu’elle n’ait pas, jusque-là, frappé l’homme. Elle signifie seulement qu’elle n’avait pas été observée encore dans la région où l’on constatait brusquement, indiscutablement son apparition.

Bien des maladies qui frappent la partie occidentale ou méditerranéenne de l’Europe sont d’origine étrangère. On peut fixer, avec une précision souvent assez grande, à la fois la date où elles ont paru dans nos régions et les régions d’où elles sont venues.

La peste véritable, caractérisée par le bubon, n’existait pas dans l’occident méditerranéen avant l’épidémie dite de Justinien ; elle est d’importation égyptienne. La lèpre s’est étendue de même peu à peu de l’est à l’ouest ; son importation en France ne date guère que du temps des croisades. D’Orient également nous est venu le choléra au xixe siècle et, depuis longtemps et encore aujourd’hui, nous viennent les grandes épidémies de grippe.

L’Amérique nous a donné la syphilis, nous lui avons apporté la variole, le typhus, la récurrente. De l’Afrique, la fièvre jaune lui est venue, comme une punition de la traite, avec les noirs. Que de maladies notre civilisation a introduites chez les populations incultes. Je ne sais si ces hommes nous doivent quelque bien ; ils ont reçu de nous la variole, la syphilis, la tuberculose, toutes nos maladies infectieuses (sans compter l’alcoolisme et le service militaire) et bien de ces peuples en sont morts. Figurons-nous ce qu’était l’état sanitaire d’un peuple, isolé jusque-là par sa situation insulaire. Il avait certes des maladies, souvent graves, mais en nombre réduit. Au cours des siècles, par suite d’incursions de peuplades plus ou moins éloignées, de naufrages, sa pathologie avait pu s’accroître de quelques maladies importées. Mais, plus le nombre des habitants était restreint, moins il y avait chance que certaines, les plus contagieuses, se conservassent. La plupart des fièvres éruptives n’y pouvaient donc s’acclimater.

L’européen fait escale, il débarque, il revient. Si l’île est située sur un parcours passager, si elle offre des ressources à l’industrie, au commerce, aux rapines, c’est toute la pathologie de l’Europe (et de l’Amérique) qui s’installe. Comment une peuplade primitive pourrait-elle résister à tant de maux ?

La plus instructive des importations de maladies est celle de la syphilis. Là, point d’inconnu. Nous avons des témoins irréfutables. Bernal Diaz de Castillo, compagnon de Cortez, note, dans son journal si instructif, jour par jour, les progrès de la maladie (las bubas) sur les soldats de l’armée conquérante du Mexique. En Europe, la syphilis est reconnue au lieu même de son débarquement sur la côte d’Espagne. L’armée de Gonzalve de Cordoue la transporte à Naples où les Français la contractent ; si bien que, dans notre pays, la maladie prend l’étiquette napolitaine et, dans le reste de l’Europe, l’étiquette française.

Tous les médecins qui l’observent, en quelque pays européen que ce soit, la reconnaissent comme une affection inconnue jusque-là et ils la déclarent nouvelle[1]. Le premier auteur de notre pays qui traite d’elle, le rouennais Jacques de Bethencourt en donne une description complète qui comprend non seulement la syphilis acquise, mais encore l’héréditaire et les divers modes de contagion, y compris le passage du nouveau-né à la nourrice. On s’étonne qu’un mal qui se traduit par des symptômes si différents, qui évolue en un grand nombre d’années, ait pu être aussi bien connu à la Renaissance, alors qu’au début du xixe siècle ses localisations multiples étaient considérées, décrites comme des affections particulières. C’est que l’irruption du mal, sa nouveauté, les conditions de la contagion ne permettaient aucun doute sur le lien qu’offraient entre elles ses manifestations successives, si différentes fussent-elles. Tandis que, plus tard, ce mal étant devenu familier et, l’absurdité des théories médicales s’en mêlant, le lien a fini par se briser. Il a fallu le génie de Ricord pour rétablir le tableau de la syphilis dans son ensemble, tel qu’il était apparu aux premiers observateurs au temps de l’importation. Il a fallu celui de Fournier et les travaux de laboratoire récents pour rattacher à la syphilis ses manifestations nerveuses à longue portée : la paralysie générale et l’ataxie. Le domaine pathologique de la syphilis est immense. Émile Leredde l’a vu peut-être trop vaste ; mais cette exagération même a été utile.

La syphilis nous offre donc l’exemple d’une maladie venue d’une contrée lointaine dans nos pays. C’était une maladie nouvelle pour l’Europe ; c’était une maladie ancienne pour l’Amérique et nous manquons de toute donnée sur son antiquité dans le Nouveau-Continent.

À côté de ces maladies, importées d’un pays dans un autre, nous avons notion de l’apparition dans nos pays de quelques maladies qui n’y existaient pas un certain nombre d’années auparavant et qui semblent bien être nées sur place.

L’une d’elles, dont la chèvre est le réservoir de virus et qui se transmet à l’homme communément par le lait de cet animal, la fièvre méditerranéenne est née au début du xixe siècle dans l’île de Malte. De là, les chèvres maltaises, importées en raison de leurs qualités laitières, l’ont répandue en Sicile, dans le sud de l’Italie, dans l’Afrique mineure, dans tout le bassin méditerranéen ensuite. Passée de la chèvre maltaise aux autres chèvres, elle a pris bientôt une marche envahissante. Actuellement, elle s’étend par tout le monde. Elle justifie le nom de maladie d’avenir que nous lui avons donné il y a une dizaine d’années. Elle est d’autant plus maladie d’avenir qu’elle se montre déjà capable de revêtir des formes cliniques diverses. Simple fièvre générale à l’origine, elle témoigne à présent d’une tendance à la localisation sur certains organes, en particulier les os ; il y a des formes médicales de fièvre méditerranéenne et des formes chirurgicales. Une telle plasticité de la part de son agent pathogène menace les hommes à venir d’un fléau, aussi varié dans ses manifestations que la tuberculose.

La fièvre méditerranéenne est, sans doute, le meilleur exemple que nous puissions donner d’une maladie d’origine récente ; ce n’est pas le seul. On peut avancer avec vraisemblance que la méningite cérébrospinale a fait son apparition vers la même époque, sans doute dans les régions septentrionales de l’Europe. La coqueluche n’est point, semble-t-il très ancienne. Il y a probablement du vrai dans l’opinion vulgaire qui fait de l’appendicite une maladie récente.

Mais il serait vain de multiplier les exemples et les hypothèses.

Si la méthode historique nous montre que certaines maladies sont apparues depuis que l’homme observe, c’est tout ce que cette méthode peut donner. Elle ne nous renseigne pas sur les conditions dans lesquelles ces maladies sont nées. Pour nous les représenter, il faut nous adresser à la méthode expérimentale.

LA PART DE L’EXPÉRIMENTATION DANS LA SOLUTION DU PROBLÈME

Nous pourrions nous rendre compte de la manière dont les maladies infectieuses que nous connaissons sont apparues sur le globe si, par nos méthodes expérimentales, nous parvenions à créer des maladies nouvelles. Les conditions de nos opérations nous renseigneraient sur les conditions naturelles.

Nous verrons un peu plus loin ce que nous pouvons faire dans le domaine de la création des maladies.

Sans en créer précisément, c’est-à-dire sans réaliser la transformation d’un microbe inoffensif (saprophyte) en un microbe pathogène, pouvons-nous modifier les conditions d’adaptation des microbes de façon à faire du nouveau, à étendre le champ, le domaine des maladies ? Si nous le pouvons, nous retirerons déjà des faits observés un enseignement de nature à éclairer le problème. Nous ne tiendrons pas la solution elle-même ; nous en approcherons de près. Or, nous pouvons, nous savons modifier la virulence des microbes pathogènes, étendre leur champ d’action, innover en matière de pathologie.

Nous allons exposer les méthodes que nous y pouvons employer et donner des exemples de résultats obtenus.

Nous aborderons ensuite la question de la création expérimentale de maladies infectieuses nouvelles.

EXTENSION EXPÉRIMENTALE D’UNE MALADIE INFECTIEUSE À UNE ESPÈCE QUI N’EN A JAMAIS SOUFFERT DANS LA NATURE

Avant que nous leur ayons donné le rôle ingrat de collaborateurs dans notre conquête du progrès, la plupart de nos animaux de laboratoire n’avaient pas connu les maladies que nous leur imposons.

Ils en étaient tenus éloignés ou par leur distribution géographique qui ne concordait pas avec l’aire d’extension de ces maladies ou par les conditions mêmes de la contagion qui ne pouvaient s’appliquer à eux.

