Nana/Chapitre 13

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Nana (1880)
G. Charpentier (p. 452-504).


XIII


Vers la fin de septembre, le comte Muffat, qui devait dîner chez Nana le soir, vint au crépuscule l’avertir d’un ordre brusque qu’il avait reçu pour les Tuileries. L’hôtel n’était pas encore allumé, les domestiques riaient très fort à l’office ; il monta doucement l’escalier, où les vitraux luisaient dans une ombre chaude. En haut, la porte du salon ne fit pas de bruit. Un jour rose se mourait au plafond de la pièce ; les tentures rouges, les divans profonds, les meubles de laque, ce fouillis d’étoffes brodées, de bronzes et de faïences dormaient déjà sous une pluie lente de ténèbres, qui noyait les coins, sans un miroitement d’ivoire, ni un reflet d’or. Et là, dans cette obscurité, sur la blancheur seule distincte d’un grand jupon élargi, il aperçut Nana renversée, aux bras de Georges. Toute dénégation était impossible. Il eut un cri étouffé, il resta béant.

Nana s’était relevée d’un bond, et elle le poussait dans la chambre, pour donner au petit le temps de filer.

— Entre, murmura-t-elle, la tête perdue, je vais te dire…

Elle était exaspérée de cette surprise. Jamais elle ne cédait ainsi chez elle, dans ce salon, les portes ouvertes. Il avait fallu toute une histoire, une querelle de Georges, enragé de jalousie contre Philippe ; il sanglotait si fort à son cou, qu’elle s’était laissé faire, ne sachant comment le calmer, très apitoyée au fond. Et, pour une fois qu’elle commettait la bêtise de s’oublier ainsi, avec un galopin qui ne pouvait même plus lui apporter des bouquets de violettes, tant sa mère le tenait serré, juste le comte arrivait et tombait droit sur eux. Vrai ! pas de chance ! Voilà ce qu’on gagnait à être bonne fille !

Cependant, l’obscurité était complète dans la chambre, où elle avait poussé Muffat. Alors, à tâtons, elle sonna furieusement pour demander une lampe. Aussi, c’était la faute de Julien ! S’il y avait eu une lampe dans le salon, rien de tout cela ne serait arrivé. Cette bête de nuit qui tombait lui avait retourné le cœur.

— Je t’en prie, mon chat, sois raisonnable, dit-elle, lorsque Zoé eut apporté de la lumière.

Le comte, assis, les mains sur les genoux, regardait par terre, dans l’hébétement de ce qu’il venait de voir. Il ne trouvait pas un cri de colère. Il tremblait, comme pris d’une horreur qui le glaçait. Cette douleur muette toucha la jeune femme. Elle essayait de le consoler.

— Eh bien ! oui, j’ai eu tort… C’est très mal, ce que j’ai fait… Tu vois, je regrette ma faute. J’en ai beaucoup de chagrin, puisque ça te contrarie… Allons, sois gentil de ton côté, pardonne-moi.

Elle s’était accroupie à ses pieds, cherchant son regard d’un air de tendresse soumise, pour savoir s’il lui en voulait beaucoup ; puis, comme il se remettait, en soupirant longuement, elle se fit plus câline, elle donna une dernière raison, avec une bonté grave :

— Vois-tu, chéri, il faut comprendre… Je ne puis refuser ça à mes amis pauvres.

Le comte se laissa fléchir. Il exigea seulement le renvoi de Georges. Mais toute illusion était morte, il ne croyait plus à la fidélité jurée. Le lendemain, Nana le tromperait de nouveau ; et il ne restait dans le tourment de sa possession que par un besoin lâche, par une épouvante de la vie, à l’idée de vivre sans elle.

Ce fut l’époque de son existence où Nana éclaira Paris d’un redoublement de splendeur. Elle grandit encore à l’horizon du vice, elle domina la ville de l’insolence affichée de son luxe, de son mépris de l’argent, qui lui faisait fondre publiquement les fortunes. Dans son hôtel, il y avait comme un éclat de forge. Ses continuels désirs y flambaient, un petit souffle de ses lèvres changeait l’or en une cendre fine que le vent balayait à chaque heure. Jamais on n’avait vu une pareille rage de dépense. L’hôtel semblait bâti sur un gouffre, les hommes avec leurs biens, leurs corps, jusqu’à leurs noms, s’y engloutissaient, sans laisser la trace d’un peu de poussière. Cette fille, aux goûts de perruche, croquant des radis et des pralines, chipotant la viande, avait chaque mois pour sa table des comptes de cinq mille francs. C’était, à l’office, un gaspillage effréné, un coulage féroce, qui éventrait les barriques de vin, qui roulait des notes enflées par trois ou quatre mains successives. Victorine et Francis régnaient en maîtres dans la cuisine, où ils invitaient du monde, en dehors d’un petit peuple de cousins nourris à domicile de viandes froides et de bouillon gras ; Julien exigeait des remises chez les fournisseurs, les vitriers ne remettaient pas un carreau de trente sous, sans qu’il en fît ajouter vingt pour lui ; Charles mangeait l’avoine des chevaux, doublant les fournitures, revendant par une porte de derrière ce qui entrait par la grande porte ; tandis que, au milieu de ce pillage général, de ce sac de ville emportée d’assaut, Zoé, à force d’art, parvenait à sauver les apparences, couvrait les vols de tous pour mieux y confondre et sauver les siens. Mais ce qu’on perdait était pis encore, la nourriture de la veille jetée à la borne, un encombrement de provisions dont les domestiques se dégoûtaient, le sucre empoissant les verres, le gaz brûlant à pleins becs, jusqu’à faire sauter les murs ; et des négligences, et des méchancetés, et des accidents, tout ce qui peut hâter la ruine, dans une maison dévorée par tant de bouches. Puis, en haut, chez madame, la débâcle soufflait plus fort : des robes de dix mille francs, mises deux fois, vendues par Zoé ; des bijoux qui disparaissaient, comme émiettés au fond des tiroirs ; des achats bêtes, les nouveautés du jour, oubliées le lendemain dans les coins, balayées à la rue. Elle ne pouvait voir quelque chose de très cher sans en avoir envie, elle faisait ainsi autour d’elle un continuel désastre de fleurs, de bibelots précieux, d’autant plus heureuse que son caprice d’une heure coûtait davantage. Rien ne lui restait aux mains ; elle cassait tout, ça se fanait, ça se salissait entre ses petits doigts blancs ; une jonchée de débris sans nom, de lambeaux tordus, de loques boueuses, la suivait et marquait son passage. Ensuite éclataient les gros règlements, au milieu de ce gâchis de l’argent de poche : vingt mille francs chez la modiste, trente mille chez la lingère, douze mille chez le bottier ; son écurie lui en mangeait cinquante mille ; en six mois, elle eut chez son couturier une note de cent vingt mille francs. Sans qu’elle eût augmenté son train, estimé par Labordette à quatre cent mille francs en moyenne, elle atteignit cette année-là le million, stupéfaite elle-même de ce chiffre, incapable de dire où avait pu passer une pareille somme. Les hommes entassés les uns par dessus les autres, l’or vidé à pleine brouette ne parvenaient pas à combler le trou qui toujours se creusait sous le pavé de son hôtel, dans les craquements de son luxe.

Cependant, Nana nourrissait un dernier caprice. Travaillée une fois encore par l’idée de refaire sa chambre, elle croyait avoir trouvé : une chambre de velours rose thé, à petits capitons d’argent, tendue jusqu’au plafond en forme de tente, garnie de cordelières et d’une dentelle d’or. Cela lui semblait devoir être riche et tendre, un fond superbe à sa peau vermeille de rousse. Mais la chambre, d’ailleurs, était simplement faite pour servir de cadre au lit, un prodige, un éblouissement. Nana rêvait un lit comme il n’en existait pas, un trône, un autel, où Paris viendrait adorer sa nudité souveraine. Il serait tout en or et en argent repoussés, pareil à un grand bijou, des roses d’or jetées sur un treillis d’argent ; au chevet, une bande d’Amours, parmi les fleurs, se pencheraient avec des rires, guettant les voluptés dans l’ombre des rideaux. Elle s’était adressée à Labordette qui lui avait amené deux orfèvres. On s’occupait déjà des dessins. Le lit coûterait cinquante mille francs, et Muffat devait le lui donner pour ses étrennes.

Ce qui étonnait la jeune femme, c’était, dans ce fleuve d’or, dont le flot lui coulait entre les membres, d’être sans cesse à court d’argent. Certains jours, elle se trouvait aux abois pour des sommes ridicules de quelques louis. Il lui fallait emprunter à Zoé, ou bien elle battait monnaie elle-même, comme elle pouvait. Mais, avant de se résigner aux moyens extrêmes, elle tâtait ses amis, tirant des hommes ce qu’ils avaient sur eux, jusqu’à des sous, d’un air de plaisanterie. Depuis trois mois, elle vidait surtout ainsi les poches de Philippe. Il ne venait plus, dans les moments de crise, sans laisser son porte-monnaie. Bientôt, enhardie, elle lui avait demandé des emprunts, deux cents francs, trois cents francs, jamais davantage, pour des billets, des dettes criardes ; et Philippe, nommé en juillet capitaine trésorier, apportait l’argent le lendemain, en s’excusant de n’être pas riche, car la bonne maman Hugon traitait maintenant ses fils avec une sévérité singulière. Au bout de trois mois, ces petits prêts, souvent renouvelés, montaient à une dizaine de mille francs. Le capitaine avait toujours son beau rire sonore. Pourtant, il maigrissait, distrait parfois, une ombre de souffrance sur la face. Mais un regard de Nana le transfigurait, dans une sorte d’extase sensuelle. Elle était très chatte avec lui, le grisait de baisers derrière les portes, le possédait par des abandons brusques, qui le clouaient derrière ses jupes, dès qu’il pouvait s’échapper de son service.

Un soir, Nana ayant dit qu’elle s’appelait aussi Thérèse, et que sa fête tombait le 15 octobre, ces messieurs lui envoyèrent tous des cadeaux. Le capitaine Philippe apporta le sien, un ancien drageoir en porcelaine de Saxe, monté sur or. Il la trouva seule, dans son cabinet de toilette, au sortir du bain, vêtue seulement d’un grand peignoir de flanelle blanche et rouge, et très occupée à examiner les cadeaux, étalés sur une table. Elle avait déjà cassé un flacon de cristal de roche, en voulant le déboucher.

— Oh ! tu es trop gentil ! dit-elle. Qu’est-ce que c’est ? montre un peu… Es-tu enfant, de mettre tes sous à des petites machines comme ça !

Elle le grondait, puisqu’il n’était pas riche, très contente au fond de le voir dépenser tout pour elle, la seule preuve d’amour qui la touchât. Cependant, elle travaillait le drageoir, elle voulait voir comment c’était fait, l’ouvrant, le refermant.

— Prends garde, murmura-t-il, c’est fragile.

Mais elle haussa les épaules. Il lui croyait donc des mains de portefaix ! Et, tout à coup, la charnière lui resta aux doigts, le couvercle tomba et se brisa. Elle demeurait stupéfaite, les yeux sur les morceaux, disant :

— Oh ! il est cassé !

Puis, elle se mit à rire. Les morceaux, par terre, lui semblaient drôles. C’était une gaieté nerveuse, elle avait le rire bête et méchant d’un enfant que la destruction amuse. Philippe fut pris d’une courte révolte ; la malheureuse ignorait quelles angoisses lui coûtait ce bibelot. Quand elle le vit bouleversé, elle tâcha de se retenir.

— Par exemple, ce n’est pas ma faute… Il était fêlé. Ça ne tient plus, ces vieilleries… Aussi, c’est ce couvercle ! as-tu vu la cabriole ?

Et elle repartit d’un fou rire. Mais, comme les yeux du jeune homme se mouillaient, malgré son effort, elle se jeta tendrement à son cou.