Le cobaye a été rencontré par les Espagnols dans les maisons des Indiens du Pérou qui l’avaient adopté en raison de ses couleurs diverses, ainsi que le perroquet le fut dans l’antiquité méditerranéenne avant qu’on se souciât de sa voix. Bien que l’on n’ait pas établi de façon indiscutable son identité avec l’apéra, vulgairement cuy, des vallées préandiennes, il n’est pas de doute qu’il ne soit venu de ce rongeur sauvage auquel il est identique au pelage près et avec lequel il se reproduit. Le cobaye n’avait jamais été en contact avec les maladies pour l’étude desquelles nous en faisons un si large emploi en raison de la sensibilité extrême qu’il présente vis-à-vis d’elles : tuberculose, peste, charbon, etc. La tuberculose ne sévissait pas chez les Indiens du Nouveau Monde avant l’arrivée des Espagnols, la peste avant l’importation des rats par les vaisseaux européens, le charbon avant celle du mouton et des autres mammifères sensibles de nos pays.

Le lapin qui est de nos pays ne pouvait être atteint de la rage, pour l’étude et le traitement de laquelle il nous est d’un indispensable secours. Si, dans la nature, il recevait par mégarde un coup de dents d’un carnassier enragé, sa mort survenait vraisemblablement sans retard ; en tout cas, un lapin qui se serait trouvé contaminé par merveille n’aurait pas transmis à d’autres sa maladie.

Le chien, la souris, le rat, si utiles pour la conservation des virus des trypanosomiases des régions tropicales ne pouvaient avoir été contaminés dans un pays où il n’existe pas de glossines.

À plus forte raison, les maladies transmises par un invertébré, lié strictement à une espèce animale, n’ont pu être transmises à d’autres espèces que par des méthodes artificielles d’invention humaine. Le pou humain (Pediculus vestimenti) ne saurait vivre dans la nature que sur l’homme. Le typhus qu’il transmet ne pouvait, avant l’intervention de l’expérimentateur, passer au cobaye sur lequel nous conservons le virus exanthématique et sur lequel le pou ne saurait se nourrir.

Il nous paraît superflu de multiplier les exemples. La pathologie infectieuse expérimentale repose sur la reproduction des maladies virulentes chez les animaux de laboratoire. Trouver un animal de laboratoire sensible à un virus humain nouveau est la condition indispensable de tout progrès puisque, sauf exceptions très limitées, nous ne pouvons expérimenter sur l’homme.

Nous innovons donc sans cesse en étendant le domaine des maladies à des espèces qui, dans la nature, ne les contractent pas.

ADAPTATION D’UN AGENT PATHOGÈNE À UN INVERTÉBRÉ QUI NE LE TRANSMET PAS DANS LA NATURE

Certaines maladies infectieuses, nous le savons, ne peuvent être transmises dans la nature que par l’intermédiaire d’invertébrés particuliers : sans anophèle, pas de paludisme ; sans pou, pas de typhus ; sans puces, pas de peste. Le lien, entre ces insectes et les virus qu’ils inoculent, est si particulier que nous n’avons pu, jusqu’à présent, faire transmettre ces virus par d’autres invertébrés. Dans le cas du pou et du typhus, de la puce et de la peste, l’expérience, quoique non réalisée, ne paraît pas au-dessus des possibilités ; car il n’y a, dans les deux cas, que culture de l’agent pathogène dans le tube digestif de l’articulé.

Avec le paludisme et l’anophèle, les choses vont tout autrement, puisque l’hématozoaire effectue un cycle évolutif chez le moustique. Il ne semble point que, dans ces cas, on puisse espérer de réaliser l’adaptation de l’hématozoaire à un autre insecte. Il a fallu, pour l’adaptation naturelle, un ensemble de circonstances favorables que nous ne pouvons espérer de rencontrer entre nos mains.

Cependant, l’étude des spirochètes a permis de réussir des adaptations sans doute moins compliquées, mais en somme du même ordre. Les fièvres récurrentes humaines que causent les spirochètes sont transmises dans la nature soit par les poux (c’est le cas de la fièvre récurrente mondiale), soit par certaines tiques, les ornithodores. Ces tiques se rencontrent dans le sol, en général dans les terriers de petits rongeurs, et c’est sur ces petits rongeurs que les ornithodores à la fois vivent et prennent les spirochètes qu’ils inoculent à l’homme. Les conditions de vie de ces tiques font que les maladies qu’elles transmettent n’ont pas de tendance à l’extension ; comme les ornithodores, elles sont liées au sol. Aussi, à chaque récurrente, à chaque spirochète correspond une espèce particulière d’ornithodore. La fièvre des tiques du centre de l’Afrique est liée à Ornithodorus moubata, celle d’Espagne et du Maroc à Orn. erraticus, celle du Turkestan russe à Orn. papillipes. Aucune possibilité de contact entre Sp. sogdianum du Turkestan russe et Orn. erraticus du nord de l’Afrique. Cependant je suis parvenu, avec Charles Anderson et Jacques Celas-Belcour, à adapter Sp. sogdianum à Orn. erraticus et, de même, tous les spirochètes récurrents sur lesquels nous avons expérimenté à tous les ornithodores élevés dans notre laboratoire, quels que soient les lieux de provenance. Or, cette adaptation ne consiste pas dans une simple culture ; elle suppose une évolution du spirochète, passant chez la tique du stade visible à un stade invisible avec retour ultérieur à un autre stade visible, invasion des organes sexuels et transmission héréditaire. Nous avons même réalisé l’adaptation, incomplète il est vrai, du spirochète de la récurrente d’Espagne au pou et d’autres expérimentateurs ont obtenu des résultats analogues avec divers spirochètes d’ornithodores et la punaise.

Aussi ai-je pu émettre, avec vraisemblance, cette opinion que les récurrentes sont nées dans les terriers de petits rongeurs ; qu’elles y sont restées localisées presque toutes, ne frappant des gros mammifères, y compris l’homme, que ceux qui viennent en contact de ces terriers ; et que, si l’une d’elles, par exception, a pu s’élever au rang de maladie exclusivement humaine et mondiale, c’est que son spirochète s’est adapté au pou et qu’il en a suivi les destins qui sont ceux de l’homme dont l’expansion est universelle.

De ce côté donc encore, malgré la plus grande complexité du problème, l’expérimentation innove. Et voici une première clarté projetée sur l’origine de certaines maladies infectieuses.

RÉALISATION EXPÉRIMENTALE DE LA SENSIBILITÉ D’UNE ESPÈCE ANIMALE À UN AGENT PATHOGENE AUQUEL ELLE EST NATURELLEMENT RÉFRACTAIRE

La plupart des espèces animales sont réfractaires aux maladies dont souffrent les autres espèces. L’adaptation de l’agent pathogène à l’animal sensible remonte à tant de siècles, elle a nécessité et nécessite encore des conditions si particulières qu’on imagine mal qu’il puisse en être autrement.

La nécessité où l’expérimentateur se trouve de reproduire les maladies infectieuses sur une autre espèce sous peine de n’en pouvoir entreprendre l’étude, la commodité de l’expérimentation pour toutes les maladies, humaines ou non, sur les petits animaux de laboratoire, ont déterminé les savants à chercher les moyens de faire fléchir ces résistances naturelles, gênantes pour l’étude. C’est faute de découvrir un animal sensible à la lèpre que l’étude de la lèpre est arrêtée.

Certes nos progrès dans la voie de réalisation de sensibilités nouvelles n’ont guère dépassé la période des essais. Néanmoins, ces essais offrent, en dehors de leur portée pratique, un intérêt dans le problème général dont nous nous occupons.

Nos méthodes, pour parvenir à ce résultat, sont des deux ordres. Nous pouvons affaiblir la résistance naturelle, ou locale ou générale, de l’animal sur lequel nous expérimentons ; nous pouvons augmenter l’activité de l’agent pathogène étudié.

Nous diminuons la résistance locale en contrariant par quelque procédé les moyens de défense naturelle de l’organisme, par une ligature, la création d’un foyer de nécrose (agent physique ou chimique), par l’inoculation d’une poudre inerte qui occupe les globules blancs et les distrait de leur lutte contre les microbes. À cette poudre, on peut substituer des microbes tués, des microbes vivants non pathogènes. Un vaccin, tel le vaccin classique du charbon symptomatique, c’est-à-dire un microbe vivant atténué, doué par conséquent encore d’une certaine activité mais incapable de donner une maladie sévère lorsqu’il est inoculé sous la peau, reprend toute sa virulence si on lui associe de l’acide lactique qui paralyse la défense et permet aux microbes, peu dangereux, qu’on a inoculés, de cultiver sur place et de donner naissance à d’autres microbes qui récupèrent la virulence primitive.

La diminution de la résistance générale peut être obtenue par le refroidissement, par des saignées, la diète, l’inoculation de substances ou de microbes débilitants. On obtient ainsi des résultats intéressants, des indications. La plus précieuse est cette confirmation de l’observation commune que la misère, les privations rendent tous les organismes plus sensibles aux maladies infectieuses. On fait disparaître ainsi les immunités créées par des vaccinations antérieures. Nous ne saurions affirmer que, même dans le cas où la poule refroidie devient apte à prendre le charbon, on ait vraiment vaincu une résistance naturelle.

Ces essais suffisent pourtant à faire comprendre qu’à l’origine l’affaiblissement de l’organisme a pu aider l’adaptation à un animal, jusque-là réfractaire, du germe inoffensif jusque-là de la maladie nouvelle.

La seconde méthode que nous pouvons employer pour vaincre l’immunité naturelle d’une espèce est l’exaltation de la virulence du microbe. Certains des chapitres qui suivent montreront par quels procédés nous pouvons y parvenir.

TRANSFORMATION EXPÉRIMENTALE D’UNE INFECTION INAPPARENTE EN MALADIE À SYMPTÔMES

Dans le même sens de l’extension expérimentale des maladies infectieuses, il semble que nous puissions transformer les formes inapparentes que certaines d’entre elles revêtent en formes à symptômes.

La preuve n’en a été apportée, il est vrai, que pour le typhus expérimental de l’âne. Mais le typhus est la seule maladie où cette transformation a été jusqu’à présent tentée ; il est donc à penser que des résultats analogues pourront être obtenus dans d’autres cas.

L’âne paraît réfractaire au typhus exanthématique ; l’inoculation du virus ne lui donne ni fièvre ni autres symptômes. Cependant si l’on prend le sang de l’âne, au moment où les cobayes inoculés en même temps que lui du même virus présentent la courbe fébrile caractéristique, et qu’on inocule ce sang à un cobaye neuf, celui-ci présente un typhus expérimental classique.

Le typhus inapparent de l’âne n’est suivi d’aucun développement de propriétés préventives ; en d’autres termes, le sérum du sang de l’âne convalescent de ce typhus sans symptômes n’a pas le pouvoir que présente le sérum du sang d’un homme convalescent de typhus d’empêcher le développement de la maladie chez un cobaye auquel on inocule ensuite le virus exanthématique.

Or, le sérum de l’homme convalescent de typhus est communément employé pour prévenir le développement de la maladie chez les personnes exposées à la contagion. Ce sérum ne peut être récolté en grande quantité ; il faut, pour se le procurer, des malades, une épidémie. Ce n’est donc qu’un pis aller. Après avoir découvert et mis en usage, avec E. Conseil, les propriétés de ce sérum humain, j’ai pensé que, si l’on pouvait transformer le typhus inapparent de l’âne, maladie insignifiante, en typhus fébrile, celui-ci aurait quelque chance d’amener, chez l’âne convalescent, la production des propriétés préventives. Ainsi, l’on aurait à sa disposition toute quantité nécessaire de sérum préventif et, le virus du typhus pouvant se conserver sur cobayes, ce qui remplace les cultures encore irréalisées, la production de sérum pourrait être assurée en dehors des épidémies.

J’ai réussi, en pratiquant l’inoculation du virus exanthématique dans le cerveau de l’âne, à obtenir un typhus fébrile chez cet animal, et, à la suite, ainsi que je l’avais pressenti, le sérum de l’âne a présenté des propriétés préventives. Pratiquement, la méthode n’est pas encore au point ; car on ne réussit que rarement à déclancher un typhus fébrile chez l’âne.

Au point de vue auquel nous nous plaçons ici le fait n’en est pas moins instructif. Il montre que là encore nous pouvons faire du nouveau en pathologie infectieuse : hausser une maladie qui ne se traduit par aucune manifestation clinique au rang d’une maladie à symptômes.

RESTITUTION DE LA VIRULENCE À UN AGENT PATHOGÈNE QUI L’A PERDUE

Les travaux de Pasteur sur le charbon, montrent, par un exemple ancien et classique, qu’il est possible, en partant d’un microbe pathogène, préalablement privé de sa virulence, de lui restituer cette propriété et même de l’exalter ensuite à un tel point qu’aucun microbe de la même espèce ne saurait présenter une telle activité dans la nature.

Pasteur est parvenu à priver totalement le microbe du charbon de sa virulence en le cultivant à température élevée dans des conditions particulières. Ces conditions sont celles de la production des vaccins charbonneux qui ne sont précisément autre chose que des cultures vivantes de virulence atténuée.

Suivant le nombre de jours que dure l’exposition des cultures à la chaleur, on obtient des vaccins de moins en moins virulents, et, finalement, des cultures incapables de produire une infection chez les animaux les plus sensibles, incapables également par leur inoculation de déterminer chez eux la moindre vaccination.

Si l’on prend une de ces cultures inactives, devenues identiques à celles d’un microbe saprophyte et qu’on en inocule une certaine dose à une souris qui vient de naître, c’est-à-dire à un animal d’une résistance presque nulle, on obtient chez cette souris un certain développement du microbe, une maladie rudimentaire. Qu’on réalise, avec le sang de cette souris, une culture à température ordinaire (37°) et qu’on inocule celle-ci à une autre souris nouvellement née, l’infection sera déjà plus nette. On pourra ensuite, en allant avec une lenteur progressive et en alternant cultures et inoculations, passer à une souris jeune, puis à une souris adulte, à un cobaye de quelques jours, à un cobaye jeune puis adulte, à un mouton, à un chien animal particulièrement résistant et ainsi, par des passages successifs, réaliser non seulement la récupération d’une virulence normale, mais la réalisation d’une activité inconnue.

Même expérience a été répétée, après Pasteur, pour bien d’autres microbes pathogènes.

CRÉATION EXPÉRIMENTALE D’UNE MALADIE NOUVELLE AVEC UN AGENT PATHOGÈNE SAPROPHYTE

L’expérience de Pasteur que nous venons de citer est aussi voisine que possible de la transformation d’un microbe saprophyte en un microbe pathogène. Si l’on ne connaissait pas l’origine du microbe inoffensif auquel on restitue aussi la virulence, la création de celle-ci, donc la création d’une maladie infectieuse pourrait être considérée comme un fait prouvé.

Nous ne connaissons pas, par contre, d’expériences dans lesquelles un microbe, véritablement saprophyte, ait été élevé au rang de microbe pathogène. Fait qui semble d’abord curieux, de telles expériences n’ont été guère tentées. Ce n’est pas que les microbiologistes se soient désintéressés de la question. C’est qu’à la suite des expériences de Pasteur, ils l’ont considérée comme résolue. Elle l’est, pratiquement du moins ; car il est impossible de faire mieux. À quels caractères, en effet, reconnaître sûrement un microbe saprophyte ? Le passé d’un microbe ne nous apparaît nullement. Savons-nous si tel microbe, dont nous ferions choix pour pratiquer l’expérience et que nous considérions comme inoffensif parce qu’il ne produit aucune infection chez nos animaux de laboratoire, n’a pas été autrefois virulent, si même il ne l’est pas actuellement pour une espèce animale inconnue. Et, si nous découvrions un microbe vraiment saprophyte et que nous ne puissions recommencer avec lui l’expérience de Pasteur, pourrions-nous conclure du résultat négatif, obtenu avec ce microbe, à ce qui se passerait avec un autre, même avec celui-là si l’expérience était faite dans des conditions différentes. Le nombre des microbes saprophytes est infini ; les conditions des expériences le sont aussi.

Regrettons pourtant que ces raisons et ces difficultés s’opposent à la production d’une preuve, sans doute inutile, mais qui eût brillamment comblé la lacune qu’il nous faut bien signaler.

Nul savant jusqu’à présent ne peut se vanter d’avoir créé de toutes pièces une maladie infectieuse nouvelle.

COMMENT SONT APPARUES LES MALADIES INFECTIEUSES

Malgré cette lacune, il nous est facile de nous représenter comment sont apparues sur le globe les maladies infectieuses.

Le nombre des microbes saprophytes est immense. Leur caractère d’êtres vivants les pousse à chercher de perpétuer leur vie, en mettant à profit toutes les circonstances. Celles-ci les amènent fatalement au contact de l’homme, des animaux et des plantes.

Certaines de nos cavités naturelles sont ouvertes au dehors ; notre tube digestif, en particulier, est en communication permanente avec le monde extérieur. Les microbes s’y introduisent ; ils s’installent à la surface de nos muqueuses dans les produits de sécrétion des glandes, liquides à peu près inertes. Le moindre traumatisme qui lèse les muqueuses ou la peau leur offre l’occasion de venir au contact de certains tissus plus profonds, à celui de notre sang. Que le traumatisme soit plus grave, les voici dans la place. Que la résistance générale de l’animal ou de l’homme fléchisse par suite d’un refroidissement, d’un accident quelconque, momentané ou prolongé, les fonctions naturelles de défense fléchissent et le microbe en profite.