— Es-tu bête ! je t’aime tout de même. Si l’on ne cassait rien, les marchands ne vendraient plus. Tout ça est fait pour être cassé… Tiens ! cet éventail, est-ce que c’est collé seulement !

Elle avait saisi un éventail, tirant sur les branches ; et la soie se déchira en deux. Cela parut l’exciter. Pour faire voir qu’elle se moquait des autres cadeaux, du moment où elle venait d’abîmer le sien, elle se donna le régal d’un massacre, tapant les objets, prouvant qu’il n’y en avait pas un de solide, en les détruisant tous. Une lueur s’allumait dans ses yeux vides, un petit retroussement des lèvres montrait ses dents blanches. Puis, lorsque tous furent en morceaux, très rouge, reprise de son rire, elle frappa la table de ses mains élargies, elle zézaya d’une voix de gamine :

— Fini ! n’a plus ! n’a plus !

Alors, Philippe, gagné par cette ivresse, s’égaya et lui baisa la gorge, en la renversant en arrière. Elle s’abandonnait, elle se pendait à ses épaules, si heureuse, qu’elle ne se rappelait pas s’être tant amusée depuis longtemps. Et, sans le lâcher, d’un ton de caresse :

— Dis donc, chéri, tu devrais bien m’apporter dix louis demain… Un embêtement, une note de mon boulanger qui me tourmente.

Il était devenu pâle ; puis, en lui mettant un dernier baiser sur le front, il dit simplement :

— Je tâcherai.

Un silence régna. Elle s’habillait. Lui, appuyait le front à une vitre. Au bout d’une minute, il revint, il reprit avec lenteur :

— Nana, tu devrais m’épouser.

Du coup, cette idée égaya tellement la jeune femme, qu’elle ne pouvait achever de nouer ses jupons.

— Mais, mon pauvre chien, tu es malade !… Est-ce parce que je te demande dix louis que tu m’offres ta main ?… Jamais. Je t’aime trop. En voilà une bêtise, par exemple !

Et, comme Zoé entrait pour la chausser, ils ne parlèrent plus de ça. La femme de chambre avait tout de suite guigné les cadeaux en miettes sur la table. Elle demanda s’il fallait serrer ces choses ; et madame ayant dit de les jeter, elle emporta tout dans un coin de sa jupe. À la cuisine, on chiffonnait, on se partageait les débris de madame.

Ce jour-là, Georges, malgré la défense de Nana, s’était introduit dans l’hôtel. François l’avait bien vu passer, mais les domestiques en arrivaient à rire entre eux des embarras de la bourgeoise. Il venait de se glisser jusqu’au petit salon, lorsque la voix de son frère l’arrêta ; et, cloué derrière la porte, il entendit toute la scène, les baisers, l’offre de mariage. Une horreur le glaçait, il s’en alla, imbécile, avec la sensation d’un grand vide sous le crâne. Ce fut seulement rue Richelieu, dans sa chambre, au-dessus de l’appartement de sa mère, que son cœur creva en furieux sanglots. Cette fois, il ne pouvait douter. Une image abominable toujours se levait devant ses yeux, Nana aux bras de Philippe ; et cela lui semblait un inceste. Quand il se croyait calmé, le souvenir revenait, une nouvelle crise de rage jalouse le jetait sur son lit, mordant les draps, criant des mots infâmes qui l’affolaient davantage. La journée se passa de la sorte. Il parla d’une migraine pour rester enfermé. Mais la nuit fut plus terrible encore, une fièvre de meurtre le secouait, dans de continuels cauchemars. Si son frère avait habité la maison, il serait allé le tuer d’un coup de couteau. Au jour, il voulut raisonner. C’était lui qui devait mourir, il se jetterait par la fenêtre, quand un omnibus passerait. Pourtant, il sortit vers dix heures ; il courut Paris, rôda sur les ponts, éprouva au dernier moment l’invincible besoin de revoir Nana. Peut-être d’un mot le sauverait-elle. Et trois heures sonnaient, comme il entrait dans l’hôtel de l’avenue de Villiers.

Vers midi, une nouvelle affreuse avait écrasé madame Hugon. Philippe était en prison de la veille au soir, on l’accusait d’avoir volé douze mille francs à la caisse de son régiment. Depuis trois mois, il détournait de petites sommes, espérant les remettre, dissimulant le déficit par de fausses pièces ; et cette fraude réussissait toujours, grâce aux négligences du conseil d’administration. La vieille dame, atterrée devant le crime de son enfant, eut un premier cri de colère contre Nana ; elle savait la liaison de Philippe, ses tristesses venaient de ce malheur qui la retenait à Paris, dans la crainte d’une catastrophe ; mais jamais elle n’avait redouté tant de honte, et maintenant elle se reprochait ses refus d’argent comme une complicité. Tombée sur un fauteuil, les jambes prises par la paralysie, elle se sentait inutile, incapable d’une démarche, clouée là pour mourir. Pourtant, la pensée brusque de Georges la consola ; Georges lui restait, il pourrait agir, les sauver peut-être. Alors, sans demander le secours de personne, désirant ensevelir ces choses entre eux, elle se traîna et monta l’étage, rattachée à cette idée qu’elle avait encore une tendresse auprès d’elle. Mais, en haut, elle trouva la chambre vide. Le concierge lui dit que monsieur Georges était sorti de bonne heure. Un second malheur soufflait dans cette chambre ; le lit avec ses draps mordus contait toute une angoisse ; une chaise jetée à terre, parmi des vêtements, semblait morte. Georges devait être chez cette femme. Et madame Hugon, les yeux secs, les jambes fortes, descendit. Elle voulait ses fils, elle partait les réclamer.

Depuis le matin, Nana avait des embêtements. D’abord, c’était ce boulanger qui, dès neuf heures, avait paru avec sa note, une misère, cent trente-trois francs de pain qu’elle ne parvenait pas à solder, au milieu du train royal de l’hôtel. Il s’était présenté vingt fois, irrité d’avoir été changé, du jour où il avait coupé le crédit ; et les domestiques épousaient sa cause, François disait que madame ne le paierait jamais s’il ne faisait pas une bonne scène, Charles parlait de monter aussi pour régler un vieux compte de paille resté en arrière, pendant que Victorine conseillait d’attendre la présence d’un monsieur et de tirer l’argent, en tombant en plein dans la conversation. La cuisine se passionnait, tous les fournisseurs étaient mis au courant, c’étaient des commérages de trois et quatre heures, madame déshabillée, épluchée, racontée, avec l’acharnement d’une domesticité oisive, qui crevait de bien-être. Seul, Julien, le maître d’hôtel, affectait de défendre madame : tout de même, elle était chic ; et quand les autres l’accusaient de coucher avec, il riait d’un air fat, ce qui mettait la cuisinière hors d’elle, car elle aurait voulu être un homme pour cracher sur le derrière de ces femmes, tant ça l’aurait dégoûtée. Méchamment, François avait posté le boulanger dans le vestibule, sans avertir madame. Comme elle descendait, madame le trouva devant elle, à l’heure du déjeuner. Elle prit la note, elle lui dit de revenir vers trois heures. Alors, avec de sales mots, il partit, en jurant d’être exact et de se payer lui-même, n’importe comment.

Nana déjeuna fort mal, vexée de cette scène. Cette fois, il fallait se débarrasser de cet homme. À dix reprises, elle avait mis de côté son argent ; mais l’argent s’était toujours fondu, un jour pour des fleurs, un autre jour pour une souscription faite en faveur d’un vieux gendarme. D’ailleurs, elle comptait sur Philippe, elle s’étonnait même de ne pas le voir, avec ses deux cents francs. C’était un vrai guignon, l’avant-veille elle avait encore nippé Satin, tout un trousseau, près de douze cents francs de robes et de linge ; et il ne lui restait pas un louis chez elle.

Vers deux heures, comme Nana commençait à être inquiète, Labordette se présenta. Il apportait les dessins du lit. Ce fut une diversion, un coup de joie qui fit tout oublier à la jeune femme. Elle tapait des mains, elle dansait. Puis, gonflée de curiosité, penchée au-dessus d’une table du salon, elle examina les dessins, que Labordette lui expliquait :

— Tu vois, ceci est le bateau ; au milieu, une touffe de roses épanouies, puis une guirlande de fleurs et de boutons ; les feuillages seront en or vert et les roses en or rouge… Et voici la grande pièce du chevet, une ronde d’Amours sur un treillis d’argent.

Mais Nana l’interrompit, emportée par le ravissement.

— Oh ! qu’il est drôle, le petit, celui du coin, qui a le derrière en l’air… Hein ? et ce rire malin ! Ils ont tous des yeux d’un cochon !… Tu sais, mon cher, jamais je n’oserai faire des bêtises devant eux !

Elle était dans une satisfaction d’orgueil extraordinaire. Les orfèvres avaient dit que pas une reine ne couchait dans un lit pareil. Seulement, il se présentait une complication. Labordette lui montra deux dessins pour la pièce des pieds, l’un qui reproduisait le motif des bateaux, l’autre qui était tout un sujet, la Nuit enveloppée dans ses voiles, et dont un Faune découvrait l’éclatante nudité. Il ajouta que, si elle choisissait le sujet, les orfèvres avaient l’intention de donner à la Nuit sa ressemblance. Cette idée, d’un goût risqué, la fit pâlir de plaisir. Elle se voyait en statuette d’argent, dans le symbole des tièdes voluptés de l’ombre.

— Bien entendu, tu ne poserais que pour la tête et les épaules, dit Labordette.

Elle le regarda tranquillement.

— Pourquoi ?… Du moment où il s’agit d’une œuvre d’art, je me fiche pas mal du sculpteur qui me prendra !

Chose entendue, elle choisissait le sujet. Mais il l’arrêta.

— Attends… C’est six mille francs de plus.

— Par exemple, c’est ça qui m’est égal ! cria-t-elle en éclatant de rire. Est-ce que mon petit mufe n’a pas le sac !

Maintenant, avec ses intimes, elle appelait ainsi le comte Muffat ; et ces messieurs ne la questionnaient plus sur lui autrement : « Tu as vu ton petit mufe hier soir ?… Tiens ! je croyais trouver ici le petit mufe ? » Une simple familiarité que pourtant elle ne se permettait pas encore en sa présence.

Labordette roulait les dessins, en donnant des dernières explications : les orfèvres s’engageaient à livrer le lit dans deux mois, vers le 25 décembre ; dès la semaine suivante, un sculpteur viendrait pour la maquette de la Nuit. Comme elle le reconduisait, Nana se rappela le boulanger. Et brusquement :

— À propos, tu n’aurais pas dix louis sur toi ?

Un principe de Labordette, dont il se trouvait bien, était de ne jamais prêter d’argent aux femmes. Il faisait toujours la même réponse.

— Non, ma fille, je suis à sec… Mais veux-tu que j’aille chez ton petit mufe.

Elle refusa, c’était inutile. Deux jours auparavant, elle avait tiré cinq mille francs du comte. Cependant, elle regretta sa discrétion. Derrière Labordette, bien qu’il fût à peine deux heures et demie, le boulanger reparut ; et il s’installa sur une banquette du vestibule, brutalement, en jurant très haut. La jeune femme l’écoutait du premier étage. Elle pâlissait, elle souffrait surtout d’entendre grandir jusqu’à elle la joie sourde des domestiques. On crevait de rire dans la cuisine ; le cocher regardait du fond de la cour, François traversait sans raison le vestibule, puis se hâtait d’aller donner des nouvelles, après avoir jeté au boulanger un ricanement d’intelligence. On se fichait de madame, les murs éclataient, elle se sentait toute seule dans le mépris de l’office, qui la guettait et l’éclaboussait d’une blague ordurière. Alors, comme elle avait eu l’idée d’emprunter les cent trente-trois francs à Zoé, elle l’abandonna ; elle lui devait déjà de l’argent, elle était trop fière pour risquer un refus. Une telle émotion la soulevait, qu’elle rentra dans sa chambre, en parlant tout haut.

— Va, va, ma fille, ne compte que sur toi… Ton corps t’appartient, et il vaut mieux t’en servir que de subir un affront.

Et, sans même appeler Zoé, elle s’habillait fiévreusement pour courir chez la Tricon. C’était sa suprême ressource, aux heures de gros embarras. Très demandée, toujours sollicitée par la vieille dame, elle refusait ou se résignait, selon ses besoins ; et les jours, de plus en plus fréquents, où des trous se faisaient dans son train royal, elle était sûre de trouver là vingt-cinq louis qui l’attendaient. Elle se rendait chez la Tricon, avec l’aisance de l’habitude, comme les pauvres gens vont au mont-de-piété.

Mais, en quittant sa chambre, elle se heurta dans Georges, debout au milieu du salon. Elle ne vit pas sa pâleur de cire, le feu sombre de ses yeux grandis. Elle eut un soupir de soulagement.

— Ah ! tu viens de la part de ton frère !

— Non, dit le petit en blêmissant davantage.

Alors, elle fit un geste désespéré. Que voulait-il ? Pourquoi lui barrait-il le chemin ? Voyons, elle était pressée. Puis, revenant :

— Tu n’as pas d’argent, toi ?

— Non.

— C’est vrai, que je suis bête ! Jamais un radis, pas même les six sous de leur omnibus… Maman ne veut pas… En voilà des hommes !

Et elle s’échappait. Mais il la retint, il voulait lui parler. Elle, lancée répétait qu’elle n’avait pas le temps, lorsque d’un mot il l’arrêta.

— Écoute, je sais que tu vas épouser mon frère.

Ça, par exemple, c’était comique. Elle se laissa tomber sur une chaise pour rire à l’aise.

— Oui, continua le petit. Et je ne veux pas… C’est moi que tu vas épouser… Je viens pour ça.

— Hein ? comment ? toi aussi ! cria-t-elle, c’est donc un mal de famille ?… Mais, jamais ! en voilà un goût ! est-ce que je vous ai demandé une saleté pareille ?… Ni l’un ni l’autre, jamais !

La figure de Georges s’éclaira. S’il s’était trompé par hasard ? Il reprit :

— Alors, jure-moi que tu ne couches pas avec mon frère.

— Ah ! tu m’embêtes à la fin ! dit Nana, qui s’était levée, reprise d’impatience. C’est drôle une minute, mais quand je te répète que je suis pressée !… Je couche avec ton frère, si ça me fait plaisir. Est-ce que tu m’entretiens, est-ce que tu paies ici, pour exiger des comptes ?… Oui, j’y couche, avec ton frère…

Il lui avait saisi le bras, il le serrait à le casser, en bégayant :

— Ne dis pas ça… ne dis pas ça…

D’une tape, elle se dégagea de son étreinte.

— Il me bat maintenant ! Voyez-vous ce gamin !… Mon petit, tu vas filer, et tout de suite… Moi, je te gardais par gentillesse. Parfaitement ! Quand tu feras tes grands yeux !… Tu n’espérais pas, peut-être, m’avoir pour maman jusqu’à la mort. J’ai mieux à faire que d’élever des mioches.

Il l’écoutait dans une angoisse qui le raidissait, sans une révolte. Chaque parole le frappait au cœur, d’un grand coup, dont il se sentait mourir. Elle, ne voyant même pas sa souffrance, continuait, heureuse de se soulager sur lui de ses embêtements de la matinée.

— C’est comme ton frère, encore un joli coco, celui-là !… Il m’avait promis deux cents francs. Ah ! ouiche ! je peux l’attendre… Ce n’est pas que j’y tienne, à son argent ! Pas de quoi payer ma pommade… Mais il me lâche dans un embarras !… Tiens ! veux-tu savoir ! Eh bien ! à cause de ton frère, je sors pour aller gagner vingt-cinq louis avec un autre homme.

Alors, la tête perdue, il lui barra la porte ; et il pleurait, et il la suppliait, joignant les mains, balbutiant :

— Oh ! non, oh ! non !

— Je veux bien, moi, dit-elle. As-tu l’argent ?

Non, il n’avait pas l’argent. Il aurait donné sa vie pour avoir l’argent. Jamais il ne s’était senti si misérable, si inutile, si petit garçon. Tout son pauvre être, secoué de larmes, exprimait une douleur si grande, qu’elle finit par la voir et par s’attendrir. Elle l’écarta doucement.

— Voyons, mon chat, laisse-moi passer, il le faut… Sois raisonnable. Tu es un bébé, et ç’a été gentil une semaine ; mais, aujourd’hui, je dois songer à mes affaires. Réfléchis un peu… Ton frère encore est un homme. Je ne dis pas avec lui… Ah ! fais-moi un plaisir, inutile de lui raconter tout ça. Il n’a pas besoin de savoir où je vais. J’en lâche toujours trop long, quand je suis en colère.

Elle riait. Puis, le prenant, le baisant au front :

— Adieu, bébé, c’est fini, bien fini, entends-tu… Je me sauve.

Et elle le quitta. Il était debout au milieu du salon. Les derniers mots sonnaient comme un tocsin à ses oreilles : c’est fini, bien fini ; et il croyait que la terre s’ouvrait sous ses pieds. Dans le vide de son cerveau, l’homme qui attendait Nana avait disparu ; seul, Philippe demeurait, aux bras nus de la jeune femme, continuellement. Elle ne niait pas, elle l’aimait, puisqu’elle voulait lui éviter le chagrin d’une infidélité. C’était fini, bien fini. Il respira fortement, il regarda autour de la pièce, étouffé par un poids qui l’écrasait. Des souvenirs lui revenaient un à un, les nuits rieuses de la Mignotte, des heures de caresse où il se croyait son enfant, puis des voluptés volées dans cette pièce même. Et jamais, jamais plus ! Il était trop petit, il n’avait pas grandi assez vite ; Philippe le remplaçait, parce qu’il avait de la barbe. Alors, c’était la fin, il ne pouvait plus vivre. Son vice s’était trempé d’une tendresse infinie, d’une adoration sensuelle, où tout son être se donnait. Puis, comment oublier, lorsque son frère resterait là ? Son frère, un peu de son sang, un autre moi dont le plaisir l’enrageait de jalousie. C’était la fin, il voulait mourir.

Toutes les portes demeuraient ouvertes, dans la débandade bruyante des domestiques, qui avaient vu madame sortir à pied. En bas, sur la banquette du vestibule, le boulanger riait avec Charles et François. Comme Zoé traversait le salon en courant, elle parut surprise de voir Georges et lui demanda s’il attendait madame. Oui, il l’attendait, il avait oublié de lui rendre une réponse. Et, quand il fut seul, il se mit à chercher. Ne trouvant rien autre, il prit dans le cabinet de toilette une paire de ciseaux très pointus, dont Nana avait la continuelle manie de se servir pour éplucher sa personne, se rognant des peaux, se coupant des poils. Alors, pendant une heure, il patienta, les doigts collés nerveusement aux ciseaux, la main dans la poche.

— Voilà madame, dit en revenant Zoé, qui avait dû la guetter par la fenêtre de la chambre.

Il y eut des courses dans l’hôtel ; des rires s’éteignirent, des portes se fermèrent. Georges entendit Nana qui payait le boulanger, d’une voix brève. Puis, elle monta.

— Comment ! tu es encore ici ! dit-elle en l’apercevant. Ah ! nous allons nous fâcher, mon bonhomme !

Il la suivait, pendant qu’elle se dirigeait vers la chambre.

— Nana, veux-tu m’épouser ?

Mais elle haussa les épaules. C’était trop bête, elle ne répondait plus. Son idée était de lui jeter la porte sur la figure.

— Nana, veux-tu m’épouser ?

Elle lança la porte. D’une main, il la rouvrit, tandis qu’il sortait l’autre main de la poche, avec les ciseaux. Et, simplement, d’un grand coup, il se les enfonça dans la poitrine.

Cependant, Nana avait eu conscience d’un malheur ; elle s’était tournée. Quand elle le vit se frapper, elle fut prise d’une indignation.

— Mais est-il bête ! mais est-il bête ! Et avec mes ciseaux encore !… Veux-tu bien finir, méchant gamin !… Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Elle s’effarait. Le petit, tombé sur les genoux, venait de se porter un second coup, qui l’avait jeté tout de son long sur le tapis. Il barrait le seuil de la chambre. Alors, elle perdit complètement la tête, criant de toutes ses forces, n’osant enjamber ce corps, qui l’enfermait et l’empêchait de courir chercher du secours.

— Zoé ! Zoé ! arrive donc… Fais-le finir… C’est stupide à la fin, un enfant comme ça !… Le voilà qui se tue maintenant ! et chez moi ! A-t-on jamais vu !

Il lui faisait peur. Il était tout blanc, les yeux fermés. Ça ne saignait presque pas, à peine un peu de sang, dont la tache mince se perdait sous le gilet. Elle se décidait à passer sur le corps, lorsqu’une apparition la fit reculer. En face d’elle, par la porte du salon restée grande ouverte, une vieille dame s’avançait. Et elle reconnaissait madame Hugon, terrifiée, ne s’expliquant pas cette présence. Elle reculait toujours, elle avait encore ses gants et son chapeau. Sa terreur devint telle, qu’elle se défendit, la voix bégayante.

— Madame, ce n’est pas moi, je vous jure… Il voulait m’épouser, j’ai dit non, et il s’est tué.

Lentement, madame Hugon s’approchait, vêtue de noir, la figure pâle, avec ses cheveux blancs. Dans la voiture, l’idée de Georges s’en était allée, la faute de Philippe l’avait reprise tout entière. Peut-être cette femme pourrait-elle donner aux juges des explications qui les toucheraient ; et le projet lui venait de la supplier, pour qu’elle déposât en faveur de son fils. En bas, les portes de l’hôtel étaient ouvertes, elle hésitait dans l’escalier, avec ses mauvaises jambes, lorsque, tout d’un coup, des appels d’épouvante l’avaient dirigée. Puis, en haut, un homme se trouvait par terre, la chemise tachée de rouge. C’était Georges, c’était son autre enfant.

Nana répétait, d’un ton imbécile :

— Il voulait m’épouser, j’ai dit non, et il s’est tué.

Sans un cri, madame Hugon se baissa. Oui, c’était l’autre, c’était Georges. L’un déshonoré, l’autre assassiné. Cela ne la surprenait pas, dans l’écroulement de toute sa vie. Agenouillée sur le tapis, ignorante du lieu où elle était, n’apercevant personne, elle regardait fixement le visage de Georges, elle écoutait, une main sur son cœur. Puis, elle poussa un faible soupir. Elle avait senti le cœur battre. Alors, elle leva la tête, examina cette chambre et cette femme, parut se rappeler. Une flamme s’allumait dans ses yeux vides, elle était si grande et si terrible de silence, que Nana tremblait, en continuant de se défendre, par-dessus ce corps qui les séparait.

— Je vous jure, madame… Si son frère était là, il pourrait vous expliquer…

— Son frère a volé, il est en prison, dit la mère durement.

Nana resta étranglée. Mais pourquoi tout ça ? l’autre avait volé, à présent ! ils étaient donc fous, dans cette famille ! Elle ne se débattait plus, n’ayant pas l’air chez elle, laissant madame Hugon donner des ordres. Des domestiques avaient fini par accourir, la vieille dame voulut absolument qu’ils descendissent Georges évanoui dans sa voiture. Elle aimait mieux le tuer et l’emporter de cette maison. Nana, de ses regards stupéfaits, suivit les domestiques qui tenaient ce pauvre Zizi par les épaules et par les jambes. La mère marchait derrière, épuisée maintenant, s’appuyant aux meubles, comme jetée au néant de tout ce qu’elle aimait. Sur le palier, elle eut un sanglot, elle se retourna et dit à deux reprises :

— Ah ! vous nous avez fait bien du mal !… Vous nous avez fait bien du mal !