Sans doute, au début, l’accident réparé ou l’animal mort, l’essai agressif du microbe n’a pas de lendemain. Ses descendants se trouvent sensiblement dans le même cas que lui-même. Mais de tels essais se répètent, l’occasion les rend incessants ; la nature a pour complice le temps. Si elle va presque toujours à des échecs, exceptionnellement les mêmes conditions se répétant, la descendance d’un microbe qui s’est essayé sans grand avantage réussit de minimes progrès.

Que les phénomènes se passent pour plusieurs générations de la même manière, voici une première chaîne établie. Elle est courte, elle est fragile. La presque totalité de telles chaînes se rompt. Il suffit que, de temps en temps, au cours des siècles, par suite des facilités de contact entre êtres de la même espèce, la chaîne s’allonge, qu’elle se perpétue pour qu’une maladie soit créée.

Il n’est point douteux que les choses se soient passées ainsi. Cette adaptation difficile, lente, progressive, longtemps, très longtemps fragile, explique à la fois l’origine des maladies infectieuses et leur nombre limité. On ne conçoit pas que la nature qui n’agit point suivant un plan préconçu puisse souvent réussir une œuvre, subordonnée à tel point à la répétition des mêmes circonstances.

La maladie infectieuse n’est donc qu’une adaptation, réalisée par merveille, de quelques échantillons du peuple immense des infiniment petits inoffensifs à l’organisme d’êtres supérieurs. Elle est la conséquence de cet effort permanent, protéiforme que tout être soutient pour assurer sa perpétuité. C’est un des actes multiples de la conservation de la vie.

L’adaptation d’un microbe à une espèce animale porte le nom de virulence. Rignano ne manquerait pas, avec raison, de voir, dans la virulence, une forme de la propriété mnémonique qui caractérise pour lui les fonctions vitales, un acte de mémoire. C’est bien ainsi que nous la comprenons.

Nous n’avons envisagé, jusqu’à présent, que le cas d’adaptation directe d’un infiniment petit à une espèce animale particulière. Une fois passé à une espèce, le germe pathogène peut ne point sortir de cette espèce, s’habituer à elle à un tel degré que, même artificiellement, il nous soit impossible de l’inoculer avec succès à une autre. C’est, sans doute, le cas le plus fréquent. Il n’exclut pas la possibilité d’inventer des méthodes pour réussir l’infection des animaux de laboratoire qui, dans la nature, ne sont jamais atteints. Nous avons rapporté de nombreux exemples de tels faits et insisté sur leur utilité, leur nécessité pour l’étude.

Dans d’autres cas, l’action pathogène du microbe s’exerce sur plusieurs espèces ; il y a eu adaptation à une première, puis adaptations successives à d’autres. Ces espèces sensibles à un même germe sont souvent voisines. Ce n’est pas une condition forcée. La fréquence des contacts facilite pour le moins autant l’adaptation nouvelle qu’une parenté zoologique. On trouverait difficilement une parenté entre la chèvre et l’homme qu’associe le microbe de la fièvre méditerranéenne, entre le lapin et les oiseaux également sensibles au microbe du choléra des poules. Le rat et la souris, bien que voisins, se comportent souvent d’une façon sensiblement différente vis-à-vis des mêmes microbes. Les petits singes ne sont pas égaux devant le virus du trachome, devant celui de la fièvre jaune.

Parmi les formes que peut revêtir la maladie infectieuse à son origine, il faut ranger les formes inapparentes. Bien qu’il nous soit impossible (et il en sera peut-être toujours ainsi) d’apporter la démonstration du fait, il est à penser qu’avant de s’affirmer par des symptômes nets, la maladie revêt souvent, au moins dans ses premiers essais, la forme inapparente.

Elle peut tout aussi bien, sans doute, s’arrêter à cette forme pour la première espèce atteinte et revêtir, chez l’espèce nouvelle que celle-ci contamine, une forme à symptômes. De même que le phénomène inverse est tout aussi vraisemblable : contamination sous forme inapparente d’une espèce par une autre qui présente la maladie sous forme apparente. De ce dernier cas, nous avons des exemples expérimentaux.

Une mention particulière doit être faite, dans ce chapitre, de l’adaptation des infiniment petits aux invertébrés qui les transmettront plus tard. Il est difficile, sinon impossible, de déterminer à qui, du vertébré sensible ou de l’invertébré vecteur, l’agent pathogène s’est d’abord adapté. Les spirochètes qui causent les fièvres récurrentes se rapprochent au point de vue de leurs caractères d’êtres analogues qui vivent dans la matière organique en décomposition. À tel titre, ils se rencontrent dans l’intestin d’où il est logique de croire que, sous l’influence d’une cause quelconque, ils puissent émigrer dans le sang. Si les choses se sont ainsi passées à l’origine, l’invertébré, suceur du sang du vertébré, a trouvé le spirochète dans ce sang, et c’est ainsi que, peu à peu, le spirochète s’est habitué à lui. L’invertébré serait donc, dans l’ordre chronologique, le second facteur. Il serait difficile de soutenir la même opinion en ce qui concerne l’hématozoaire du paludisme. Les formes sexuées qui existent dans le sang du malade ne peuvent se féconder que dans l’organisme du moustique. Pour être sincère, ces opinions, aussi bien les unes que les autres, sont très fragiles.

Transmis d’abord par un invertébré, l’agent pathogène peut acquérir une si parfaite adaptation à son hôte vertébré qu’il se transmette ensuite directement dans l’espèce sensible, sans l’intermédiaire de son vecteur normal. C’est ainsi que le flagellé de la maladie du sommeil (Trypanosoma gambiense) que transmet communément à l’homme une mouche tsétsé (Glossina palpalis) passe parfois directement d’un sexe à l’autre dans notre espèce par les muqueuses génitales. Cette constatation éclaire d’un jour très probable les origines de la syphilis. Le tréponème de cette maladie est voisin des spirochètes récurrents. Ceux-ci sont tous convoyés par des invertébrés. L’agent de la syphilis a, sans doute, été transmis primitivement à l’homme par un invertébré piqueur (arachnide ou insecte) ; adapté de mieux en mieux à notre espèce, il a commencé de réaliser au bout d’un certain temps des passages de muqueuse à muqueuse, pour, en fin de compte, ne plus se transmettre que de cette façon. Peut-être la première phase, celle de l’invertébré transmetteur, a-t-elle été remarquablement brève. Peut-être découvrira-t-on un jour, en Amérique, un invertébré susceptible de transmettre le tréponème de la syphilis et qui pourrait être considéré, de ce fait, comme son vecteur primitif.

Il est sage de nous arrêter dans cette voie. Nous y rencontrerions deux obstacles : en premier lieu la longueur, si nous étions tentés de prendre l’une après l’autre toutes les maladies et de chercher leur origine. Le second obstacle, le plus grave, c’est que, du fait de leur nombre, chacune de nos hypothèses, en elle-même soutenable, prendrait l’allure dangereuse d’une vie de microbe romancée.

Nous en avons dit assez pour que le lecteur se rende compte de l’opinion qu’on peut se former sur l’origine des maladies infectieuses.

IL Y AURA DES MALADIES INFECTIEUSES NOUVELLES

Les essais de la nature dans la voie de la création de maladies infectieuses nouvelles sont aussi constants qu’ordinairement vains. Ce qui s’est passé aux époques anciennes où, par exception, la nature a réussi un essai, se répète à tous les instants présents et se répétera de même toujours.

Il y aura donc des maladies nouvelles. C’est un fait fatal. Un autre fait, tout aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine, que, lorsque nous en aurons notion, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire. Elles apparaîtront comme Minerve apparut, sortie tout armée du cerveau de Jupiter. Comment les reconnaîtrions-nous, comment soupçonnerions-nous même leur existence avant qu’elles aient revêtu leur costume de symptômes. Il faut donc aussi bien se résigner à l’ignorance des premiers cas évidents. Ils seront méconnus, confondus avec des maladies déjà existantes et ce n’est qu’après une longue période de tâtonnements qu’on dégagera le nouveau type pathologique du tableau des affections déjà classées.

Pour qu’on la reconnaisse plus vite, il faudrait que l’infection nouvelle soit d’importation exotique et douée d’un pouvoir marqué de contagiosité, telle autrefois la syphilis à son débarquement en Europe. Le monde est devenu trop petit pour que cette hypothèse se réalise et, d’ailleurs, il ne s’agirait pas, dans ce cas, d’une maladie inédite. Quant à saisir le mal lors de ses premiers essais, la chose est irréalisable. Le secret restera fermé à nos investigations.

Il y aura donc des maladies nouvelles et nous n’en saurons pas plus sur la naissance de ces maladies que sur l’origine première de celles dont nous souffrons aujourd’hui et dont certaines sont plus vieilles que l’histoire.

VIRULENCE ET MUTATION BRUSQUE

Nous avons, jusqu’à présent, considéré la virulence comme un fait d’adaptation progressive de l’infiniment petit à l’organisme de l’être supérieur. Une adaptation lente est indiscutable dans l’ordre expérimental. Nous en avons cité des exemples. La restitution au microbe du charbon de sa virulence perdue, l’exaltation ultérieure de cette virulence sont, de ces exemples, les plus connus et les plus démonstratifs. Nous connaissons, d’autre part, des faits nombreux de changement dans l’évolution des maladies naturelles, ce qui implique des modifications dans la virulence des microbes qui les causent.

L’adaptation progressive suffit si bien à expliquer l’origine des maladies infectieuses que nous n’avons point laissé supposer jusqu’à présent qu’une autre hypothèse y puisse aussi convenir.

Tout n’est pas transformation lente dans les opérations de la nature. Aux théories évolutionnistes se sont ajoutées, substituées même pour certains, les opinions mutationistes. La mutation est un changement brusque dans un caractère. On peut se demander si la virulence, l’aptitude à se développer chez un être vivant supérieur ne peut pas être acquise par l’infiniment petit, non seulement du fait de cette adaptation lente, fragile et progressive que nous avons décrite, mais aussi par une brusque adaptation.

Plus encore que l’adaptation lente, une virulence se révélant d’un seul coup échapperait à notre investigation, aussi bien dans les faits d’observation du présent que dans les archives du passé. La maladie nouvelle se révélerait plus vite ; nous ne pourrions cependant la reconnaître dès les premiers cas. Or, c’est le premier cas seul, dans notre hypothèse, qui aurait valeur démonstrative.

Abandonnons donc, sans espoir de jamais le résoudre à la lumière de mutations naturelles constatées par nous, la question de l’origine première des maladies infectieuses. Contentons-nous de chercher si l’on a connaissance de faits de mutation, survenus dans les caractères des agents pathogènes des maladies. Le chapitre est nouveau, presque inédit. Si nous parvenons à découvrir quelques faits de mutation, si rares qu’ils soient, leur portée au point de vue général sera très grande.

L’étude de la vaccine nous offre les seuls faits indiscutables de développement brusque d’une modalité nouvelle de la virulence. Le premier de ces accidents est lié à la découverte de la vaccine. Il emprunte, par là même, une certaine obscurité au recul du temps et à l’incertitude des conditions exactes de la découverte.

Il semble bien que Jenner ait isolé la souche primitive de la vaccine d’une maladie du cheval, le horse pox. Passé, depuis lors, régulièrement de génisse à génisse, le virus de Jenner constitue le vaccin qui protège l’homme contre la variole. Nul ne saurait dire d’où venait, avant le cheval, le produit qui a fait depuis une si belle et si utile carrière. Ce qu’on sait, c’est que, depuis Jenner, jamais on n’a retrouvé de horse pox ou de cow pox (vaccines naturelles du cheval et de la vache), au moins de façon certaine. Le virus vaccinal est si répandu par le monde, du fait de son emploi journalier, que l’on peut attribuer tous les cas, considérés comme spontanés dans les espèces chevaline et bovine, à une contamination de l’animal par la vaccine de l’homme.

Or, Chaumier semble bien avoir réalisé, en dehors de toute contamination vaccinale, l’inoculation de la variole à l’âne. Par passages ultérieurs à la génisse, il a obtenu une vaccine, identique, dans son action préventive, aux autres vaccines qui proviennent toutes, en définitive, du premier produit recueilli par Jenner.

L’expérience de Chaumier aurait donc répété le phénomène naturel qui se serait produit au moment de la découverte de la vaccine. Cette importante transformation de virus enseigne tout d’abord qu’il y a identité d’origine entre la variole et la vaccine, ensuite que, du fait d’un seul passage par l’âne, le virus variolique subit une modification brusque qui le transforme en vaccine. Au lieu de donner à l’homme une maladie générale très grave, avec éruption généralisée, il lui donne une maladie réduite à des pustules locales, avec un minimum de symptômes, et qui le protège contre la variole.

Voici donc, du même coup semble-t-il, la nature de la vaccine dévoilée et un fait de mutation de la virulence prouvé. Mais laissons de côté ce fait qui laisse encore quelques doutes à l’esprit.

L’étude expérimentale de la vaccine nous en offre un autre qui n’est pas discutable. Le virus de la vache, inoculé au lapin, acquiert, dès son premier passage par cet animal, des propriétés nouvelles. Il donne à l’homme des pustules hémorrhagiques et il détermine plus souvent que le virus vaccinal ordinaire un érythème généralisé. Il semble bien démontré, en outre, ainsi que Netter l’a fait judicieusement remarquer, que, depuis qu’on emploie dans la majeure partie des instituts vaccinogènes la méthode de passage de la lymphe vaccinale par lapin afin de purifier les semences, le virus de la vaccine ait une tendance fâcheuse à envahir l’organisme et à se fixer sur l’encéphale.

On ne peut donc ignorer aujourd’hui que la virulence des microbes peut subir de brusques modifications dans le sens d’une activité plus grande. Ces faits ne sauraient toutefois prouver que le passage d’un microbe de l’état saprophyte à l’état pathogène puisse se réaliser de la même manière. Ils donnent seulement à penser que cette transformation brusque n’est pas impossible. Si elle s’est réalisée au cours des siècles, elle a pu jouer son rôle dans la production de certaines maladies infectieuses actuelles, comme elle le pourrait jouer dans l’apparition de maladies nouvelles. La démonstration de cette hypothèse nous échappe et nous échappera sans doute toujours. Il y aurait exagération de la part de ceux qui l’adopteraient à lui donner le pas sur l’opinion qui considère l’acquisition de la virulence par les microbes comme un fait d’adaptation progressive. L’expérimentation nous a donné trop d’exemples de cette adaptation pour que nous puissions formuler des réserves valables sur la part que nous lui avons accordée.

APTITUDE PATHOGÈNE NATURELLE DE CERTAINS MICROBES

Il ne faudrait pas considérer comme une mutation le fait qu’un microbe qui ne s’était jamais trouvé, jusque-là, en contact dans la nature avec une espèce animale, montre d’emblée une virulence, parfois très haute, lorsque nous l’inoculons à un individu de cette espèce. Nous avons vu qu’il en avait été ainsi de nombreux microbes d’origine européenne lorsqu’on les a inoculés, pour la première fois, au cobaye qui n’avait jamais pu les rencontrer dans son existence américaine : microbes du charbon, de la tuberculose, de la peste, du typhus exanthématique, etc. Ce fait, fréquent dans nos expériences, se passe tout aussi bien, quoique souvent à notre insu, dans la nature lorsqu’une espèce animale est importée dans un pays nouveau. Elle y contracte fréquemment les maladies des espèces autochtones.

Aucun essai négatif antérieur n’ayant, par définition, été réalisé dans ces cas, il n’a pu s’y produire ce changement subit de la virulence dans lequel nous faisons consister la mutation. D’autre part, il n’y a pas, dans ces cas, apparition impromptue du pouvoir pathogène, mais simple révélation, pour une nouvelle espèce, de ce pouvoir déjà constaté vis-à-vis d’autres êtres.

Ce serait cependant un tort de considérer ces faits comme définitivement négligeables dans la question qui nous occupe. Ils ont peut-être, pour la solution de l’origine des maladies, une signification que nous ne soupçonnons pas.

On peut, d’autre part, en rapprocher l’action pathogène des microbes du sol, si importante pour les graves complications qu’apporte la souillure des plaies profondes, anfractueuses, par la terre, surtout la terre végétale.

Un bon nombre de ces microbes ont eu, dans un récent passé, des contacts avec l’organisme des animaux, en particulier avec leur intestin. Ce sont à la fois, des microbes du sol et des microbes des selles. À ce dernier titre, ils ont pu acquérir, du fait de leur vie chez l’animal, des propriétés d’accoutumance qui facilitent chez eux le développement d’un pouvoir pathogène. N’empêche que, même dans le tube digestif, ces infiniment petits se montrent avant tout des désintégrateurs inoffensifs des matières albuminoïdes. Aussi, lorsque certains d’entre eux déterminent les redoutables accidents dont les plaies se compliquent, phlegmons, gangrènes, abcès gazeux, les phénomènes se passent comme s’ils acquéraient, à la faveur des circonstances, subitement des propriétés pathogènes.

Il se peut donc qu’il y ait des microbes, doués naturellement de la faculté de vivre et de se multiplier dans nos tissus, c’est-à-dire pathogènes d’emblée.

MODIFICATIONS DES BACTÉRIES EN RAPPORT AVEC L’ACQUISITION DE LA VIRULENCE.
ORIGINE DES INFRAMICROBES

Le mode ordinaire de multiplication des bactéries est, nous l’avons dit, la division transversale. Un individu microbien se coupe en son milieu et forme deux individus séparés dont la croissance reproduit rapidement et exactement celui qui leur a donné naissance.