Ce fut tout. Nana s’était assise, dans sa stupeur, encore gantée et son chapeau sur la tête. L’hôtel retombait à un silence lourd, la voiture venait de partir ; et elle demeurait immobile, n’ayant pas une idée, la tête bourdonnante de cette histoire. Un quart d’heure plus tard, le comte Muffat la trouva à la même place. Mais alors elle se soulagea par un flux débordant de paroles, lui contant le malheur, revenant vingt fois sur les mêmes détails, ramassant les ciseaux tachés de sang pour refaire le geste de Zizi, quand il s’était frappé. Et elle avait surtout à cœur de prouver son innocence.

— Voyons, chéri, est-ce ma faute ? Si tu étais la justice, est-ce que tu me condamnerais ?… Je n’ai pas dit à Philippe de manger la grenouille, bien sûr ; pas plus que je n’ai poussé ce petit malheureux à se massacrer… Dans tout ça, je suis la plus malheureuse. On vient faire ses bêtises chez moi, on me cause de la peine, on me traite comme une coquine…

Et elle se mit à pleurer. Une détente nerveuse la rendait molle et dolente, très attendrie, avec un immense chagrin.

— Toi aussi, tu as l’air de n’être pas content… Demande un peu à Zoé, si j’y suis pour quelque chose… Zoé, parlez donc, expliquez à monsieur…

Depuis un instant, la femme de chambre, qui avait pris dans le cabinet une serviette et une cuvette d’eau, frottait le tapis pour enlever une tache de sang, pendant que c’était frais.

— Oh ! monsieur, déclara-t-elle, madame est assez désolée !

Muffat restait saisi, glacé par ce drame, la pensée pleine de cette mère pleurant ses fils. Il connaissait son grand cœur, il la voyait, dans ses habits de veuve, s’éteignant seule aux Fondettes. Mais Nana se désespérait plus fort. Maintenant, l’image de Zizi, tombé par terre, avec un trou rouge sur sa chemise, la jetait hors d’elle.

— Il était si mignon, si doux, si caressant… Ah ! tu sais, mon chat, tant pis si ça te vexe, je l’aimais, ce bébé ! Je ne peux pas me retenir, c’est plus fort que moi… Et puis, ça ne doit rien te faire, à présent. Il n’est plus là. Tu as ce que tu voulais, tu es bien sûr de ne plus nous surprendre…

Et cette dernière idée l’étrangla d’un tel regret, qu’il finit par la consoler. Allons, elle devait se montrer forte ; elle avait raison, ce n’était pas sa faute. Mais elle s’arrêta d’elle-même, pour dire :

— Écoute, tu vas courir me chercher de ses nouvelles… Tout de suite ! Je veux !

Il prit son chapeau et alla chercher des nouvelles de Georges. Au bout de trois quarts d’heure, quand il revint, il aperçut Nana penchée anxieusement à une fenêtre ; et il lui cria du trottoir que le petit n’était pas mort, et qu’on espérait même le sauver. Alors, elle sauta tout de suite à une grande joie ; elle chantait, dansait, trouvait l’existence belle. Zoé, cependant, n’était pas contente de son lavage. Elle regardait toujours la tache, elle répétait chaque fois en passant :

— Vous savez, madame, que ce n’est pas parti.

En effet, la tache reparaissait, d’un rouge pâle, sur une rosace blanche du tapis. C’était, au seuil même de la chambre, comme un trait de sang qui barrait la porte.

— Bah ! dit Nana heureuse, ça s’en ira sous les pieds.

Dès le lendemain, le comte Muffat avait, lui aussi, oublié l’aventure. Un instant, dans le fiacre qui le menait rue Richelieu, il s’était juré de ne pas retourner chez cette femme. Le ciel lui donnait un avertissement, il regardait le malheur de Philippe et de Georges comme l’annonce de sa propre perte. Mais, ni le spectacle de madame Hugon en larmes, ni la vue de l’enfant brûlé de fièvre n’avaient eu la force de lui faire tenir son serment ; et, du court frisson de ce drame, il lui restait seulement la jouissance sourde d’être débarrassé d’un rival dont la jeunesse charmante l’avait toujours exaspéré. Il en arrivait maintenant à une passion exclusive, une de ces passions d’hommes qui n’ont pas eu de jeunesse. Il aimait Nana avec un besoin de la savoir à lui seul, de l’entendre, de la toucher, d’être dans son haleine. C’était une tendresse élargie au delà des sens, jusqu’au sentiment pur, une affection inquiète, jalouse du passé, rêvant parfois de rédemption, de pardon reçu, tous deux agenouillés devant Dieu le Père. Chaque jour, la religion le reprenait davantage. Il pratiquait de nouveau, se confessait et communiait, sans cesse combattu, doublant de ses remords les joies du péché et de la pénitence. Puis, son directeur lui ayant permis d’user sa passion, il s’était fait une habitude de cette damnation quotidienne, qu’il rachetait par des élans de foi, pleins d’une humilité dévote. Très naïvement, il offrait au ciel, comme une souffrance expiatrice, l’abominable tourment dont il souffrait. Ce tourment grandissait encore, il montait son calvaire de croyant, de cœur grave et profond, tombé dans la sensualité enragée d’une fille. Et ce dont il agonisait surtout, c’était des continuelles infidélités de cette femme, ne pouvant se faire au partage, ne comprenant pas ses caprices imbéciles. Lui, souhaitait un amour éternel, toujours le même. Cependant, elle avait juré, et il la payait pour ça. Mais il la sentait menteuse, incapable de se garder, se donnant aux amis, aux passants, en bonne bête née pour vivre sans chemise.

Un matin qu’il vit sortir Foucarmont de chez elle, à une heure singulière, il lui fit une scène. Du coup, elle se fâcha, fatiguée de sa jalousie. Déjà, plusieurs fois, elle s’était montrée gentille. Ainsi, le soir où il l’avait surprise avec Georges, elle était revenue la première, avouant ses torts, le comblant de caresses et de mots aimables, pour lui faire avaler ça. Mais, à la fin, il l’assommait avec son entêtement à ne pas comprendre les femmes ; et elle fut brutale.

— Eh bien ! oui, j’ai couché avec Foucarmont. Après ?… Hein ? ça te défrise, mon petit mufe !

C’était la première fois qu’elle lui jetait « mon petit mufe » à la figure. Il restait suffoqué par la carrure de son aveu ; et, comme il serrait les poings, elle marcha vers lui, le regarda en face.

— En voilà assez, hein ?… Si ça ne te convient pas, tu vas me faire le plaisir de sortir… Je ne veux pas que tu cries chez moi… Mets bien dans ta caboche que j’entends être libre. Quand un homme me plaît, je couche avec. Parfaitement, c’est comme ça… Et il faut te décider tout de suite : oui ou non, tu peux sortir.

Elle était allée ouvrir la porte. Il ne sortit pas. Maintenant, c’était sa façon de l’attacher davantage ; pour un rien, à la moindre querelle, elle lui mettait le marché en main, avec des réflexions abominables. Ah bien ! elle trouverait toujours mieux que lui, elle avait l’embarras du choix ; on ramassait des hommes dehors, tant qu’on en voulait, et des hommes moins godiches, dont le sang bouillait dans les veines. Il baissait la tête, il attendait des heures plus douces, lorsqu’elle avait un besoin d’argent ; alors, elle se faisait caressante, et il oubliait, une nuit de tendresse compensait les tortures de toute une semaine. Son rapprochement avec sa femme lui avait rendu son intérieur insupportable. La comtesse, lâchée par Fauchery, qui retombait sous l’empire de Rose, s’étourdissait à d’autres amours, dans le coup de fièvre inquiet de la quarantaine, toujours nerveuse, emplissant l’hôtel du tourbillon exaspérant de sa vie. Estelle, depuis son mariage, ne voyait plus son père ; chez cette fille, plate et insignifiante, une femme d’une volonté de fer avait brusquement paru, si absolue, que Daguenet tremblait devant elle ; maintenant, il l’accompagnait à la messe, converti, furieux contre son beau-père qui les ruinait avec une créature. Seul, M. Venot restait tendre pour le comte, guettant son heure ; même il en était arrivé à s’introduire près de Nana, il fréquentait les deux maisons, où l’on rencontrait derrière les portes son continuel sourire. Et Muffat, misérable chez lui, chassé par l’ennui et la honte, préférait encore vivre avenue de Villiers, au milieu des injures.

Bientôt, une seule question demeura entre Nana et le comte : l’argent. Un jour, après lui avoir promis formellement dix mille francs, il avait osé se présenter les mains vides, à l’heure convenue. Depuis l’avant-veille, elle le chauffait de caresses. Un tel manque de parole, tant de gentillesses perdues, la jetèrent dans une rage de grossièretés. Elle était toute blanche.

— Hein ? tu n’as pas la monnaie… Alors, mon petit mufe, retourne d’où tu viens, et plus vite que ça ! En voilà un chameau ! il voulait m’embrasser encore !… Plus d’argent, plus rien ! tu entends !

Il donnait des explications, il aurait la somme le surlendemain. Mais elle l’interrompit violemment.

— Et mes échéances ! On me saisira, moi, pendant que monsieur viendra ici à l’œil… Ah ! çà, regarde-toi donc ! Est-ce que tu t’imagines que je t’aime pour tes formes ? Quand on a une gueule comme la tienne, on paie les femmes qui veulent bien vous tolérer… Nom de Dieu ! si tu ne m’apportes pas les dix mille francs ce soir, tu n’auras pas même à sucer le bout de mon petit doigt… Vrai ! je te renvoie à ta femme !

Le soir, il apporta les dix mille francs. Nana tendit les lèvres, il y prit un long baiser, qui le consola de toute sa journée d’angoisse. Ce qui ennuyait la jeune femme, c’était de l’avoir sans cesse dans ses jupes. Elle se plaignait à M. Venot, en le suppliant d’emmener son petit mufe chez la comtesse ; ça ne servait donc à rien, leur réconciliation ? et elle regrettait de s’être mêlée de ça, puisqu’il lui retombait quand même sur le dos. Les jours où, de colère, elle oubliait ses intérêts, elle jurait de lui faire une telle saleté, qu’il ne pourrait remettre les pieds chez elle. Mais, comme elle le criait en se tapant sur les cuisses, elle aurait eu beau lui cracher à la figure, il serait resté, en disant merci. Alors, continuellement, les scènes recommencèrent pour l’argent. Elle en exigeait avec brutalité, c’étaient des engueulades au sujet de sommes misérables, une avidité odieuse de chaque minute, une cruauté à lui répéter qu’elle couchait avec lui pour son argent, pas pour autre chose, et que ça ne l’amusait pas, et qu’elle en aimait un autre, et qu’elle était bien malheureuse d’avoir besoin d’un idiot de son espèce ! On ne voulait même plus de lui à la cour, où l’on parlait d’exiger sa démission. L’impératrice avait dit : « Il est trop dégoûtant. » Ça, c’était bien vrai. Aussi Nana répétait le mot, pour clore toutes leurs querelles.

— Tiens ! tu me dégoûtes !

À cette heure, elle ne se gênait plus, elle avait reconquis une liberté entière. Tous les jours, elle faisait son tour du lac, ébauchant là des connaissances, qui se dénouaient ailleurs. C’était la grande retape, le persil au clair soleil, le raccrochage des catins illustres, étalées dans le sourire de tolérance et dans le luxe éclatant de Paris. Des duchesses se la montraient d’un regard, des bourgeoises enrichies copiaient ses chapeaux ; parfois son landau, pour passer, arrêtait une file de puissants équipages, des financiers tenant l’Europe dans leur caisse, des ministres dont les gros doigts serraient la France à la gorge ; et elle était de ce monde du Bois, elle y prenait une place considérable, connue de toutes les capitales, demandée par tous les étrangers, ajoutant aux splendeurs de cette foule le coup de folie de sa débauche, comme la gloire même et la jouissance aiguë d’une nation. Puis, les liaisons d’une nuit, des passades continuelles dont elle-même chaque matin perdait le souvenir, la promenaient dans les grands restaurants, souvent à Madrid, par les beaux jours. Le personnel des ambassades défilait, elle dînait avec Lucy Stewart, Caroline Héquet, Maria Blond, en compagnie de messieurs écorchant le français, payant pour être amusés, les prenant à la soirée avec ordre d’être drôles, si blasés et si vides, qu’ils ne les touchaient même pas. Et elles appelaient ça « aller à la rigolade », elles rentraient, heureuses de leurs dédains, finir la nuit aux bras de quelque amant de cœur.