L’étude des spirochètes nous a révélé un autre mode de reproduction, la multiplication par transformation de la bactérie en granules, très nombreux et invisibles. Nous avons vu que ces granules, véritables inframicrobes, redonnent, par suite de leur évolution chez le pou ou la tique et dans le sang des malades, des spirochètes d’aspect et de dimensions classiques.

Les spirochètes possèdent donc la faculté de se multiplier par deux procédés : la division transversale, la transformation en granules. Notre opinion, basée sur des expériences décisives, est que, chez les spirochètes, la forme adulte spiralée représente la bactérie dans son état ancestral, saprophytique, tandis que le granule et le spirochète au stade invisible constituent le véritable agent pathogène. En effet, la première de ces formes est dépourvue de virulence ; les individus non visibles se montrent, au contraire, hautement virulents.

On peut se demander si ce que nous avons constaté, démontré en ce qui concerne les spirochètes, ne se rencontre pas chez d’autres bactéries, ne peut pas se rencontrer, sinon actuellement mais un jour, chez toutes.

Le bacille de la tuberculose, celui de la lèpre montrent, comme les spirochètes, à la fois la multiplication par division transversale et la transformation en granules. On connaît ceux-ci depuis les travaux de Fontès. Calmette et ses élèves nous ont apporté, sur le rôle pathogène de ces granules, des indications d’un grand intérêt. Elles sont encore trop récentes pour qu’il soit permis d’en tirer une conception générale ferme. Il semble logique, tout au moins, de penser que les deux formes du bacille tuberculeux, la bacillaire classique et la granuleuse filtrante, ne présentent pas des propriétés pathogènes identiques. Les lésions tuberculeuses du type ordinaire seraient l’œuvre de la première ; l’autre causerait des lésions plus discrètes et certains troubles cachectiques.

Il y aurait lieu de faire intervenir, à notre avis, dans l’interprétation des résultats, deux données dont on n’a peut-être pas assez tenu compte : que le nombre des individus virulents, mieux leur masse, sont infiniment plus forts lorsqu’on inocule les cultures bactériennes, qu’avec ces mêmes cultures filtrées ; et que, d’autre part, si l’on peut opérer, du fait de la filtration, avec des formes uniquement filtrantes, les formes bactériennes ne sauraient être obtenues sans présence à côté d’elles, en elles, de formes granuleuses invisibles. (Des granules d’ailleurs une bonne partie est arrêtée par le filtre en raison de leurs dimensions.)

Retenons, pour le moment, de ces faits que le bacille de la tuberculose, dans sa forme granuleuse, est doué de virulence. Celui de la lèpre aussi.

Il existe donc, pour un certain nombre de bactéries tout au moins, des formes très petites, même invisibles, filtrantes et qui sont douées d’un pouvoir pathogène. Or, ces deux propriétés, invisibilité (filtrabilité) et virulence, sont précisément celles qui caractérisent les inframicrobes. On est donc en droit de se demander si ceux-ci n’ont pas leur origine dans des microbes visibles, si, par conséquent, ils ne représentent pas des bactéries ayant, du fait d’une adaptation millénaire à l’organisme des êtres supérieurs, perdu la faculté de se reproduire par division transversale pour ne plus se multiplier que sous la forme de granules.

Nous avons soutenu le premier cette opinion. En dehors des faits que nous venons de rappeler et dont les plus importants sont ceux qu’ont révélé nos études des spirochètes, nous pouvons donner, à l’appui de notre hypothèse, d’autres arguments.

Il est tout d’abord un fait singulier, inexplicable autrement que par notre conception, c’est qu’on ne connaît pas d’inframicrobes saprophytes[2]. Alors que le nombre, qui nous paraît cependant notable des bactéries pathogènes, est tout à fait insignifiant à côté de celui des bactéries inoffensives et que les premières tirent, de toute évidence, leur origine des secondes, il n’existerait que des inframicrobes pathogènes. On comprend mal, dans ces conditions, d’où ces infiniment petits pourraient provenir.

Les formes ancestrales des bactéries pathogènes ont pu devancer, dans leur apparition, les animaux supérieurs puisque les bactéries sont capables de la vie saprophytique. Quand et comment seraient apparus les inframicrobes, incapables de vivre en dehors des êtres qu’ils infectent ? N’est-il pas logique de leur donner pour origine les bactéries puisque précisément certaines se multiplient sous formes de granules, c’est-à-dire d’inframicrobes.

Une autre singularité, que seule notre hypothèse éclaire, est ce lien que l’on rencontre entre certaines bactéries pathogènes et les virus invisibles de maladies infectieuses que ces bactéries sont cependant incapables de reproduire expérimentalement : constance du streptocoque chez les scarlatineux, du bacille de Pfeiffer dans la grippe, propriétés de certains bacilles du groupe proteus qui les apparentent exclusivement avec le virus du typhus exanthématique.

Ces rapports paraîtraient logiques si l’on admettait que scarlatine, grippe, typhus sont causés par des formes invisibles de ces microbes, si bien liés à ces maladies : streptocoque, bacille de Pfeiffer, certains proteus. Et l’on s’expliquerait, en outre, pourquoi, dans trois expériences (contre plus de cent négatives) l’inoculation de streptocoques a pu, entre les mains des Dick et les nôtres, produire la scarlatine ; pourquoi les proteus auxquels on rattache le typhus exanthématique n’ont été rencontrés (et à titre exceptionnel) que chez des individus, atteints de cette maladie.

Dernier argument, enfin, cette constatation dont l’intérêt semble avoir été jusqu’à présent négligé des observateurs, que les inframicrobes sont les agents des maladies qui semblent les plus anciennes, des maladies les plus propres à l’espèce qu’elles frappent, les plus difficiles à reproduire par conséquent dans d’autres espèces et, de tous les agents pathogènes, les moins capables de cultiver sur les milieux artificiels. Cette adaptation plus stricte, souvent tout à fait stricte à l’organisme animal, à certaines espèces même, serait facilement explicable par une origine bactérienne très ancienne, si ancienne que le pli de passage de la bactérie à l’invisible ne pourrait plus être rétabli et que ce ne serait qu’exceptionnellement qu’il se révélerait par la restitution de la forme primitive (cas du virus exanthématique, redonnant parfois des formes bactériennes classiques de proteus).

Et voici, dans cette hypothèse, comme on pourrait imaginer que s’est fait le passage de la bactérie pathogène à l’inframicrobe. Commençons même plus loin ; partons de l’ancêtre bactérien saprophyte.

La bactérie a d’abord été un microbe inoffensif du milieu extérieur, s’accoutumant peu à peu, ainsi que nous l’avons vu, à un organisme animal ; elle a acquis lentement la virulence. À ce stade primitif, la plupart des bactéries (sinon toutes) ne se reproduisaient que par division transversale. La reproduction par granules est venue ensuite. Elle a facilité le développement de l’aptitude pathogène en dotant le microbe d’un mode de multiplication infiniment plus rapide et en opposant, aux moyens de défense des organismes attaqués, des formes nouvelles, bien plus nombreuses, mieux adaptées et plus persistantes. Il est tout aussi possible que la vie pathogène de la bactérie ait favorisé l’apparition, le développement tout au moins du mode de reproduction par granules.

L’agent pathogène présente d’abord à la fois les deux modes de reproduction dans l’organisme infecté (exemple du bacille tuberculeux, de celui de la lèpre). Plus tard, la forme granuleuse ayant pris le pas, elle seule conserve la propriété virulente ; mais sans perdre encore le lien avec la forme bactérienne ancestrale qu’elle restitue régulièrement et qui continue à se reproduire par division transversale en même temps que par granules (cas des spirochètes).

Le stade suivant est représenté par un nouveau progrès. La forme granuleuse a acquis des propriétés si nocives, elle s’est si bien accoutumée à l’organisme animal que sa multiplication se produit au stade le plus jeune, dès le granule, et que ce n’est plus que par exception que certains de ces granules restituent la forme bactérienne primitive (cas du virus exanthématique, redonnant parfois des proteus bacillaires). Enfin, le dernier pas est franchi lorsque l’agent pathogène s’est, définitivement libéré de la forme bactérienne. Son adaptation est alors devenue si parfaite qu’il ne peut ni restituer cette forme ni vivre en dehors de l’organisme animal (il ne peut donc être cultivé sur milieux artificiels) ni même infecter d’autres animaux que l’espèce à laquelle il est accoutumé. Or ces propriétés sont bien celles des plus évolués, suivant nous, des inframicrobes.

On pourrait, avec quelque témérité, aller plus loin encore, classer les bactéries pathogènes suivant une échelle de virulence progressive, d’une valeur au moins générale.

Au degré inférieur, se placeraient les bactéries lourdes, voisines des microbes du sol, donnant lieu à la production de spores, propriété irréalisable et inutile dans la vie pathogène, obligatoire au contraire pour la survie dans le milieu extérieur. Ces bactéries, dont le microbe du charbon et celui du charbon symptomatique seraient les types, sont vraiment alourdies à leur surface par les substances auxquelles sont liées les propriétés colorantes que caractérise la méthode de Gram. À cet étage, les agents de nos maladies sont presque toujours aisément cultivables.

À celui d’en-dessus, une adaptation plus complète aurait allégé les bactéries pathogènes. Elles ne se colorent plus par la méthode de Gram ; elles ne donnent plus de spores[3] ; elles sont moins indifférentes sur le choix des animaux qu’elles frappent, mieux spécialisées à une ou quelques espèces, moins limitées dans leur action c’est-à-dire qu’elles donnent moins de lésions locales et plus souvent des septicémies. Le nombre des espèces bactériennes, incapables de se développer sur les milieux artificiels, y est plus grand. On doit convenir que ces caractères qui s’opposent à ceux des bactéries de la première catégorie s’appliquent bien, de façon générale, aux microbes qui ne se colorent pas par la méthode de Gram.

L’étage d’en-dessus serait constitué par les bactéries en voie de transformation en inframicrobes ; et l’inframicrobe, libéré de la forme bactérienne, représenterait l’aboutissant de l’édifice.

Sans doute une conception si osée prête aux critiques. Tant de facteurs peuvent intervenir, pour modifier l’évolution d’une bactérie, qu’un tableau général, comme celui que nous suggérons, est sans nul doute, grevé d’exceptions nombreuses. Mais, quand on y réfléchit, si hardie que paraisse notre conception, il est difficile de nier qu’elle ne permette de se rendre compte de l’origine et de l’évolution des bactéries dans leurs grandes lignes.

Nous y arrêter davantage serait allonger de façon imprudente ce livre. Retenons tout au moins ceci : que l’acquisition des propriétés pathogènes par les microbes s’accompagne souvent, pour eux, de changements visibles dans leurs structures et dans leurs modes de multiplication. Cette conclusion limitée est indiscutable.

LA CRÉATION EXPÉRIMENTALE D’ÉPIDÉMIES
ET SON APPLICATION À LA DESTRUCTION DES ESPÈCES NUISIBLES

La reproduction expérimentale d’une maladie infectieuse est, nous le savons, la condition nécessaire des progrès de son étude. Lorsque nous connaissons le mode de transmission naturel, rien ne nous est plus aisé que de reproduire la maladie dans l’espèce sensible, et, s’il s’agit d’une infection transmise par l’intermédiaire d’un invertébré, d’infecter cet invertébré lui-même. Les difficultés ne peuvent être que d’ordre technique ; elles concernent en général l’élevage de l’invertébré, mais ces difficultés ne sauraient être au-dessus de nos moyens

Il nous est donc aisé, dans la plupart des cas, de reproduire, chez un individu, la maladie naturelle. S’il s’agit d’une maladie spéciale à l’homme, nous sommes évidemment tenus ou bien à l’abstention ou bien à une prudence d’autant plus grande que le mal est plus sévère. C’est affaire de conscience pour l’expérimentateur et, d’une façon générale, l’abstention doit être sa loi.

La reproduction de la maladie chez un individu (homme ou animal) étant réalisable, pouvons-nous, s’il s’agit d’une affection contagieuse, aller plus loin, créer, comme le fait la nature, une épidémie ?

Il n’y a pas là qu’une curiosité à satisfaire. S’il était possible de créer des épidémies chez certaines espèces animales particulièrement nuisibles, nous posséderions ainsi une arme incomparablement active contre elles et contre les dommages qu’elles nous occasionnent. Il y a loin, nous le verrons, de l’espoir qu’a priori on en peut concevoir à la réalisation pratique.

La première idée de l’application de la virulence d’un microbe à la destruction d’un animal nuisible appartient à Pasteur. L’Australie se plaignait des dégâts que causaient, dans ses campagnes, les lapins récemment introduits. Pasteur eut l’idée d’employer, pour la destruction de ces rongeurs, le microbe du choléra des poules, dont ses travaux avaient montré le pouvoir pathogène presque foudroyant pour le lapin. Un premier essai, pratiqué en Champagne, donna des résultats très nets. À la suite, Adrien Loir partit pour l’Australie ; mais diverses interventions, en particulier celles de sociétés protectrices des animaux, empêchèrent l’application de la méthode. L’Australie emploie des équipes de chasseurs, tout un armement de guerre et un fort budget pour la destruction de ses lapins.

Il n’est pas dit, d’ailleurs, que le procédé aurait eu, en pratique, l’action que Pasteur en attendait. Ce qui est advenu de l’application de procédés analogues rend sceptique. En tout cas, la méthode avait un inconvénient considérable, celui de communiquer la maladie, non seulement aux lapins, mais encore aux oiseaux de basse-cour qui y sont tout aussi sensibles. La première condition à remplir pour un virus destructif est de n’agir que sur l’espèce contre laquelle on l’emploie.

Loeffler et, à sa suite, Danysz ont préconisé, pour la destruction des souris, rats, campagnols et autres rongeurs sauvages, animaux dont les dégâts sont extrêmes, l’emploi des cultures d’un microbe particulier, isolé d’une épidémie de campagnols. Ce virus, dont l’activité est expérimentalement exaltée avant sa distribution, a donné, en pratique, des résultats très variables. D’ordinaire excellent pour la destruction des campagnols, souvent des souris, il se montre moins efficace contre les rats et il est sans action sur les rongeurs sauvages, tels que les gerbilles, mérions et gerboises. Même vis-à-vis des campagnols et des souris, il faut, pour réussir l’épidémie, un ensemble de conditions favorables ; si l’une manque, on ne réussit pas et, dans tous les cas, tôt ou tard, l’épidémie s’arrête d’elle-même. En outre, toute épidémie est suivie d’un renforcement de la résistance des sujets qui ont guéri ; il en résulte donc qu’une seconde application du même virus au même lieu ne saurait détruire que les animaux nés depuis la dernière épidémie, et peut-être pas à coup sûr ; car, si le virus a continué de se propager dans l’espèce, il s’est atténué et a réalisé des vaccinations par passages. Il faut ajouter que le virus de Loeffler n’est pas inoffensif pour l’homme ; il appartient en effet au groupe des bactéries auxquelles sont dues les fièvres paratyphoïdes.

On ne fait pas ce que l’on veut, en matière de création d’épidémies. Où la nature ne compte que des réussites, éclatantes il est vrai, mais exceptionnelles, l’homme, en dépit de son intelligence, ne saurait se vanter de réussir à coup sûr.

Nous ne parlerons que pour mémoire des essais de destruction des sauterelles par les virus. Ils ont abouti, en pratique, à des échecs.

Ne concluons pas de ces exemples qu’il n’y a rien de mieux à espérer d’autres applications des mêmes méthodes dans l’avenir. Il ne faut pas leur accorder a priori une grande confiance ; on devra en outre se méfier, dans tous les cas, des propriétés pathogènes du microbe employé vis-à-vis des espèces autres que celles qu’on se propose de détruire.

CE QU’ON PEUT PENSER DE LA GUERRE MICROBIENNE

Il aurait été surprenant que l’homme dont le génie s’emploie tout autant au mal qu’au bien n’ait pas cherché une arme de destruction contre ses semblables dans les acquisitions de la science des maladies infectieuses.

Il est certain qu’il serait possible à un criminel, ne connût-il pas les méthodes de laboratoire, de transmettre une maladie contagieuse à un autre homme. Le fait s’est produit sans doute plus ou moins souvent depuis que l’on a découvert comment certaines maladies se propagent. Si les annales de la justice ne contiennent pas beaucoup de documents concluants, c’est que, de tous les attentats, il n’en est pas de plus difficile à reconnaître puisque c’est celui qui singe le mieux un fait banal, journalier, la maladie naturelle. La littérature, par contre, nous offre bien des exemples dont le tréponème de la syphilis est le secret héros. Faut-il rappeler la légende qui associe l’un de nos meilleurs rois, sa maîtresse, le mari de celle-ci et le réservoir professionnel de virus auquel le tréponème aurait été emprunté pour assurer, aux dépens de deux intermédiaires, le troisième passage. Si l’inoculation criminelle d’un virus est possible, la maladie transmise s’arrête d’ordinaire à la première victime. Il faut, pour qu’elle se répande ensuite, que son germe soit contagieux. Dans ce cas, les conditions se trouvent être ce qu’elles sont pour la maladie naturelle. Le crime individuel n’a pas des suites différentes de celle qu’aurait eue la contagion la plus fortuite, la plus honnête.

Bien différent est le cas dans lequel on se propose de créer une maladie épidémique et, par son moyen, d’affaiblir ou de détruire une collectivité humaine. On a donné à cette catégorie de crimes le nom de guerre microbienne.