Le comte Muffat feignait d’ignorer, lorsqu’elle ne lui jetait pas les hommes à la tête. Il souffrait d’ailleurs beaucoup des petites hontes de l’existence quotidienne. L’hôtel de l’avenue de Villiers devenait un enfer, une maison de fous, où des détraquements, à toute heure, amenaient des crises odieuses. Nana en arrivait à se battre avec ses domestiques. Un instant, elle se montra très bonne pour Charles, le cocher ; lorsqu’elle s’arrêtait dans un restaurant, elle lui envoyait des bocks par un garçon ; elle causait de l’intérieur de son landau, égayée, le trouvant cocasse, au milieu des embarras de voitures, quand « il s’engueulait avec les sapins. » Puis, sans raison, elle le traita d’idiot. Toujours elle se chamaillait pour la paille, pour le son, pour l’avoine ; malgré son amour des bêtes, elle trouvait que ses chevaux mangeaient trop. Alors, un jour de règlement, comme elle l’accusait de la voler, Charles s’emporta et l’appela salope, crûment ; bien sûr, ses chevaux valaient mieux qu’elle, ils ne couchaient pas avec tout le monde. Elle répondit sur le même ton, le comte dut les séparer et mettre le cocher à la porte. Mais ce fut le commencement d’une débâcle parmi les domestiques. Victorine et François partirent, à la suite d’un vol de diamants. Julien lui-même disparut ; et une histoire courait, c’était monsieur qui l’avait supplié de s’en aller, en lui donnant une grosse somme, parce qu’il couchait avec madame. Tous les huit jours, on voyait à l’office des figures nouvelles. Jamais on n’avait tant gâché ; la maison était comme un passage où le rebut des bureaux de placement défilait dans un galop de massacre. Zoé seule restait, avec son air propre et son unique souci d’organiser ce désordre, tant qu’elle n’aurait pas de quoi s’établir pour son compte, un plan dont elle mûrissait l’idée depuis longtemps.

Et ce n’était là encore que les soucis avouables. Le comte supportait la stupidité de madame Maloir, jouant au bézigue avec elle, malgré son odeur de rance ; il supportait madame Lerat et ses ragots, le petit Louis et ses plaintes tristes d’enfant rongé de mal, quelque pourriture léguée par un père inconnu. Mais il passait des heures plus mauvaises. Un soir, derrière une porte, il avait entendu Nana raconter furieusement à sa femme de chambre qu’un prétendu riche venait de la flouer ; oui, un bel homme, qui se disait américain, avec des mines d’or dans son pays, un salaud qui s’en était allé pendant son sommeil, sans laisser un sou, en emportant même un cahier de papier à cigarettes ; et le comte, très pâle, avait redescendu l’escalier sur la pointe des pieds, pour ne pas savoir. Une autre fois, il fut forcé de tout connaître. Nana, toquée d’un baryton de café-concert et quittée par lui, rêva de suicide, dans une crise de sentimentalité noire ; elle avala un verre d’eau où elle avait fait tremper une poignée d’allumettes, ce qui la rendit horriblement malade, sans la tuer. Le comte dut la soigner et subir l’histoire de sa passion, avec des larmes, des serments de ne plus jamais s’attacher aux hommes. Dans son mépris de ces cochons, comme elle les nommait, elle ne pouvait pourtant rester le cœur libre, ayant toujours quelque amant de cœur sous ses jupes, roulant aux béguins inexplicables, aux goûts pervers des lassitudes de son corps. Depuis que Zoé se relâchait par calcul, la bonne administration de l’hôtel était détraquée, au point que Muffat n’osait pousser une porte, tirer un rideau, ouvrir une armoire ; les trucs ne fonctionnaient plus, des messieurs traînaient partout, on se cognait à chaque instant les uns dans les autres. Maintenant, il toussait avant d’entrer, ayant failli trouver la jeune femme au cou de Francis, un soir qu’il venait de s’absenter deux minutes du cabinet de toilette pour dire d’atteler, pendant que le coiffeur donnait à madame un dernier coup de peigne. C’étaient des abandons brusques derrière son dos, du plaisir pris dans tous les coins, vivement, en chemise ou en grande toilette, avec le premier venu. Elle le rejoignait toute rouge, heureuse de ce vol. Avec lui, ça l’assommait, une corvée abominable !

Dans l’angoisse de sa jalousie, le malheureux en arrivait à être tranquille, lorsqu’il laissait Nana et Satin ensemble. Il l’aurait poussée à ce vice, pour écarter les hommes. Mais, de ce côté encore, tout se gâtait. Nana trompait Satin comme elle trompait le comte, s’enrageant dans des toquades monstrueuses, ramassant des filles au coin des bornes. Quand elle rentrait en voiture, elle s’amourachait parfois d’un souillon aperçu sur le pavé, les sens pris, l’imagination lâchée ; et elle faisait monter le souillon, le payait et le renvoyait. Puis, sous un déguisement d’homme, c’étaient des parties dans des maisons infâmes, des spectacles de débauche dont elle amusait son ennui. Et Satin, irritée d’être lâchée continuellement, bouleversait l’hôtel de scènes atroces ; elle avait fini par prendre un empire absolu sur Nana, qui la respectait. Muffat rêva même une alliance. Quand il n’osait pas, il déchaînait Satin. Deux fois, elle avait forcé sa chérie à le reprendre ; tandis que lui se montrait obligeant, l’avertissait et s’effaçait devant elle, au moindre signe. Seulement, l’entente ne durait guère, Satin était fêlée, elle aussi. Certains jours, elle cassait tout, crevée à moitié, s’abîmant à des rages de colère et de tendresse, jolie quand même. Zoé devait lui monter la tête, car elle la prenait dans les coins, comme si elle avait voulu l’embaucher pour sa grande affaire, ce plan dont elle ne parlait encore à personne.

Cependant, des révoltes singulières redressaient encore le comte Muffat. Lui qui tolérait Satin depuis des mois, qui avait fini par accepter les inconnus, tout ce troupeau d’hommes galopant au travers de l’alcôve de Nana, s’emportait à l’idée d’être trompé par quelqu’un de son monde ou simplement de sa connaissance. Quand elle lui avoua ses rapports avec Foucarmont, il souffrit tellement, il trouva la trahison du jeune homme si abominable, qu’il voulut le provoquer et se battre. Comme il ne savait où chercher des témoins dans une pareille affaire, il s’adressa à Labordette. Celui-ci, stupéfait, ne put s’empêcher de rire.

— Un duel pour Nana… Mais, cher monsieur, tout Paris se moquerait de vous. On ne se bat pas pour Nana, c’est ridicule.

Le comte devint très pâle. Il eut un geste de violence.

— Alors, je le souffletterai en pleine rue.

Pendant une heure, Labordette dut le raisonner. Un soufflet rendrait l’histoire odieuse ; le soir, tout le monde saurait la véritable cause de la rencontre, il serait la fable des journaux. Et Labordette revenait toujours à cette conclusion :

— Impossible, c’est ridicule.

Chaque fois, cette parole tombait sur Muffat, nette et tranchante comme un coup de couteau. Il ne pouvait même se battre pour la femme qu’il aimait ; on aurait éclaté de rire. Jamais il n’avait senti plus douloureusement la misère de son amour, cette gravité de son cœur perdue dans cette blague du plaisir. Ce fut sa dernière révolte ; il se laissa convaincre, il assista dès lors au défilé des amis, de tous les hommes qui vivaient là, dans l’intimité de l’hôtel.

Nana, en quelques mois, les mangea goulûment, les uns après les autres. Les besoins croissants de son luxe enrageaient ses appétits, elle nettoyait un homme d’un coup de dent. D’abord, elle eut Foucarmont qui ne dura pas quinze jours. Il rêvait de quitter la marine, il avait amassé en dix années de voyages une trentaine de mille francs qu’il voulait risquer aux États-Unis ; et ses instincts de prudence, d’avarice même, furent emportés, il donna tout, jusqu’à des signatures sur des billets de complaisance, engageant son avenir. Lorsque Nana le poussa dehors, il était nu. D’ailleurs, elle se montra très bonne, elle lui conseilla de retourner sur son bateau. À quoi bon s’entêter ? Puisqu’il n’avait pas d’argent, ce n’était plus possible. Il devait comprendre et se montrer raisonnable. Un homme ruiné tombait de ses mains comme un fruit mûr, pour se pourrir à terre, de lui-même.

Ensuite, Nana se mit sur Steiner, sans dégoût, mais sans tendresse. Elle le traitait de sale juif, elle semblait assouvir une haine ancienne, dont elle ne se rendait pas bien compte. Il était gros, il était bête, et elle le bousculait, avalant les morceaux doubles, voulant en finir plus vite avec ce Prussien. Lui, avait lâché Simonne. Son affaire du Bosphore commençait à péricliter. Nana précipita l’écroulement par des exigences folles. Pendant un mois encore, il se débattit, faisant des miracles ; il emplissait l’Europe d’une publicité colossale, affiches, annonces, prospectus, et tirait de l’argent des pays les plus lointains. Toute cette épargne, les louis des spéculateurs comme les sous des pauvres gens, s’engouffrait avenue de Villiers. D’autre part, il s’était associé avec un maître de forges, en Alsace ; il y avait là-bas, dans un coin de province, des ouvriers noirs de charbon, trempés de sueur, qui, nuit et jour, raidissaient leurs muscles et entendaient craquer leurs os, pour suffire aux plaisirs de Nana. Elle dévorait tout comme un grand feu, les vols de l’agio, les gains du travail. Cette fois, elle finit Steiner, elle le rendit au pavé, sucé jusqu’aux moelles, si vidé, qu’il resta même incapable d’inventer une coquinerie nouvelle. Dans l’effondrement de sa maison de banque, il bégayait, il tremblait à l’idée de la police. On venait de le déclarer en faillite, et le seul mot d’argent l’ahurissait, le jetait dans un embarras d’enfant, lui qui avait remué des millions. Un soir, chez elle, il se mit à pleurer, il lui demanda un emprunt de cent francs, pour payer sa bonne. Et Nana, attendrie et égayée par cette fin du terrible bonhomme qui écumait la place de Paris depuis vingt années, les lui apporta, en disant :

— Tu sais, je te les donne, parce que c’est drôle… Mais, écoute, mon petit, tu n’as plus l’âge pour que je t’entretienne. Faut chercher une autre occupation.

Alors, Nana, tout de suite, entama la Faloise. Il postulait depuis longtemps l’honneur d’être ruiné par elle, afin d’être parfaitement chic. Cela lui manquait, il fallait qu’une femme le lançât. En deux mois, Paris le connaîtrait, et il lirait son nom dans les journaux. Six semaines suffirent. Son héritage était en propriétés, des terres, des prairies, des bois, des fermes. Il dut vendre rapidement, coup sur coup. À chaque bouchée, Nana dévorait un arpent. Les feuillages frissonnant sous le soleil, les grands blés mûrs, les vignes dorées en septembre, les herbes hautes où les vaches enfonçaient jusqu’au ventre, tout y passait, dans un engloutissement d’abîme ; et il y eut même un cours d’eau, une carrière à plâtre, trois moulins qui disparurent. Nana passait, pareille à une invasion, à une de ces nuées de sauterelles dont le vol de flamme rase une province. Elle brûlait la terre où elle posait son petit pied. Ferme à ferme, prairie à prairie, elle croqua l’héritage, de son air gentil, sans même s’en apercevoir, comme elle croquait entre ses repas un sac de pralines posé sur ses genoux. Ça ne tirait pas à conséquence, c’étaient des bonbons. Mais, un soir, il ne resta qu’un petit bois. Elle l’avala d’un air de dédain, car ça ne valait même pas la peine d’ouvrir la bouche. La Faloise avait un rire idiot, en suçant la pomme de sa canne. La dette l’écrasait, il ne possédait plus cent francs de rente, il se voyait forcé de retourner en province vivre chez un oncle maniaque ; mais ça ne faisait rien, il était chic, le Figaro avait imprimé deux fois son nom ; et, le cou maigre entre les pointes rabattues de son faux col, la taille cassée sous un veston trop court, il se dandinait, avec des exclamations de perruche et des lassitudes affectées de pantin de bois, qui n’a jamais eu une émotion. Nana, qu’il agaçait, finit par le battre.

Cependant, Fauchery était revenu, amené par son cousin. Ce malheureux Fauchery, à cette heure, avait un ménage. Après avoir rompu avec la comtesse, il se trouvait aux mains de Rose, qui usait de lui comme d’un mari véritable. Mignon demeurait simplement le majordome de madame. Installé en maître, le journaliste mentait à Rose, prenait toutes sortes de précautions, lorsqu’il la trompait, plein des scrupules d’un bon époux désireux de se ranger enfin. Le triomphe de Nana fut de l’avoir et de lui manger un journal, qu’il avait fondé avec l’argent d’un ami ; elle ne l’affichait pas, se plaisait au contraire à le traiter en monsieur qui doit se cacher ; et, quand elle parlait de Rose, elle disait « cette pauvre Rose. » Le journal lui donna des fleurs pendant deux mois ; elle avait des abonnés en province, elle prenait tout, depuis la chronique jusqu’aux échos de théâtre ; puis, après avoir essoufflé la rédaction, disloqué l’administration, elle contenta un gros caprice, un jardin d’hiver dans un coin de son hôtel, qui emporta l’imprimerie. D’ailleurs, c’était simplement histoire de plaisanter. Quand Mignon, heureux de l’aventure, accourut voir s’il ne pourrait pas lui coller Fauchery tout à fait, elle demanda s’il se moquait d’elle : un gaillard sans le sou, vivant de ses articles et de ses pièces, non par exemple ! Cette bêtise-là était bonne pour une femme de talent comme cette pauvre Rose. Et, se méfiant, craignant quelque traîtrise de la part de Mignon, très capable de les dénoncer à sa femme, elle congédia Fauchery, qui ne la payait plus qu’en publicité.

Mais elle lui gardait un bon souvenir, ils s’étaient bien amusés ensemble de cet idiot de la Faloise. Jamais peut-être ils n’auraient eu l’idée de se revoir, si le plaisir de se ficher d’un pareil crétin ne les eût excités. Ça leur semblait farce, ils s’embrassaient sous son nez, ils faisaient une noce à tout casser avec son argent, ils l’envoyaient en course au bout de Paris, pour rester seuls ; puis, quand il revenait, c’étaient des blagues, des allusions qu’il ne pouvait comprendre. Un jour, poussée par le journaliste, elle paria qu’elle donnerait un soufflet à la Faloise ; le soir même, elle lui donna un soufflet, puis continua de le battre, trouvant ça drôle, heureuse de montrer combien les hommes étaient lâches. Elle l’appelait « son tiroir à claques », lui disait d’avancer pour recevoir sa gifle, des gifles qui lui rougissaient la main, parce qu’elle n’avait pas encore l’habitude. La Faloise riait de son air crevé, avec les larmes dans les yeux. Cette familiarité l’enchantait, il la trouvait épatante.

— Tu ne sais pas, dit-il un soir, après avoir reçu des calottes, très allumé, tu devrais m’épouser… Hein ? nous serions rigolos tous les deux !

Ce n’était pas une parole en l’air. Il avait sournoisement projeté le mariage, pris du besoin d’étonner Paris. Le mari de Nana, hein ? quel chic ! Une apothéose un peu crâne ! Mais Nana le moucha d’une belle façon.

— Moi t’épouser !… Ah bien ! si cette idée me tourmentait, il y a longtemps que j’aurais trouvé un époux ! Et un homme qui te vaudrait vingt fois, mon petit… J’ai reçu un tas de propositions. Tiens ! compte avec moi : Philippe, Georges, Foucarmont, Steiner, ça fait quatre, sans les autres que tu ne connais pas… C’est comme leur refrain à tous. Je ne peux pas être gentille, ils se mettent aussitôt à chanter : Veux-tu m’épouser, veux-tu m’épouser…

Elle se montait. Puis, elle éclata avec une belle indignation :

— Eh ! non, je ne veux pas !… Est-ce que je suis faite pour cette machine ? Regarde-moi un peu, je ne serais plus Nana, si je me collais un homme sur le dos… Et, d’ailleurs, c’est trop sale…

Et elle crachait, elle avait un hoquet de dégoût, comme si elle avait vu s’élargir sous elle la saleté de toute la terre.

Un soir, la Faloise disparut. On apprit huit jours plus tard qu’il était en province, chez son oncle, qui avait la manie d’herboriser ; il lui collait ses herbiers et courait la chance d’épouser une cousine très laide et très dévote. Nana ne le pleura guère. Elle dit simplement au comte :

— Hein ? mon petit mufe, encore un rival de moins. Tu jubiles aujourd’hui… Mais c’est qu’il devenait sérieux ! Il voulait m’épouser.

Comme il pâlissait, elle se pendit à son cou, en riant, en lui enfonçant d’une caresse chacune de ses cruautés.

— N’est-ce pas ? c’est ça qui te chiffonne, toi ! tu ne peux plus épouser Nana… Quand ils sont tous à m’embêter avec leur mariage, tu rages dans ton coin… Pas possible, il faut attendre que ta femme claque… Ah ! si ta femme claquait, comme tu viendrais vite, comme tu te jetterais par terre, comme tu m’offrirais ça, avec le grand jeu, les soupirs, les larmes, les serments ! Hein ? chéri, ce serait si bon !

Elle avait pris une voix douce, elle le blaguait d’un air de câlinerie féroce. Lui, très ému, se mit à rougir, en lui rendant ses baisers. Alors, elle cria :

— Nom de Dieu ! dire que j’ai deviné ! Il y a songé, il attend que sa femme crève… Ah bien ! c’est le comble, il est encore plus coquin que les autres !

Muffat avait accepté les autres. Maintenant, il mettait sa dernière dignité à rester « monsieur » pour les domestiques et les familiers de la maison, l’homme qui, donnant le plus, était l’amant officiel. Et sa passion s’acharnait. Il se maintenait en payant, achetant très cher jusqu’aux sourires, volé même et n’en ayant jamais pour son argent ; mais c’était comme une maladie qui le rongeait, il ne pouvait s’empêcher d’en souffrir. Lorsqu’il entrait dans la chambre de Nana, il se contentait d’ouvrir un instant les fenêtres, afin de chasser l’odeur des autres, des effluves de blonds et de bruns, des fumées de cigare dont l’âcreté le suffoquait. Cette chambre devenait un carrefour, continuellement des bottes s’essuyaient sur le seuil ; et pas un n’était arrêté par le trait de sang qui barrait la porte. Zoé avait gardé une préoccupation de cette tache, une simple manie de fille propre, agacée de la voir toujours là ; ses yeux s’y portaient quand même, elle n’entrait plus chez madame sans dire :

— C’est drôle, ça ne s’en va pas… Il vient pourtant assez de monde.

Nana, qui recevait de meilleures nouvelles de Georges, alors en convalescence aux Fondettes avec sa mère, faisait chaque fois la même réponse :

— Ah ! dame, il faut le temps… Ça pâlit sous les pieds.

En effet, chacun de ces messieurs, Foucarmont, Steiner, la Faloise, Fauchery, avait emporté un peu de la tache à ses semelles. Et Muffat, que le trait de sang préoccupait comme Zoé, l’étudiait malgré lui, pour lire, dans son effacement de plus en plus rose, le nombre d’hommes qui passaient. Il en avait une sourde peur, toujours il l’enjambait, par une crainte brusque d’écraser quelque chose de vivant, un membre nu étalé par terre.

Puis, là, dans cette chambre, un vertige le grisait. Il oubliait tout, la cohue des mâles qui la traversaient, le deuil qui en fermait la porte. Dehors, parfois, au grand air de la rue, il pleurait de honte et de révolte, en jurant de ne jamais y rentrer. Et, dès que la portière retombait, il était repris, il se sentait fondre à la tiédeur de la pièce, la chair pénétrée d’un parfum, envahie d’un désir voluptueux d’anéantissement. Lui, dévot, habitué aux extases des chapelles riches, retrouvait exactement ses sensations de croyant, lorsque, agenouillé sous un vitrail, il succombait à l’ivresse des orgues et des encensoirs. La femme le possédait avec le despotisme jaloux d’un Dieu de colère, le terrifiant, lui donnant des secondes de joie aiguës comme des spasmes, pour des heures d’affreux tourments, des visions d’enfer et d’éternels supplices. C’étaient les mêmes balbutiements, les mêmes prières et les mêmes désespoirs, surtout les mêmes humilités d’une créature maudite, écrasée sous la boue de son origine. Ses désirs d’homme, ses besoins d’une âme, se confondaient, semblaient monter, du fond obscur de son être, ainsi qu’un seul épanouissement du tronc de la vie. Il s’abandonnait à la force de l’amour et de la foi, dont le double levier soulève le monde. Et toujours, malgré les luttes de sa raison, cette chambre de Nana le frappait de folie, il disparaissait en grelottant dans la toute-puissance du sexe, comme il s’évanouissait devant l’inconnu du vaste ciel.

Alors, quand elle le sentit si humble, Nana eut le triomphe tyrannique. Elle apportait d’instinct la rage d’avilir. Il ne lui suffisait pas de détruire les choses, elle les salissait. Ses mains si fines laissaient des traces abominables, décomposaient d’elles-mêmes tout ce qu’elles avaient cassé. Et lui, imbécile, se prêtait à ce jeu, avec le vague souvenir des saints dévorés de poux et qui mangeaient leurs excréments. Lorsqu’elle le tenait dans sa chambre, les portes closes, elle se donnait le régal de l’infamie de l’homme. D’abord, ils avaient plaisanté, elle lui allongeait de légères tapes, lui imposait des volontés drôles, le faisait zézayer comme un enfant, répéter des fins de phrase.

— Dis comme moi : « … et zut ! Coco s’en fiche ! »

Il se montrait docile jusqu’à reproduire son accent.

— « … et zut ! Coco s’en fiche ! »

Ou bien elle faisait l’ours, à quatre pattes sur ses fourrures, en chemise, tournant avec des grognements, comme si elle avait voulu le dévorer ; et même elle lui mordillait les mollets, pour rire. Puis, se relevant :

— À toi, fais un peu… Je parie que tu ne fais pas l’ours comme moi.

C’était encore charmant. Elle l’amusait en ours, avec sa peau blanche et sa crinière de poils roux. Il riait, il se mettait aussi à quatre pattes, grognait, lui mordait les mollets, pendant qu’elle se sauvait, en affectant des mines d’effroi.

— Sommes-nous bêtes, hein ? finissait-elle par dire. Tu n’as pas idée comme tu es laid, mon chat ! Ah bien ! si on te voyait, aux Tuileries !

Mais ces petits jeux se gâtèrent bientôt. Ce ne fut pas cruauté chez elle, car elle demeurait bonne fille ; ce fut comme un vent de démence qui passa et grandit peu à peu dans la chambre close. Une luxure les détraquait, les jetait aux imaginations délirantes de la chair. Les anciennes épouvantes dévotes de leur nuit d’insomnie tournaient maintenant en une soif de bestialité, une fureur de se mettre à quatre pattes, de grogner et de mordre. Puis, un jour, comme il faisait l’ours, elle le poussa si rudement, qu’il tomba contre un meuble ; et elle éclata d’un rire involontaire, en lui voyant une bosse au front. Dès lors, mise en goût par son essai sur la Faloise, elle le traita en animal, le fouailla, le poursuivit à coups de pied.