Il ne faudrait pas croire que l’homme ait attendu, pour songer à l’utilisation des maladies, la découverte des microbes. De tout temps, des catégories de malheureux ont été accusés de transmettre les maladies contagieuses : lépreux, juifs, sorciers, fous et innocents de toutes espèces. Lors des épidémies de peste d’autrefois, bien des misérables ont été condamnés, torturés sous prétexte qu’ils propageaient le fléau. On les nommait, chez nous, engraisseurs de la peste. Comment auraient-ils pu remplir le rôle abominable pour lesquels ils étaient poursuivis, alors qu’on ignorait les conditions exactes de la contagion ?

Mais, à côté de ces accusations iniques, n’a-t-il pas pu se produire de réelles tentatives criminelles ? Rien de plus vraisemblable. On conçoit pourtant qu’il ne soit possible de rien affirmer sans documents irréfutables. De ces documents, un seul, sans doute nous est parvenu. Il se rencontre dans la correspondance échangée entre le général Amherst, gouverneur de la Nouvelle-Écosse (Acadie), et son subordonné le colonel anglais Bouquet, lors de l’affaire Pontiac en 1763.

« — Ne pourrions-nous pas, écrit le Général, tenter de répandre la petite vérole parmi les tribus indiennes qui sont rebelles. Il faut en cette occasion user de tous les moyens pour les réduire.

— Je vais essayer, répond le Colonel, de répandre la petite vérole, grâce à des couvertures que nous trouverons le moyen de leur faire parvenir.

— Vous ferez bien, approuve le Général, de répandre ainsi la petite vérole et d’user de tous les autres procédés, capables d’exterminer cette race abominable. »

Nous ne savons s’il faut admettre, suivant le témoignage de l’abbé Maillard, missionnaire des sauvages, que l’attentat ait eu les résultats que ses auteurs en attendaient. L’épidémie qui fut remarquée à la suite peut tout aussi bien avoir été la conséquence d’une contagion inintentionnelle, les européens ayant importé la variole par leur seul contact chez tous les peuples nouveaux qu’ils affrontaient.

Il vaut mieux se rappeler qu’à quelques années de là un autre anglais, Jenner, découvrait la vaccine et donnait ainsi aux hommes le moyen de se prémunir contre toute nouvelle tentative de propagation de la variole.

Si nous avons cité ce cas, c’est que nous n’en connaissons pas d’autres indiscutables dans les archives de l’histoire. C’est aussi que, d’emblée, il nous montre l’un des obstacles auquel des tentatives criminelles du même gente se heurteraient. Certes le choix de la variole indiquait de la part de ses auteurs une réelle perspicacité, à moins qu’ils n’y aient été conduits tout simplement par la facilité de l’entreprise, cette maladie étant alors ordinaire. Aujourd’hui le même acte criminel trouverait devant lui des sujets vaccinés, même dans les populations arriérées ; car, avant l’exterminateur, seraient sans nul doute passés des vaccinateurs, médecins ou missionnaires. Il serait aussi plus difficile de se procurer le virus en raison du recul de la variole et de la rareté actuelle de ses épidémies. Enfin, en cas de guerre entre civilisés vaccinés de part et d’autre, la tentative serait vouée à un échec complet.

Des essais de propagation du choléra, de la dysentérie bacillaire, de la fièvre typhoïde, fussent-ils scientifiquement réalisables, rencontreraient le même obstacle, la vaccination préventive. D’autre part, nulle de ces maladies n’aurait chance de se propager sur des populations soumises aux règles de l’hygiène et ne buvant que des eaux stérilisées.

Il est, au demeurant, d’autres raisons qui rendent à peu près impossible le succès de tels attentats. La plupart des agents pathogènes de nos maladies sont fragiles ; leurs cultures, versées à doses élevées dans une eau ou sur le sol, en disparaîtraient rapidement. Il y a, d’autre part, tant de virus qui ne cultivent pas. Avec ceux que transmettent des invertébrés piqueurs, l’entreprise serait moins réalisable encore. Pas de propagation du typhus exanthématique sans poux, pas de propagation de la fièvre jaune, du paludisme sans moustiques, pas d’épidémies de peste sans rats et sans puces. Sans doute, si, au cours de la guerre mondiale, quelque savant criminel avait introduit (mais par quelle voie ?) des poux porteurs du virus du typhus dans les rangs de l’armée adverse, étant donnée la pullulation effrayante des poux chez les combattants des tranchées, une épidémie aurait pu être réalisée. Mais la nature du mal n’eût pas tardé à être reconnue, des mesures auraient été prises aussitôt contre les poux et l’épidémie artificielle se serait vite arrêtée.

Sans la découverte que nous avons faite, quelques années plus tôt, du mode de propagation du typhus, les choses se seraient passées d’autre manière. Il n’eût pas été besoin d’un attentat criminel pour propager cette maladie, fléau ordinaire, fatal avant nous, des longues guerres. Les troupes indigènes du nord de l’Afrique auraient apporté, non pas une fois, mais régulièrement avec elles le typhus et les poux ; la maladie aurait sévi, se serait propagée sans qu’on ait su comment, elle aurait gagné l’autre front, contaminé, de son côté, par les contingents venus des provinces slaves des empires centraux, où le typhus existe, et, des deux côtés, assailli les populations civiles. Avant la cinquième année de massacres, le typhus aurait terminé la guerre en déterminant la plus horrible mortalité que les hommes eussent jamais connue. Pour empêcher ce désastre, il a suffi qu’on connaisse le rôle du pou. Les troupes indigènes, introduites en France, avaient, avant leur départ d’Afrique, été débarrassées de leurs parasites. La pullulation ultérieure de ces insectes dans les tranchées, se faisant en l’absence de malades atteints de typhus, n’a pas eu la conséquence terrible qu’elle aurait eue si cette mesure n’avait point été prise. De ce fait, les progrès de l’hygiène ont sauvé plus de vies que les projectiles ou les autres maladies n’en ont inutilement retranché en ces années sinistres.

Dans bon nombre de cas, la propagation criminelle d’une maladie infectieuse quelconque aurait cette fatale conséquence qu’elle se retournerait contre ceux qui l’emploieraient. De l’adversaire contaminé, à la suite de l’avance dans un pays infecté, la maladie passerait, par les prisonniers, aux soldats et à la nation victorieuse. Il faudrait, pour l’en préserver, la connaissance préalable, demeurée secrète, d’une méthode de vaccination contre la maladie qu’on répandrait. Quel que soit le génie et la méchanceté des hommes la solution de tels problèmes offre des difficultés si grandes que cette méchanceté même et ce génie y trouveront toujours une barrière.

Ne concluons pas que la guerre microbienne est impossible. Elle pourrait, dans des conditions déterminées, créer peut-être quelques foyers épidémiques, mais qui seront vite arrêtés. La besogne serait plus mal aisée en cas de transmission aux animaux de certaines maladies contagieuses et il en pourrait résulter de sérieux dommages pour le ravitaillement. Peut-être l’essai en a-t-il été tenté pendant la dernière guerre ? Mais, en somme, à côté des effets de l’artillerie, des gaz que cette œuvre serait peu de choses ! Si ceux auxquels il faudrait bien s’adresser, les savants, méconnaissaient leur devoir au point de songer à faire d’une science humanitaire une arme contre les hommes, le sentiment qu’ils auraient du juste et fatal retour sur leurs soldats et leur pays de l’épidémie déclarée suffirait à les arrêter.

Ne craignons rien, quoi qu’il arrive, de l’emploi des maladies comme moyen de lutte entre les hommes ou, s’il nous reste encore quelque crainte, que ce nous soit une raison de plus pour nous opposer au retour des guerres.


  1. Il n’est que juste de reconnaître que l’origine américaine de la syphilis a été proclamée au milieu du xviiie siècle et lumineusement démontrée par Jean Astruc, médecin de Montpellier, esprit universel qui, le premier, sut reconnaître, dans la Genèse, l’œuvre de deux auteurs différents.
  2. Il n’est pas, en effet, démontré que les bactériophages soient des êtres vivants. On sait qu’on désigne sous ce nom des éléments ou principes, caractérisés par la propriété de dissoudre certaines bactéries et spécifiques, puisque chaque bactériophage agit sur une bactérie particulière. Si l’on admet que les bactériophages sont des inframicrobes, l’opinion la plus vraisemblable sur leur origine est celle qui en fait une forme invisible de la bactérie qu’ils attaquent et à laquelle ils sont liés spécifiquement. Ce seraient donc des inframicrobes pathogènes, mais dont la virulence s’exercerait sur les bactéries et non sur les êtres supérieurs (animaux ou plantes).
  3. Les microbes qui ne se colorent pas par la méthode de Gram ne donnent pas de spores.