— Hue donc ! hue donc !… Tu es le cheval… Dia, hue ! sale rosse, veux-tu marcher !

D’autres fois, il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les genoux.

— Rapporte, César !… Attends, je vais te régaler, si tu flânes !… Très bien, César ! obéissant ! gentil ! … Fais le beau !

Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d’être une brute. Il aspirait encore à descendre, il criait :

— Tape plus fort… Hou ! hou ! je suis enragé, tape donc !

Elle fut prise d’un caprice ; elle exigea qu’il vînt un soir vêtu de son grand costume de chambellan. Alors, ce furent des rires, des moqueries, quand elle l’eut, dans son apparat, avec l’épée, le chapeau, la culotte blanche, le frac de drap rouge chamarré d’or, portant la clef symbolique pendue sur la basque gauche. Cette clef surtout l’égayait, la lançait à une fantaisie folle d’explications ordurières. Riant toujours, emportée par l’irrespect des grandeurs, par la joie de l’avilir sous la pompe officielle de ce costume, elle le secoua, le pinça, en lui jetant des : « Eh ! va donc, chambellan ! » qu’elle accompagna enfin de longs coups de pied dans le derrière ; et, ces coups de pied, elle les allongeait de si bon cœur dans les Tuileries, dans la majesté de la cour impériale, trônant au sommet, sur la peur et l’aplatissement de tous. Voilà ce qu’elle pensait de la société ! C’était sa revanche, une rancune inconsciente de famille, léguée avec le sang. Puis, le chambellan déshabillé, l’habit étalé par terre, elle lui cria de sauter, et il sauta ; elle lui cria de cracher, et il cracha ; elle lui cria de marcher sur l’or, sur les aigles, sur les décorations, et il marcha. Patatras ! il n’y avait plus rien, tout s’effondrait. Elle cassait un chambellan comme elle cassait un flacon ou un drageoir, et elle en faisait une ordure, un tas de boue au coin d’une borne.

Cependant, les orfèvres avaient manqué de parole, le lit ne fut livré que vers le milieu de janvier. Muffat justement se trouvait en Normandie, où il était allé pour vendre une dernière épave ; Nana exigeait quatre mille francs tout de suite. Il ne devait revenir que le surlendemain ; mais, ayant terminé l’affaire, il hâta son retour, et, sans même passer rue Miromesnil, se rendit avenue de Villiers. Dix heures sonnaient. Comme il avait une clef d’une petite porte ouvrant sur la rue Cardinet, il monta librement. En haut, dans le salon, Zoé, qui essuyait les bronzes, resta saisie ; et, ne sachant comment l’arrêter, elle se mit à lui conter en longues phrases que M. Venot, l’air bouleversé, le cherchait depuis la veille, qu’il était déjà venu deux fois la supplier de renvoyer monsieur chez lui, si monsieur descendait d’abord chez madame. Muffat l’écoutait, ne comprenant rien à cette histoire ; puis, il remarqua son trouble, et, pris tout à coup d’une rage jalouse, dont il ne se croyait plus capable, il se jeta dans la porte de la chambre, où il entendait des rires. La porte céda, les deux battants volèrent, pendant que Zoé se retirait avec un haussement d’épaules. Tant pis ! puisque madame devenait folle, madame s’arrangerait toute seule.

Et Muffat, sur le seuil, eut un cri, devant la chose qu’il voyait.

— Mon Dieu !… mon Dieu !

Dans son luxe royal, la nouvelle chambre resplendissait. Des capitons d’argent semaient d’étoiles vives le velours rose thé de la tenture, de ce rose de chair que le ciel prend par les beaux soirs, lorsque Vénus s’allume à l’horizon, sur le fond clair du jour qui se meurt ; tandis que les cordelières d’or tombant des angles, les dentelles d’or encadrant les panneaux étaient comme des flammes légères, des chevelures rousses dénouées, couvrant à demi la grande nudité de la pièce, dont elles rehaussaient la pâleur voluptueuse. Puis, en face, c’était le lit d’or et d’argent qui rayonnait avec l’éclat neuf de ses ciselures, un trône assez large pour que Nana pût y étendre la royauté de ses membres nus, un autel d’une richesse byzantine, digne de la toute-puissance de son sexe, et où elle l’étalait à cette heure même, découvert, dans une religieuse impudeur d’idole redoutée. Et, près d’elle, sous le reflet de neige de sa gorge, au milieu de son triomphe de déesse, se vautrait une honte, une décrépitude, une ruine comique et lamentable, le marquis de Chouard en chemise.

Le comte avait joint les mains. Traversé d’un grand frisson, il répétait :

— Mon Dieu !… mon Dieu !

C’était pour le marquis de Chouard que fleurissaient les roses d’or du bateau, des touffes de roses d’or épanouies dans des feuillages d’or ; c’était pour lui que se penchaient les Amours, la ronde culbutée sur un treillis d’argent, avec des rires de gaminerie amoureuse ; et, à ses pieds, le Faune découvrait pour lui le sommeil de la nymphe lasse de volupté, cette figure de la Nuit copiée sur le nu célèbre de Nana, jusque dans les cuisses trop fortes, qui la faisaient reconnaître de tous. Jeté là comme une loque humaine, gâtée et dissoute par soixante ans de débauche, il mettait un coin de charnier dans la gloire des chairs éclatantes de la femme. Quand il avait vu la porte s’ouvrir, il s’était soulevé, pris de l’épouvante d’un vieillard gâteux ; cette dernière nuit d’amour le frappait d’imbécillité, il retombait en enfance ; et, ne trouvant plus les mots, à moitié paralysé, bégayant, grelottant, il restait dans une attitude de fuite, la chemise retroussée sur son corps de squelette, une jambe hors des couvertures, une pauvre jambe livide, couverte de poils gris. Nana, malgré sa contrariété, ne put s’empêcher de rire.

— Couche-toi donc, fourre-toi dans le lit, dit-elle en le renversant et en l’enterrant sous le drap, comme une ordure qu’on ne peut montrer.

Et elle sauta pour refermer la porte. Pas de chance, décidément, avec son petit mufe ! Il tombait toujours mal à propos. Aussi pourquoi allait-il chercher de l’argent en Normandie ? Le vieux lui avait apporté ses quatre mille francs, et elle s’était laissé faire. Elle repoussa les battants de la porte, elle cria :

— Tant pis ! c’est ta faute. Est-ce qu’on entre comme cela ? En voilà assez, bon voyage !

Muffat demeurait devant cette porte fermée, dans le foudroiement de ce qu’il venait de voir. Son frisson grandissait, un frisson qui lui montait des jambes dans la poitrine et dans le crâne. Puis, comme un arbre secoué par un grand vent, il chancela, il s’abattit sur les genoux, avec un craquement de tous les membres. Et, les mains désespérément tendues, il balbutia :

— C’est trop, mon Dieu ! c’est trop.

Il avait tout accepté. Mais il ne pouvait plus, il se sentait à bout de force, dans ce noir où l’homme culbute avec sa raison. D’un élan extraordinaire, les mains toujours plus hautes, il cherchait le ciel, il appelait Dieu.

— Oh ! non, je ne veux pas !… Oh ! venez à moi, mon Dieu ! secourez-moi, faites-moi mourir plutôt !… Oh ! non, pas cet homme, mon Dieu ! c’est fini, prenez-moi, emportez-moi, que je ne voie plus, que je ne sente plus… Oh ! je vous appartiens, mon Dieu ! notre Père qui êtes au ciel…

Et il continuait, brûlant de foi, et une oraison ardente s’échappait de ses lèvres. Mais quelqu’un le touchait à l’épaule. Il leva les yeux, c’était M. Venot, surpris de le trouver en prière devant cette porte close. Alors, comme si Dieu lui-même eût répondu à son appel, le comte se jeta au cou du petit vieillard. Il pouvait pleurer enfin, il sanglotait, il répétait :

— Mon frère… mon frère…

Toute son humanité souffrante se soulageait dans ce cri. Il trempait de ses larmes le visage de M. Venot, il le baisait, avec des paroles entrecoupées.

— Ô mon frère, que je souffre !… Vous seul me restez, mon frère… Emmenez-moi pour toujours, oh ! de grâce, emmenez-moi…

Alors, M. Venot le serra sur sa poitrine. Il l’appelait aussi son frère. Mais il avait un nouveau coup à lui porter ; depuis la veille, il le cherchait pour lui apprendre que la comtesse Sabine, dans un détraquement suprême, venait de s’enfuir avec un chef de rayon d’un grand magasin de nouveautés, scandale affreux dont tout Paris causait déjà. En le voyant sous l’influence d’une telle exaltation religieuse, il sentit le moment favorable, il lui conta tout de suite l’aventure, cette fin platement tragique où sombrait sa maison. Le comte n’en fut pas touché ; sa femme était partie, ça ne lui disait rien, on verrait plus tard. Et, repris d’angoisse, regardant la porte, les murs, le plafond, d’un air de terreur, il n’avait toujours que cette supplication :

— Emmenez-moi… Je ne peux plus, emmenez-moi.

M. Venot l’emmena comme un enfant. Dès lors, il lui appartint tout entier. Muffat retomba dans les stricts devoirs de la religion. Sa vie était foudroyée. Il avait donné sa démission de chambellan, devant les pudeurs révoltées des Tuileries. Estelle, sa fille, lui intentait un procès, pour une somme de soixante mille francs, l’héritage d’une tante qu’elle aurait dû toucher à son mariage. Ruiné, vivant étroitement avec les débris de sa grande fortune, il se laissait peu à peu achever par la comtesse, qui mangeait les restes dédaignés de Nana. Sabine, gâtée par la promiscuité de cette fille, poussée à tout, devenait l’effondrement final, la moisissure même du foyer. Après des aventures, elle était rentrée, et il l’avait reprise, dans la résignation du pardon chrétien. Elle l’accompagnait comme sa honte vivante. Mais lui, de plus en plus indifférent, arrivait à ne pas souffrir de ces choses. Le ciel l’enlevait des mains de la femme pour le remettre aux bras mêmes de Dieu. C’était un prolongement religieux des voluptés de Nana, avec les balbutiements, les prières et les désespoirs, les humilités d’une créature maudite écrasée sous la boue de son origine. Au fond des églises, les genoux glacés par les dalles, il retrouvait ses jouissances d’autrefois, les spasmes de ses muscles et les ébranlements délicieux de son intelligence, dans une même satisfaction des obscurs besoins de son être.

Le soir de la rupture, Mignon se présenta avenue de Villiers. Il s’accoutumait à Fauchery, il finissait par trouver mille avantages dans la présence d’un mari chez sa femme, lui laissait les petits soins du ménage, se reposait sur lui pour une surveillance active, employait aux dépenses quotidiennes de la maison l’argent de ses succès dramatiques ; et comme, d’autre part, Fauchery se montrait raisonnable, sans jalousie ridicule, aussi coulant que Mignon lui-même sur les occasions trouvées par Rose, les deux hommes s’entendaient de mieux en mieux, heureux de leur association fertile en bonheurs de toutes sortes, faisant chacun son trou côte à côte, dans un ménage où ils ne se gênaient plus. C’était réglé, ça marchait très bien, ils rivalisaient l’un l’autre pour la félicité commune. Justement, Mignon venait, sur le conseil de Fauchery, voir s’il ne pouvait pas enlever à Nana sa femme de chambre, dont le journaliste avait apprécié l’intelligence hors ligne ; Rose était désolée, elle tombait depuis un mois sur des filles inexpérimentées, qui la mettaient dans des embarras continuels. Comme Zoé le recevait, il la poussa tout de suite dans la salle à manger. Au premier mot, elle eut un sourire : impossible, elle quittait madame, elle s’établissait à son compte ; et elle ajouta, d’un air de vanité discrète, que chaque jour elle recevait des propositions, ces dames se la disputaient, madame Blanche lui avait fait un pont d’or pour la ravoir. Zoé prenait l’établissement de la Tricon, un vieux projet longtemps couvé, une ambition de fortune où allaient passer ses économies ; elle était pleine d’idées larges, elle rêvait d’agrandir la chose, de louer un hôtel et d’y réunir tous les agréments ; c’était même à ce propos qu’elle avait tâché d’embaucher Satin, une petite bête qui se mourait à l’hôpital, tellement elle se gâchait.

Mignon ayant insisté en parlant des risques que l’on court dans le commerce, Zoé, sans s’expliquer sur le genre de son établissement, se contenta de dire avec un sourire pincé, comme si elle avait pris une confiserie :

— Oh ! les choses de luxe marchent toujours… Voyez-vous, il y a assez longtemps que je suis chez les autres, je veux que les autres soient chez moi.

Et une férocité lui retroussait les lèvres, elle serait enfin « madame », elle tiendrait à ses pieds, pour quelques louis, ces femmes dont elle rinçait les cuvettes depuis quinze ans.

Mignon voulut se faire annoncer, et Zoé le laissa un instant, après avoir dit que madame avait passé une bien mauvaise journée. Il était venu une seule fois, il ne connaissait pas l’hôtel. La salle à manger, avec ses Gobelins, son dressoir, son argenterie, l’étonna. Il ouvrit familièrement les portes, visita le salon, le jardin d’hiver, retourna dans le vestibule ; et ce luxe écrasant, les meubles dorés, les soies et les velours l’emplissaient peu à peu d’une admiration dont son cœur battait. Quand Zoé redescendit le prendre, elle offrit de lui montrer les autres pièces, le cabinet de toilette, la chambre à coucher. Alors, dans la chambre, le cœur de Mignon éclata ; il était soulevé, jeté à un attendrissement d’enthousiasme. Cette sacrée Nana le stupéfiait, lui qui s’y connaissait pourtant. Au milieu de la débâcle de la maison, dans le coulage, dans le galop de massacre des domestiques, il y avait un entassement de richesses bouchant quand même les trous et débordant par-dessus les ruines. Et Mignon, en face de ce monument magistral, se rappelait de grands travaux. Près de Marseille, on lui avait montré un aqueduc dont les arches de pierre enjambaient un abîme, œuvre cyclopéenne qui coûtait des millions et dix années de luttes. À Cherbourg, il avait vu le nouveau port, un chantier immense, des centaines d’hommes suant au soleil, des machines comblant la mer de quartiers de roche, dressant une muraille où parfois des ouvriers restaient comme une bouillie sanglante. Mais ça lui semblait petit, Nana l’exaltait davantage ; et il retrouvait, devant son travail, cette sensation de respect éprouvée par lui un soir de fête, dans le château qu’un raffineur s’était fait construire, un palais dont une matière unique, le sucre, avait payé la splendeur royale. Elle, c’était avec autre chose, une petite bêtise dont on riait, un peu de sa nudité délicate, c’était avec ce rien honteux et si puissant, dont la force soulevait le monde, que toute seule, sans ouvriers, sans machines inventées par des ingénieurs, elle venait d’ébranler Paris et de bâtir cette fortune où dormaient des cadavres.

— Ah ! nom de Dieu ! quel outil ! laissa échapper Mignon dans son ravissement, avec un retour de gratitude personnelle.

Nana était peu à peu tombée dans un gros chagrin. D’abord, la rencontre du marquis et du comte l’avait secouée d’une fièvre nerveuse, où il entrait presque de la gaieté. Puis, la pensée de ce vieux qui partait dans un fiacre, à moitié mort, et de son pauvre mufe qu’elle ne verrait plus, après l’avoir tant fait enrager, lui causa un commencement de mélancolie sentimentale. Ensuite, elle s’était fâchée en apprenant la maladie de Satin, disparue depuis quinze jours, et en train de crever à Lariboisière, tellement madame Robert l’avait mise dans un fichu état. Comme elle faisait atteler pour voir encore une fois cette petite ordure, Zoé venait tranquillement de lui donner ses huit jours. Du coup, elle fut désespérée ; il lui semblait qu’elle perdait une personne de sa famille. Mon Dieu ! qu’allait-elle devenir, toute seule ? Et elle suppliait Zoé, qui, très flattée du désespoir de madame, finit par l’embrasser, pour montrer qu’elle ne partait pas fâchée contre elle ; il le fallait, le cœur se taisait devant les affaires. Mais ce jour-là était le jour aux embêtements. Nana, prise de dégoût, ne songeant plus à sortir, se traînait dans son petit salon, lorsque Labordette, monté pour lui parler d’une occasion, des dentelles magnifiques, lâcha entre deux phrases, à propos de rien, que Georges était mort. Elle resta glacée.

— Zizi ! mort ! cria-t-elle.

Et son regard, d’un mouvement involontaire, chercha sur le tapis la tache rose ; mais elle s’en était allée enfin, les pieds l’avaient usée. Cependant, Labordette donnait des détails : on ne savait pas au juste, les uns parlaient d’une blessure rouverte, les autres racontaient un suicide, un plongeon du petit dans un bassin des Fondettes. Nana répétait :

— Mort ! mort !

Puis, la gorge serrée depuis le matin, elle éclata en sanglots, elle se soulagea. C’était une tristesse infinie, quelque chose de profond et d’immense dont elle se sentait accablée. Labordette ayant voulu la consoler au sujet de Georges, elle le fit taire de la main, en bégayant :

— Ce n’est pas lui seulement, c’est tout, c’est tout… Je suis bien malheureuse… Oh ! je comprends, va ! ils vont encore dire que je suis une coquine… Cette mère qui se fait du chagrin là-bas, et ce pauvre homme qui geignait ce matin, devant ma porte, et les autres ruinés à cette heure, après avoir mangé leurs sous avec moi… C’est ça, tapez sur Nana, tapez sur la bête ! Oh ! j’ai bon dos, je les entends comme si j’y étais : Cette sale fille qui couche avec tout le monde, qui nettoie les uns, qui fait crever les autres, qui cause de la peine à un tas de personnes…

Elle dut s’interrompre, suffoquée par les larmes, tombée de douleur en travers d’un divan, la tête enfoncée dans un coussin. Les malheurs qu’elle sentait autour d’elle, ces misères qu’elle avait faites, la noyaient d’un flot tiède et continu d’attendrissement ; et sa voix se perdait en une plainte sourde de petite fille.

— Oh ! j’ai mal, oh ! j’ai mal… Je ne peux pas, ça m’étouffe… C’est trop dur de ne pas être comprise, de voir les gens se mettre contre vous, parce qu’ils sont les plus forts… Cependant, quand on n’a rien à se reprocher, quand on a sa conscience pour soi… Eh bien ! non, eh bien ! non…

Une révolte montait dans sa colère. Elle se releva, elle essuya ses larmes, marcha avec agitation.

— Eh bien ! non, ils diront ce qu’ils voudront, ce n’est pas ma faute ! Est-ce que je suis méchante, moi ? Je donne tout ce que j’ai, je n’écraserais pas une mouche… Ce sont eux, oui, ce sont eux !… Jamais je n’ai voulu leur être désagréable. Et ils étaient pendus après mes jupes, et aujourd’hui les voilà qui claquent, qui mendient, qui posent tous pour le désespoir…

Puis, s’arrêtant devant Labordette, lui donnant des tapes sur les épaules :

— Voyons, tu étais là, dis la vérité… Est-ce moi qui les poussais ? n’étaient-ils pas toujours une douzaine à se battre pour inventer la plus grosse saleté ? Ils me dégoûtaient, moi ! Je me cramponnais pour ne pas les suivre, j’avais peur… Tiens ! un seul exemple, ils voulaient tous m’épouser. Hein ? une idée propre ! Oui, mon cher, j’aurais été vingt fois comtesse ou baronne, si j’avais consenti. Eh bien ! j’ai refusé, parce que j’étais raisonnable… Ah ! je leur en ai évité, des ordures et des crimes !… Ils auraient volé, assassiné, tué père et mère. Je n’avais qu’un mot à dire, et je ne l’ai pas dit… Aujourd’hui, tu vois ma récompense… C’est comme Daguenet que j’ai marié, celui-là ; un meurt-de-faim dont j’ai fait la position, après l’avoir gardé gratis, pendant des semaines. Hier, je le rencontre, il tourne la tête. Eh ! va donc, cochon ! Je suis moins sale que toi !

Elle s’était remise à marcher, elle appliqua un violent coup de poing sur un guéridon.

— Nom de Dieu ! ce n’est pas juste ! La société est mal faite. On tombe sur les femmes, quand ce sont les hommes qui exigent des choses… Tiens ! je puis te dire ça, maintenant : lorsque j’allais avec eux, n’est-ce pas ? eh bien ! ça ne me faisait pas plaisir, mais pas plaisir du tout. Ça m’embêtait, parole d’honneur !… Alors, je te demande un peu si je suis pour quelque chose là-dedans !… Ah ! oui, ils m’ont assommée ! Sans eux, mon cher, sans ce qu’ils ont fait de moi, je serais dans un couvent à prier le bon Dieu, car j’ai toujours eu de la religion… Et zut ! après tout, s’ils y ont laissé leur monnaie et leur peau. C’est leur faute ! Moi, je n’y suis pour rien !

— Sans doute, dit Labordette convaincu.

Zoé introduisait Mignon, Nana le reçut en souriant ; elle avait bien pleuré, c’était fini. Il la complimenta sur son installation, encore chaud d’enthousiasme ; mais elle laissa voir qu’elle avait assez de son hôtel ; maintenant, elle rêvait autre chose, elle bazarderait tout, un de ces jours. Puis, comme il donnait un prétexte à sa visite, en parlant d’une représentation au bénéfice du vieux Bosc, cloué dans un fauteuil par une paralysie, elle s’apitoya beaucoup, elle lui prit deux loges. Cependant, Zoé ayant dit que la voiture attendait madame, elle demanda son chapeau ; et, tout en nouant les brides, elle conta l’aventure de cette pauvre Satin, puis ajouta :

— Je vais à l’hôpital… Personne ne m’a aimée comme elle. Ah ! on a bien raison d’accuser les hommes de manquer de cœur !… Qui sait ? je ne la trouverai peut-être plus. N’importe, je demanderai à la voir. Je veux l’embrasser.

Labordette et Mignon eurent un sourire. Elle n’était plus triste, elle sourit également, car ils ne comptaient pas, ces deux-là, ils pouvaient comprendre. Et tous deux l’admiraient, dans un silence recueilli, tandis qu’elle achevait de boutonner ses gants. Elle demeurait seule debout, au milieu des richesses entassées de son hôtel, avec un peuple d’hommes abattus à ses pieds. Comme ces monstres antiques dont le domaine redouté était couvert d’ossements, elle posait les pieds sur des crânes ; et des catastrophes l’entouraient, la flambée furieuse de Vandeuvres, la mélancolie de Foucarmont perdu dans les mers de la Chine, le désastre de Steiner réduit à vivre en honnête homme, l’imbécillité satisfaite de la Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillé par Philippe, sorti la veille de prison. Son œuvre de ruine et de mort était faite, la mouche envolée de l’ordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonné ces hommes, rien qu’à se poser sur eux. C’était bien, c’était juste, elle avait vengé son monde, les gueux et les abandonnés. Et tandis que, dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ses victimes étendues, pareil à un soleil levant qui éclaire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bête superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. Elle restait grosse, elle restait grasse, d’une belle santé, d’une belle gaieté. Tout ça ne comptait plus, son hôtel lui semblait idiot, trop petit, plein de meubles qui la gênaient. Une misère, simplement histoire de commencer. Aussi rêvait-elle quelque chose de mieux ; et elle partit en grande toilette pour embrasser Satin une dernière fois, propre, solide, l’air tout neuf, comme si elle n’avait pas servi.